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Albertine et Marcel repassent le certif’


La tension monte pour les collégiens qui passeront demain les premières épreuves du diplôme national du brevet. Pendant plus de cent ans, le premier diplôme, et souvent le seul, à rythmer la vie des élèves, était le certificat d’études – le fameux « certif’ ». Et à la sortie des salles d’examen, comme aujourd’hui, on refaisait la composition. Ce dont ne se prive pas l’Albertine de Marcel Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

 

Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin fleuri ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n’imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s’incorporer à moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester étendus au bord de la mer, à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu’à mes yeux.

Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi d’amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des autres. Ainsi un jour Albertine avait dit : « Qu’est-ce qui a un crayon ? » Andrée l’avait fourni, Rosemonde le papier, Albertine leur avait dit : « Mes petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j’écris. » Après s’être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle me l’avait passé en me disant : « Faites attention qu’on ne voie pas. » Alors je l’avais déplié et j’avais lu ces mots qu’elle m’avait écrits : « Je vous aime bien. »

« Mais au lieu d’écrire des bêtises, cria-t-elle en se tournant d’un air impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, il faut que je vous montre la lettre que Gisèle m’a écrite ce matin. Je suis folle, je l’ai dans ma poche, et dire que cela peut nous être si utile ! » Gisèle avait cru devoir adresser à son amie, afin qu’elle la communiquât aux autres, la composition qu’elle avait faite pour son certificat d’études. Les craintes d’Albertine sur la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter. L’un était : « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie » ; l’autre : « Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence. » Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile de ces deux sujets, et l’avait traité si remarquablement qu’elle avait eu quatorze et avait été félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la mention « très bien » si elle n’avait « séché » dans son examen d’espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car, devant elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup avoir l’avis d’Andrée, beaucoup plus forte qu’elles toutes et qui pouvait lui donner de bons tuyaux. « Elle en a eu une veine, dit Albertine. C’est justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de français. » La lettre de Sophocle à Racine, rédigée par Gisèle, commençait ainsi : « Mon cher ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir l’honneur d’être personnellement connu de vous, mais votre nouvelle tragédie d’Athalie ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement étudié mes modestes ouvrages ? Vous n’avez pas mis de vers que dans la bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le dire sans cajolerie, pour les chœurs qui ne faisaient pas trop mal à ce qu’on dit dans la tragédie grecque, mais qui sont en France une véritable nouveauté. De plus, votre talent, si délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat, a atteint à une énergie dont je vous félicite. Athalie, Joad, voilà des personnages que votre rival, Corneille, n’eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont virils, l’intrigue est simple et forte. Voilà une tragédie dont l’amour n’est pas le ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères. Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je vous citerai comme exemple : « De cette passion la sensible peinture est pour aller au cœur la route la plus sûre. » Vous avez montré que le sentiment religieux dont débordent vos chœurs n’est pas moins capable d’attendrir. Le grand public a pu être dérouté, mais les vrais connaisseurs vous rendent justice. J’ai tenu à vous envoyer toutes mes congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les plus distingués. » Les yeux d’Albertine n’avaient cessé d’étinceler pendant qu’elle faisait cette lecture.

« C’est à croire qu’elle a copié cela, s’écria-t-elle quand elle eut fini. Jamais je n’aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir pareil. Et ces vers qu’elle cite ! Où a-t-elle pu aller chiper ça ? » L’admiration d’Albertine, changeant il est vrai d’objet, mais encore accrue, ne cessa pas, ainsi que l’application la plus soutenue, de lui faire « sortir les yeux de la tête » tout le temps qu’Andrée consultée comme plus grande et comme plus calée, d’abord parla du devoir de Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui dissimulait mal un sérieux véritable, refit à sa façon la même lettre. « Ce n’est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si j’étais toi et qu’on me donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m’y prendrais. D’abord si j’avais été Gisèle je ne me serais pas laissée emballer et j’aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En première ligne la position de la question et l’exposition du sujet, puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin l’appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s’inspirant d’un sommaire, on sait où on va. Dès l’exposition du sujet ou si tu aimes mieux, Titine, puisque c’est une lettre, dès l’entrée en matière, Gisèle a gaffé. Écrivant à un homme du xviie siècle Sophocle ne devait pas écrire : « Mon cher ami. » — Elle aurait dû, en effet, lui faire dire : mon cher Racine, s’écria fougueusement Albertine. Ç’aurait été bien mieux. — Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur, elle aurait dû mettre : « Monsieur ». De même pour finir elle aurait dû trouver quelque chose comme : « Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher Monsieur), que je vous dise ici les sentiments d’estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre serviteur. » D’autre part, Gisèle dit que les chœurs sont dans Athalie une nouveauté. Elle oublie Esther, et deux tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette année par le Professeur, de sorte que rien qu’en les citant, comme c’est son dada, on est sûre d’être reçue. Ce sont : Les Juives, de Robert Garnier, et l’Aman, de Montchrestien. » Andrée cita ces deux titres sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante supériorité qui s’exprima dans un sourire, assez gracieux, d’ailleurs. Albertine n’y tint plus : « Andrée, tu es renversante, s’écria-t-elle. Tu vas m’écrire ces deux titres-là. Crois-tu ? quelle chance si je passais là-dessus, même à l’oral, je les citerais aussitôt et je ferais un effet bœuf. » Mais dans la suite chaque fois qu’Albertine demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu’elle les inscrivît, l’amie si savante prétendait les avoir oubliés et ne les lui rappela jamais. « Ensuite, reprit Andrée sur un ton d’imperceptible dédain à l’égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa composition plus d’importance qu’elle ne voulait le laisser voir, Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce n’est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et quelques courtisans privilégiés que fut représentée Athalie. Ce que Gisèle a dit à ce propos de l’estime des connaisseurs n’est pas mal du tout, mais pourrait être complété. Sophocle devenu immortel peut très bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire Athalie ne sera pas seulement « le chef-d’œuvre de Racine, mais celui de l’esprit humain ». Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles étaient en feu. Et c’est avec l’indignation la plus profonde qu’elle repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. « Enfin, dit Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d’abord les idées générales qu’elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce que j’aurais fait, moi, montrer la différence qu’il y a dans l’inspiration religieuse des chœurs de Sophocle et de ceux de Racine. J’aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque, pourtant il ne s’agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n’a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement, après la fin du développement, la conclusion : « Qu’importe que les croyances soient différentes. » Sophocle se ferait un scrupule d’insister là-dessus. Il craindrait de blesser les convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l’élévation de son génie poétique. »

L’admiration et l’attention avaient donné si chaud à Albertine qu’elle suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d’un dandy femelle. « Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques jugements des critiques célèbres », dit-elle, avant qu’on se remît à jouer. « Oui, répondit Albertine, on m’a dit cela. Les plus recommandables en général, n’est-ce pas, sont les jugements de Sainte-Beuve et de Merlet ? — Tu ne te trompes pas absolument, répliqua Andrée qui se refusa d’ailleurs à lui écrire les deux autres noms malgré les supplications d’Albertine, Merlet et Sainte-Beuve ne font pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gascq-Desfossés. »

Pendant ce temps, je songeais à la petite feuille de bloc-notes que m’avait passée Albertine : « Je vous aime bien », et une heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon gré, vers Balbec, je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon roman.

LE LIVRE
LE LIVRE

A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust, Gallimard, 1988

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