À lire au lit (mais sur papier)

Les livres et le sommeil ont partie liée – soit que leur lecture, ennuyeuse, fasse dormir ; soit, au contraire, qu’elle arrache le lecteur au juste repos nocturne. Haruki Murakami, dans sa nouvelle Sommeil, décrit ainsi une sage épouse de dentiste que l’insomnie conduit à se plonger et se replonger dans les troubles d’Anna Karénine, jusqu’à, semble-t-il, s’y perdre. Comme Murakami, bien des écrivains se sont penchés sur le monde étrange du sommeil. Dans L’Astrée, l’ancêtre français du roman-fleuve, il est l’un des protagonistes de l’intrigue, puisque c’est à travers lui que les personnages se révèlent à eux-mêmes, et au lecteur. Et Proust, l’insomniaque, analyse si précisément le sommeil et ses phases que les spécialistes modernes lui tirent leur chapeau. Facile de voir ce qui stimule là l’imagination du romancier. Non seulement le sommeil est « le frère jumeau de la mort », comme disait Homère, mais il permet d’avoir deux personnages pour le prix d’un : « Socrate endormi et Socrate éveillé ne sont pas la même personne… Ils ne partagent pas la même conscience », postulait John Locke (1). Exemple extrême : dans La Femme et le Paysage, Stefan Zweig décrit comment, par une nuit d’orage, le narrateur recueille dans sa chambre une jeune fille somnambule dont on ne saura rien, sinon qu’au réveil ce ne sera plus une jeune fille. Mais du sommeil procèdent surtout les rêves, matériau littéraire voire, pour les surréalistes, littérature tout court (ici, impossible de ne pas citer le mot de Jean Cocteau : « Les rêves sont la littérature du sommeil »). Mais les romantiques – Nodier, Nerval – avaient déjà compris quel formidable gisement constituaient leurs rêves, qu’ils enregistraient consciencieusement, chaque matin, dans un « nocturnal ». La modernité pourrait-elle venir rompre le lien entre sommeil et littérature, comme elle en a rompu tant d’autres ? (2) Le capitalisme est déjà, on le sait, l’ennemi déclaré du sommeil, temps perdu pour le PNB ; et son tempo implacable n’encourage guère ni la production ni la consommation de littérature. André Breton proposait d’ailleurs d’utiliser le rêve pour éveiller le désir de « balayer le monde capitaliste ». Aujourd’hui, c’est au tour d’Internet d’amputer davantage notre temps de sommeil et de rêve. Non seulement le Web ne dort jamais (sauf dans les régions les plus pauvres du globe), mais la lecture sur écran est néfaste en soi : leur lumière bleutée perturbe la fabrication de mélatonine et favorise l’insomnie. (3)  

Notes

1| Essai sur l’entendement humain, II-XVII.

2| Jonathan Crary, 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014.

3| « Evening use of light-emitting eReaders negatively affects sleep, circadian timing, and next-morning alertness », PNAS, 27 janvier 2015.

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