Classiques
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Ah ! Le bon lait de la ferme


Vermeer, La laitière

Pour soulager le marché du lait saturé, la Commission européenne a décidé, au printemps dernier, d’acheter une partie de la production pour l’envoyer aux enfants syriens. Cette démarche où la générosité le dispute à l’opportunisme aboutira ce mois-ci, avec l’arrivée des premiers convois dans le pays. Il faut dire que le lait reste un aliment symbolique entre tous de la vraie vie. Dans L’Ecornifleur, Jules Renard s’amuse des vertus supposées du breuvage et, au-delà, de la vie à la ferme. Authentique, forcément authentique…

 

 

Il n’est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au cœur.

— « Votre pain est-il noir, ma brave femme ? »

— « Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que celui du boulanger. »

Nous poussons un « Oh ! » de désolation.

La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu’elle nous permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un front d’enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.

La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.

— « Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle : c’est de la paille toute neuve. »

Je me lève :

— « Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleur. Nous ne sommes pas venus ici pour étrenner vos chaises : tenez-vous-le pour dit ! »

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J’ajoute :

— « Allons ! Donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n’en avez pas de noir, et apportez-nous du lait ! »

— « C’est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur ? »

— « Mais, ma brave femme, vous n’y êtes plus ! Quand on entre dans une ferme, c’est pour boire du lait. Les fermes, ç’a été inventé pour que les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils sont las et qu’il fait chaud. »

— « Mais, mon petit monsieur, il n’en reste plus qu’une goutte pour mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées. »

— « Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette ! »

— « Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu. J’ons vendu tous nos œufs au marché, hier. »

Je promène sur l’assistance un regard découragé.

— « Ce n’est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans les villes. Soit ! Tordez-nous donc le cou à un lapin ! »

— « Un lapin ? Mais, mon bon Monsieur, j’ons point de lapins. Qu’est-ce que j’en ferions donc ? Un lapin, ça mange comme une vache ; et qué que ça se vend ? Rien du tout. »

— « À votre tour », dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.

Elle s’y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme quelque chose à manger, elle l’interroge sur ses travaux, ses habitudes, son mode d’existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.

— « Que vous devez sans aucun doute à l’air pur des champs ! »

— « Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j’ai pas seulement le temps d’aller le respirer ! »

— « Vos enfants sont toujours dehors ? »

— « Dame ! Quoi que j’en ferais donc à la maison, dans mes jambes ? »

— « Ils doivent être vigoureux et beaux ? »

— « Ils profitent : ce n’est pas parce que je suis leur mère, mais je vous garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés. »

— « Vous en attendez encore un sous peu ? » dit Monsieur Vernet en regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du pain aux poules.

— « Pardon ! Mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée comme ça de mon dernier ! »

« Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour se regonfler à chaque fois ? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en restant toujours la même ? »

Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches de farine.

Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l’intérieur d’une armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d’en acheter une pour sa cheminée, s’arrête devant les assiettes à fleurs rangées derrière des lattes de bois.

— « Voulez-vous m’en vendre une, ma brave femme ? »

— « Une assiette ! Pour quoi faire ? Seigneur Dieu ! »

— « Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à vous. Combien ? »

— « Elles m’ont coûté à moi cinq sous, l’une dans l’autre ! »

— « En voilà vingt ! » dit Monsieur Vernet.

La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.

— « Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée : prenez-en une autre ! »

Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons. Nous promettons toujours de revenir.

— « Il n’y a pas d’embarras, dit la brave femme : revenez si vous voulez. »

J’offre à Monsieur Vernet de porter l’objet d’art, l’assiette. Il fait des façons. J’insiste.

MONSIEUR VERNET

Alors, chacun à son tour.

HENRI

Soit. Mais rappelez-moi le mien : je suis capable de l’oublier.

Bientôt, en effet, je n’y pense plus.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’Écornifleur de Jules Renard, Gallimard, 1980

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