Aux Etats-Unis, des psys au service de la torture

Une jeune philosophe de New York fait trembler de rage le gotha de la psychologie américaine. En cause, un article au vitriol qu’elle a écrit dans la New York Review of Books. Elle y détaille la collusion entre d’éminents psychologues et la CIA sous l’administration Bush et en profite pour se moquer des prétentions de ces scientifiques à explorer et régenter les ressorts de la morale. Steven Pinker (Comprendre la nature humaine), Jonathan Haidt (L’hypothèse du bonheur), Martin Selingman (La force de l’optimisme) l’accusent en retour d’incompétence, de manipulation des textes, d’amalgames hâtifs, de diffamation et jugent son comportement « indigne d’une philosophe ». La blasphématrice persiste, signe et en rajoute. Auteure d’un livre salué par la critique sur le scepticisme de Nietzche, Tamsin Shaw s’est emparée d’un  volumineux rapport publié en juillet 2015 sur l’implication de la puissante Association américaine de psychologie  (APA) dans le programme de torture de la CIA après les attentats du 11 septembre 2001. Deux mois après les attentats,  l’APA avait adopté une « résolution sur le terrorisme ». Dans les jours qui suivirent se tint au domicile de Martin Selingman une réunion  d’éminents professeurs en présence de Stephen Band, chef de l’Unité des sciences du comportement du FBI et Kirk Hubbard, chef d’une unité comparable de la CIA. Etait aussi présent le psychologue  James Mitchell, qui sera avec son collègue Bruce Jessen  l’un des deux architectes du   programme de torture de la CIA.  Tamsin Shaw observe que ce programme était largement fondé sur la théorie dite de « l’induction de détresse » développée par Seligman dès les années 1960. Celui-ci avait montré qu’en administrant à des chiens des chocs répétés auxquels ils ne pouvaient se soustraire, les animaux entraient dans un état de passivité. Il avait comparé cet état à celui d’humains confrontés à  une situation de stress prolongé associée à un sentiment d’impuissance,   pouvant entraîner une dépression ou par exemple, expliquait-il, un « défaitisme » chez des Noirs américains.  En  1998 Seligman, alors président de l’APA, fondera le mouvement de « psychologie positive », sorte d’avatar du réarmement moral fondé sur la science. L’année suivant la réunion chez Seligman, en 2002, l’APA modifia ses règles éthiques pour autoriser les psychologues à  participer à la conception et à la supervision des interrogatoires. Si un psychologue était confronté à un conflit entre le code éthique de l’APA et une injonction  émanant de la puissance publique, il pouvait se conformer à l’injonction. Cette même année, Seligman  donna une conférence sur l’induction de détresse à San Diego,  à l’invitation  de la CIA, dans les locaux de l’agence militaire SERE, spécialisée dans l’étude de la torture et  la formation aux moyens d’y résister. L’induction de détresse faisait partie des enseignements obligatoires des militaires recevant une formation au SERE.  James Mitchell y  avait été instructeur avant de rejoindre la CIA. En juillet 2004, après  le scandale Abu Ghraib , les dirigeants de l’APA ont convié à huis clos les psychologues travaillant pour la CIA, le Pentagone et les autres agences de sécurité pour fournir des données permettant de réfléchir à la manière dont l’association pouvait gérer ce type de « sujet éthique de caractère unique ». Il s’en suivit en 2005 un rapport autorisant les psychologues impliqués dans le programme de torture de l’administration Bush à continuer à le faire. Mitchell et Jenssen ont reçu au total 81 millions de dollars. En 2009, Seligman fut nommé  à la tête d’un programme de 125 millions de dollars destiné à promouvoir la « résilience » des militaires au combat.  Il conçut à cette occasion une échelle graduée permettant de mesurer ladite résilience. L’année suivante, son laboratoire, le Centre de psychologie positive de l’université de Pennsylvanie, bénéficia d’un contrat de 31 millions de dollars du ministère de la Défense. Commentant ce dévoiement de l’establishment scientifique de la psychologie américaine, Tamsin Shaw rappelle cruellement le résultat d’une étude publiée en 2015 montrant que  plus de 60% des articles scientifiques publiés dans les meilleures revues de psychologie reposent sur des méthodes fautives, voire frauduleuses.  De quoi irriter, en effet. Cet article est paru initialement dans Libération le 13 avril 2016.

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