Utopie

Un mois avant la bataille de Marignan, un humaniste âgé de 37 ans, conseiller du roi d’Angleterre, commence à ­rédiger Utopia. Comme le signalait une spécialiste de Thomas More à l’occasion du 500e anniversaire du livre, l’année dernière, ce mot créé par lui comporte une ambiguïté, sans doute voulue. « Topia » vient du grec topos, lieu, mais le « U » peut vouloir dire soit « non/pas »  (le ou grec), soit « bon » (le eu grec). C’est donc soit le lieu qui ne peut exister, soit le bon lieu par excellence – soit les deux. En Utopie, telle que la décrit le personnage Raphael Hythloday (ou Raphaël Hythlodée dans la traduction française), toutes les choses sont possédées en commun et tout le monde est égal. Personne ne se sent supérieur à quiconque. Et rien n’a de ­valeur en propre : l’or et les pierres précieuses ornent les pots de chambre… C’est donc l’antithèse de la société réelle. Rousseau s’en est inspiré dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité : l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit ou de l’âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité ­morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention et qu’elle est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes. » Le premier penseur se disant communiste, Étienne Cabet, avait été vivement impressionné par le livre de More. On en a retrouvé une édition annotée par Marx et Engels. Dix ans après la rédaction d’Utopia, un humaniste espagnol ayant fui l’Inquisition, Juan Luis Vives, qui avait fréquenté Thomas More à Londres, rédige à la requête de la ville de Bruges un traité sur les moyens d’éradiquer la pauvreté. Dans son De subventione pauperum, il écrit : « Même ceux qui ont dissipé leur fortune par une vie dissolue – le jeu, les prostituées, la luxure, la gloutonnerie – doivent se voir attribuer de la nourriture, car personne ne doit mourir de faim. ». Nous rêvons tous d’un monde meilleur, où la pauvreté serait éradiquée, les inégalités moins aberrantes, la corruption jugulée, la sottise contenue… Les rêveurs qui oublient le sens négatif du ou grec nourrissent fanatismes et totalitarismes. Ceux qui ne l’oublient pas se servent de l’utopie comme d’un punching-ball : elle nous renvoie l’image de nos imperfections et nous rappelle la possibilité de faire en sorte que les choses soient moins imparfaites.

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