S’arrêter

Dans L’art difficile de ne presque rien faire, Denis Grozdanovitch évoque la « léthargie contrôlée » de la famille Oblomov mise en scène par Gontcharov. Les personnages des pièces de Tchékhov ou encore l’ineffable Albert Cossery sont des spécialistes de cet art difficile et contraire aux bonnes mœurs. « En rien faisant on apprend à mal faire », disait Caton l’Ancien. La tradition chrétienne a figé cette condamnation. « Mère de tous les vices », dit le proverbe. L’« oiseux » est celui « qui par habitude ou par goût ne fait rien », définit Littré en 1875. Sa première citation est pour Guy Patin, médecin contemporain de Molière : « Il y a trop de larrons et de vauriens, et trop de gens oiseux qui ne cherchent qu’à faire bonne chère et à être braves aux dépens d’autrui ». Nous voilà avertis. « Ne rien faire » peut signifier beaucoup de choses. Lire, par exemple : « La lecture des livres qui apportent seulement une vaine et oiseuse délectation aux lisans, est à bon droit réprouvée », écrivait Amyot, évêque d’Auxerre, traducteur de Plutarque et contemporain de Montaigne. Au fil des siècles, la réprobation de l’oisiveté s’installera comme l’un des grands motifs moraux de la société bourgeoise, même agnostique. Voltaire se moque des oisifs et Rousseau, dans L’Emile, les condamne avec une violence dogmatique : « Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » L’oisiveté nourrit à la fois une angoisse personnelle et une inquiétude sociale. On lui impute la masturbation (le « dangereux supplément »), la délinquance, les toxicomanies, aujourd’hui le succès de la pornographie en ligne. Pour inverser le propos, il faut donc un certain courage. Celui de La Bruyère, par exemple : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler. » Il manque donc un mot pour désigner l’oisiveté positive, celle qui permet à l’esprit, dit Montaigne, de « s’entretenir lui-même, s’arrêter et se retirer en lui-même ». Sacré Montaigne. « S’arrêter ! » A l’ère du Smartphone, aurait-il dit mieux ?

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