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Bâillons en chœur


Joseph Ducreux, Autoportrait

Bâiller est contagieux, surtout si vous connaissez particulièrement bien celui qui le fait devant vous. Selon une étude menée par des psychologues et des neuroscientifiques, le bâillement peut être une marque d’empathie. Une vision séduisante, mais moins magique que celles évoquées par le folkloriste Pierre Saintyves dans son étude consacrée au bâillement et à l’éternuement. Retrouvez les fées, les démons ou les salutations (accompagnées d’une claque sur la fesse droite) cachées derrière ces incontrôlables réflexes.

 

Que l’éternuement ait été baptisé du nom d’un génie ou qu’il ait été produit par quelque démon inspirateur, et quelle qu’ait été l’opinion de Socrate, il n’en est pas moins certain que les Grecs le considéraient comme une manifestation divine. Aristote nous en est garant ; nous savons d’ailleurs par Xénophon et par Athénée qu’on le traitait avec un respect religieux.

L’explication de l’éternuement par l’action d’un esprit se retrouvait hier encore en Angleterre et en Ecosse parmi les nourrices. Tant que l’enfant n’avait pas éternué, on considérait qu’il était habité par les fées et comme ensorcelé. Les Irlandais, désireux de débarrasser l’enfant de ces hôtes importuns, procèdent de la façon suivante selon le récit qu’en fait Lady Wilde :

On fait un bon feu dans lequel on jette quantité de certaines herbes prescrites par les femmes-fées et lorsqu’il s’en échappe une épaisse fumée on porte trois fois l’enfant autour du feu en récitant une incantation et en répandant abondance d’eau bénite. Durant ce temps, toutes les portes doivent être closes, de peur que, pressée par la curiosité, une fée ne pénètre et aperçoive la cérémonie. On doit continuer ces rites magiques jusqu’à ce que l’enfant éternue trois fois, car le charme est ainsi détruit et l’enfant est désormais à l’abri du pouvoir des sorciers.

Il est fort probable que des idées analogues ont longtemps régné dans toute l’Europe. Le bâillement donnait jadis lieu à des signes de croix. « C’est encore une coutume répandue au Tyrol de se signer quand on bâille, de peur que quelque chose de mauvais n’entre alors dans la bouche. Anciennement on n’hésitait sans doute pas à nommer le démon. L’éternuement par contre devait présager sa sortie.

Les Tchèques prétendent avoir un moyen infaillible de reconnaître la présence du diable, car ils croient qu’il provoque un violent éternuement lorsqu’on lui présente une croix.

En Hollande semble avoir régné une opinion contraire : on croit qu’une personne qui éternue se livre par là-même au pouvoir d’un sorcier, à moins que quelqu’un n’invoque la bénédiction divine.

Ce pourrait bien être là une croyance tardive destinée à justifier l’invocation. L’idée de l’éternuement-exorcisme a dû être la règle.

L’opinion qui voit dans le bâillement un signe de l’entrée du diable et dans l’éternuement un signe de sa sortie est encore très fréquente dans l’Islam. Assas-bou-Malek, El-Barâ, Abou-Horeira, Solaïman-El-Tïmi font tous remonter cette opinion au Prophète.

L’importance attachée à l’éternuement a donc été un fait absolument général et l’on peut dire qu’il n’y a pas de peuple qui ne l’ait considéré comme un moment critique, souvent comme le signal de l’apparition ou de la disparition d’un danger. De là les salutations que l’on prodigue alors, les souhaits de vie ou les félicitations. Nous pourrions considérablement allonger ce chapitre en citant ici les formules employées ; nous nous contenterons de signaler les curieuses cérémonies auxquelles donne lieu l’éternuement d’un chef chez différents peuples. Lors de l’expédition de Hernando de Soto en Floride, un chef indigène nommé Guachoia vint lui rendre visite.

Pendant l’entrevue, le cacique éternua fortement ; les nobles qui l’avaient accompagné, et qui étaient rangés le long des murs de la salle à côté des Espagnols, se mirent aussitôt à incliner tous la tête, en ouvrant et refermant les bras, et faisant d’autres gestes de profond respect et de vénération, saluant le chef de différents mots, tous tendant au même but et disant – Le soleil te garde, soit avec toi, t’illumine, t’exalte, te protège, te favorise, te défende, te fasse prospérer, te sauve – et autres formules analogues à ces exclamations, qui produisirent une sorte de murmure continu et traînant pendant quelques instants.

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Lorsque le roi de Monomotapa éternuait, au dire de Codigno, tous ceux qui se trouvaient dans le lieu de sa résidence et aux environs en étaient informés dans le même instant par certains signaux ou par certaines formules de prières qui se font tout haut en sa faveur, et qui passent successivement de la cour à la ville puis dans les faubourgs de manière que l’on n’entend retentir de tous côtés que des vœux solennels pour la santé du prince et des espèces de Vive le roi ! qu’ils sont tous obligés de dire hautement chacun dans leur langage. Le même fait se produisait aussi chaque fois que le roi buvait ou toussait.

Lorsque le roi de Sennar éternue, ses courtisans lui tournent le dos, en se donnant de la main une claque sur la fesse droite.

En Guinée au XVIIIe siècle, s’il arrivait à un personnage important d’éternuer, tous ceux qui étaient là tombaient à genoux, baisaient la terre, battaient des mains et lui souhaitaient toutes sortes de bonheur et de prospérité.

Pline rapporte que Tibère qui, dit-il, était certainement le plus sombre des hommes, exigeait qu’on le saluât lorsqu’il éternuait et cela même en voiture. Et Pline s’étonne demandant d’où vient cette coutume. Nous pouvons maintenant lui répondre que c’était là un usage magico-religieux. La salutation chez les Primitifs fut tout d’abord une sorte de conjuration magique. Elle pouvait être destinée soit à écarter le danger qui s’annonçait ainsi : la fuite de la vie ou l’invasion de quelque mauvais esprit, soit à s’emparer des puissances favorables dont il était d’autres fois la manifestation. De l’incantation à la prière, il n’y a qu’un pas. Un vœu, un souhait peuvent être l’une ou l’autre selon l’atmosphère dans laquelle ils se formulent.

Entre le Guinéen qui souhaite à son chef toutes sortes de bonheurs et de prospérités et l’Italien qui dit à son voisin : Salut, prospérité, cent ans de vie, un fils mâle ! la différence n’apparaît pas éclatante. Les uns et les autres d’ailleurs s’épanchent ainsi en vœux et en salutations sans y attacher d’autre importance, sans que cela prouve quoi que ce soit en faveur de leur religiosité ; mais il n’en reste pas moins qu’en remontant aux origines de l’usage on doit conclure qu’il s’agit d’une coutume sacrée de caractère magique ou magico-religieux.

LE LIVRE
LE LIVRE

L’éternuement et le baillement dans la magie, l’ethnographie et le folklore médical de Pierre Saintyves, Savoir pour être, 1995

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