1914-1918 : une tragédie ou un crime ?

Plus éloignée de nous d’un quart de siècle que celle de 1939-1945, quatre fois moins meurtrière qu’elle avec 16 millions de morts, dont 10 millions de soldats, contre plus de 60 millions au total, la Première Guerre mondiale demeure pourtant aussi présente dans les esprits et les mémoires que la suivante, peut-être même davantage. On dira qu’il n’y a là rien d’étonnant en ces temps de commémoration du centième anniversaire de son déclenchement. Mais le fait n’a rien de nouveau. Jamais celle qu’on a continué à appeler la « Grande Guerre » bien après qu’elle ait cessé d’être la plus grande n’a cessé de frapper les imaginations. Son souvenir est constamment resté vivace, notamment en France et en Grande-Bretagne, deux pays dont les pertes en vies humaines ont été considérablement plus élevées durant la Première Guerre mondiale que la seconde.

L’ampleur de la saignée opérée dans une génération entière de jeunes Européens n’explique cependant qu’en partie la persistance du souvenir d’un épisode historique égalé voire surpassé en horreur depuis lors. Il s’agissait de la première guerre de masse et à grande échelle, et en dépit du rôle qu’y ont encore joué les chevaux et la cavalerie, de la première guerre industrielle et mécanisée. C’était aussi la première fois qu’une proportion importante des victimes d’une guerre était constituée de civils. À l’évocation de la guerre 14-18 est de surcroît associée l’image des tranchées : la pluie, la boue, les rats, les poux, les obus qui passaient en sifflant et pulvérisaient les casemates, les mitrailleuses fauchant des rangs entiers d’assaillants et les cadavres accrochés dans les barbelés ou pourrissant dans le no man’s land qui séparait les lignes adverses. Une image bien sûr saisissante et certainement réaliste, bien qu’elle donne de la guerre une représentation un peu trompeuse : en dehors des grandes batailles de la Somme, de Verdun et de Passchendaele, qui ont causé de véritables hécatombes, les moments les plus meurtriers du conflit ont été les deux phases de guerre de mouvement, en 1914 et 1918, qui ont encadré la guerre de position de 1915-1917.

La catastrophe fondatrice

La Grande Guerre est aussi perçue comme l’événement qui a véritablement inauguré le XXème siècle dans ce que celui-ci a de plus terrible et sanglant. De la Première Guerre mondiale, le diplomate et politologue américain George Kennan a dit qu’elle était « la grande catastrophe fondatrice de ce siècle ». Pour l’historien Fritz Stern, elle a été « la première calamité du XXème siècle […] dont toutes les autres sont issues ». La Première Guerre mondiale a clairement marqué une césure fondamentale dans l’histoire européenne et mondiale. Elle a provoqué l’effondrement des empires allemand, russe, austro-hongrois et turc, entraîné la disparition de trois grandes dynasties européennes, les Hohenzollern, les Habsbourg et les Romanov et indirectement contribué à l’éclatement de la révolution en Russie et à la création subséquente de l’Union soviétique. En dehors de l’Europe, elle a conduit les États-Unis à mettre fin à leur politique isolationniste et à se transformer en un acteur de premier plan sur la scène politique internationale. Et elle a jeté les bases des futurs conflits du Proche-Orient. C’est aussi un lieu commun d’affirmer que la Seconde Guerre mondiale plonge ses racines dans la première, plus précisément dans l’humiliation et la punition infligées par le Traité de Versailles à l’Allemagne, dénoncée comme responsable de la guerre et à qui des sanctions économiques considérables ont en conséquence été imposées en dédommagement des dégâts occasionnés, sanctions essentiellement demandées par la France et que l’économiste John Maynard Keynes a critiquées de manière virulente parce qu’il les trouvait exagérément dures. L’idée que la Seconde Guerre mondiale n’était en quelque sorte que la continuation de la première après une interruption de vingt ans a même conduit certains historiens à parler de ces deux conflits comme d’un seul événement baptisé « la seconde guerre de trente ans ». On tend aujourd’hui à voir les choses de façon plus nuancée. S’il est exact qu’Hitler a largement exploité le thème de la revanche, l’essor du nazisme nous apparaît avant tout comme le produit de la récession économique des années trente, de l’inconséquence des classes dirigeantes allemandes et des faiblesses de la république de Weimar. Mais si la Seconde Guerre mondiale ne dérive pas mécaniquement de la première, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle est à l’évidence inexplicable sans elle.

Une longue période de paix

Une autre caractéristique remarquable de la Première Guerre mondiale est qu’elle venait après une inhabituellement longue période de paix en Europe : cent ans la sépare de la fin des guerres napoléoniennes, et plus de quarante ans de la guerre franco-prussienne de 1870-71. Pourquoi cette paix s’est-elle interrompue ? « La postérité », relève Max Hasting dans Catastrophe: Europe Goes to War 1914, « s’est interrogée sans fin sur les raisons expliquant que les dirigeants des grandes puissances mondiales, pour la plupart des hommes pas plus stupides ou méchants que leurs équivalents d’aujourd’hui, ont laissé la guerre se produire et durer plus de quatre ans ».

Pour des raisons qui ne sont sans doute pas complètement fortuites, une bonne partie des livres récemment parus au sujet de la Seconde Guerre mondiale (La Fin, de Ian Kershaw, 1945 de Ian Buruma, Warsaw 1944 d’Alexandra Richie, Liberation, de William Hitchcock, L’Europe Barbare, de Keith Lowe), porte sur la dernière année des combats et les développements qui les ont immédiatement suivis. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, par contre, c’est sur ses débuts et ce qui l’a immédiatement précédée que les historiens contemporains tendent à se pencher, en tous cas les historiens anglo-saxons, dans le prolongement d’une longue tradition d’attention spéciale à cette phase de la guerre : « Aucun épisode de la Première Guerre mondiale » disait déjà Winston Churchill, « ne présente un intérêt comparable à celui de son début ». (Si le sujet est moins d’actualité en France, c’est du fait de l’effacement, dans ce pays, de l’histoire politique, militaire et diplomatique de la Grande Guerre au profit de son histoire économique, sociale et culturelle).

Dans le sillage du très remarqué Les Somnambules de Christopher Clarke, viennent ainsi de paraître, à la faveur de l’anniversaire du début des combats, plusieurs livres sur les origines et les premiers moments de la guerre. Parmi ceux-ci, outre celui de Max Hastings, July 1914 de Sean McMeekin et, surtout, The War That Ended Peace de Margaret MacMillan, professeur aux universités de Toronto et d’Oxford et, pour l’anecdote, arrière-petite-fille de David Lloyd George, premier ministre britannique à partir de 1916. De tous les ouvrages récents sur la Première Guerre mondiale, ce gros ouvrage de 600 pages est incontestablement celui qui, par son contenu, son ambition et son approche, soutient le plus brillamment la comparaison avec celui de Christopher Clarke.

« Une bêtise dans les Balkans »

De toutes les questions que l’on peut se poser à propos de la Première Guerre mondiale, celle qui a de loin fait couler le plus d’encre est la question de ses causes et de ses origines. Plusieurs dizaines de milliers de livres et d’articles ont été publiés sur la Grande Guerre. Une très forte proportion d’entre eux est précisément consacrée à ce sujet, « le plus complexe de l’histoire moderne, peut-être de l’histoire de tous les temps » selon Christopher Clarke, et sans doute le sujet le plus étudié parmi tous ceux auxquels on peut s’intéresser en histoire.

Conformément à la prédiction du chancelier prussien Bismarck annonçant, au Congrès de Berlin de 1878, qu’une « quelconque bêtise dans les Balkans » allait mettre le feu aux poudres en Europe, l’élément déclenchant de la guerre, comme on sait, est l’assassinat du grand-duc François-Ferdinand, héritier de la couronne austro-hongroise, et de sa femme, à Sarajevo, capitale de la Bosnie, alors partie de l’empire austro-hongrois. L’homme qui l’a perpétré était Gavrilo Princip, un étudiant proche des nationalistes serbes. Cet acte terroriste fut saisi comme prétexte par les Autrichiens pour déclarer la guerre à la Serbie. Alliée de Serbie, la Russie proclama la mobilisation générale contre l’Autriche, puis contre l’Allemagne. L’Allemagne déclara la guerre à Russie, puis à la France, alliée de la Russie, et la Grande-Bretagne entra en guerre aux côtés de la France par solidarité avec celle-ci et parce que les troupes allemandes, pour pénétrer sur le territoire français, avaient violé la neutralité de la Belgique.

L’attentat de Sarajevo n’a toutefois bien sûr été que la cause occasionnelle de la guerre, due à de nombreuses raisons sous-jacentes. Toute une série de scénarios et d’explications ont été proposés, qui mettent en jeu une grande variété de facteurs : les rivalités politiques, économiques et commerciales entre grandes puissances, la mécanique fatale des alliances politico-militaires, le jeu des ambitions territoriales et impérialistes, l’escalade des comportements agressifs et la course aux armements, le nationalisme et le militarisme généralisé, la rigidité des plans de guerre et même des horaires de transport ferroviaire des troupes mobilisées (idée défendue par le grand historien britannique A.J.P. Taylor), l’emprise, sur les esprits, du darwinisme social, interprété comme signifiant que les sociétés humaines sont en lutte perpétuelle entre elles pour la survie, etc.

On a souligné le rôle qu’ont joué, partout en Europe, la peur du terrorisme et de la révolution et l’angoisse du déclin, et affirmé que les États européens s’étaient au moins en partie lancés dans l’aventure de la guerre pour résoudre des problèmes intérieurs et réduire des tensions sociales internes. On a dit que la guerre a éclaté parce que personne ne pensait qu’elle éclaterait, et qu’elle a eu lieu parce que tout le monde était convaincu qu’il était impossible de l’éviter. Par-dessus les éléments de caractère général, structurel et collectif, il y enfin a les décisions qu’ont prises où refusé de prendre un certain nombre de dirigeants politiques, décisions d’aller en guerre ou de ne pas essayer de s’y opposer, qui ont mené à la guerre ou ont empêché de la stopper.

Tituber dans la guerre

Très rapidement après la fin des combats, la conviction s’est installée que le conflit n’avait en réalité été voulu par personne et que tout le monde portait à un degré égal la responsabilité de qui c’était passé. Cette vision, qui a prévalu jusque bien après la Seconde Guerre mondiale, est très bien résumée dans deux formules célèbres de David Lloyd George. « En 1914 », disait-il deux années après l’armistice, « [les chefs d’État et de gouvernement européens] ont dérapé, ou plutôt titubé et trébuché dans la guerre ». Quelques années plus tard, il écrira dans ses mémoires : « Les nations ont glissé dans le chaudron bouillant de la guerre sans la moindre trace d’appréhension ou de désarroi ».

Cette image d’un processus involontaire d’errance collective sera remise en cause au début des années 60 avec la publication de deux ouvrages de l’historien allemand Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale (1914-1918) et Krieg der Illusionen. Die deutsche Politik von 1911 bis 1914. Pièces à l’appui, il y affirmait l’existence d’une claire volonté de l’Allemagne d’engager une guerre en Europe pour atteindre les objectifs de domination continentale et mondiale qui, selon lui, caractérisaient la politique extérieure du pays de 1890 à la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’une responsabilité particulière de l’Allemagne dans la genèse de la Première Guerre mondiale avait déjà été soutenue sous une forme plus modérée par l’historien français Pierre Renouvin. Elle ressort aussi de la monumentale histoire en trois volumes des origines de la guerre de 14-18 publiée, durant la Seconde Guerre mondiale en italien, et en traduction anglaise au cours des années 50, par l’historien, journaliste et homme politique Luigi Albertini. Albertini avait eu l’occasion de rencontrer de nombreux protagonistes de haut niveau encore en vie. Fritz Fischer s’est, lui, appuyé sur une étude approfondie des documents d’archive, à tout le moins ceux qui existaient encore, les gouvernements de beaucoup des pays belligérants s’étant appliqué, à l’issue du conflit, à détruire les documents qu’ils estimaient compromettants et à fabriquer de fausses archives.

La nouvelle orthodoxie

Les thèses de Fischer entraient en contradiction avec les vues dominantes à une époque où tous les efforts visaient à tourner résolument la page à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’intégration de la République fédérale allemande dans l’Alliance atlantique et la Communauté européenne. Elles scandalisèrent tout particulièrement ses collègues historiens allemands. Jugées extrêmes et excessives, elles n’en ont pas moins été largement acceptées au point de devenir la nouvelle orthodoxie. Depuis qu’elles ont été énoncées, c’est par rapport à elles que les historiens prennent position. Aujourd’hui, l’idée d’une responsabilité spéciale de l’Empire prussien dans l’engagement d’une guerre étendue au continent européen est rarement contestée. Elle est toutefois souvent complétée par celle d’une responsabilité de l’Autriche-Hongrie, de la Serbie et de la Russie, qui cherchaient toutes trois à établir leur hégémonie dans les Balkans. Dans July 1914, dans le prolongement des vues développées dans son précédent ouvrage The Russian Origins of the First World War, Sean McMeekin accuse ainsi clairement la Serbie et la Russie, en minimisant la part prise par les militaires allemands dans la mise à feu de l’Europe. Sans donner à ses vues le même caractère radical, Christopher Clarke tend de même à replacer les affrontements dans les Balkans au centre de la constellation d’événements à l’origine du conflit.

Il y a huit ans, dans Europe’s Last Summer, l’Américain David Fromkin entérinait plus franchement les vues de Fischer, en assignant la responsabilité de l’engagement de la guerre, non à l’Allemagne et l’Autriche en général, mais à certaines personnes en particulier au sein des états-majors allemand et autrichien et des gouvernements des deux pays. Il insistait aussi sur la nécessité de bien distinguer, en 1914, deux guerres différentes : une guerre pour le contrôle des Balkans lancée par l’empire austro-hongrois, et une guerre pour le contrôle de l’Europe décidée par l’Allemagne. D’autres scénarios intégrant les vues de Fischer ont été proposés. Il y a quelques années, l’historien anglais Niall Ferguson présentait brillamment, mais contre toute évidence et sans parvenir à convaincre, la thèse paradoxale d’une responsabilité particulière de la Grande-Bretagne, sinon dans la genèse du conflit, à tout le moins dans son extension à l’échelle européenne et mondiale. (Si Ferguson a soutenu cette idée pour le moins contre-intuitive, c’est en raison de sa conviction que le gouvernement britannique avait commis une erreur en faisant entrer le pays dans une guerre étrangère à ses intérêts, et qui lui a beaucoup coûté sans rien lui rapporter.)

Entre les tenants d’une guerre dans laquelle les Européens auraient été entraînés et les partisans d’une guerre délibérément voulue par certains, la controverse est vive. « L’éclatement de la guerre en 1914 » écrit Christopher Clarke, « n’est pas une histoire d’Agatha Christie à la fin de laquelle on découvre le coupable debout à côté du corps […] une arme fumante à la main ». C’est là prendre le parfait contrepied de David Fromkin qui écrivait : « Une enquête sur les circonstances qui ont entouré le déclenchement des hostilités conduit à des découvertes dont on peut lire en quelque sorte la relation comme un roman policier ». Et quand Max Hasting déclare : « Il est erroné considérer les leaders européens de 1914, plus particulièrement ceux d’Autriche et d’Allemagne, comme des somnambules, parce que ceci implique qu’ils étaient inconscients de leurs actions », c’est en réponse ostensible à l’affirmation de Clarke selon laquelle « les protagonistes de 1914 étaient des somnambules, vigilants mais aveugles, hantés par leurs rêves et incapables de voir les horreurs qu’ils étaient sur le point de mettre au monde ».

Un monde paisible qui n’a jamais existé

Où situer The War That Ended Peace dans cet éventail de points de vue ? Dans Les Somnambules, Christopher Clarke avait explicitement décidé de privilégier la question du « comment ? » sur celle du « pourquoi ? ». Dans le même esprit, Margaret MacMillan a choisi de s’intéresser, non aux causes générales de la guerre, mais à l’enchaînement des faits qui a conduit à la catastrophe : « Au bout du compte, la question la plus intéressante [...] est : comment l’Europe a-t-elle atteint le point, à l’été 1914, où la guerre est devenue plus probable que la guerre [...] Comment la paix a-t-elle échoué ? »

Margaret MacMillan commence par brosser le tableau du monde dans lequel la guerre a éclaté. Souvent, il est nous présenté sous des couleurs idylliques. A posteriori, fait remarquer Charles Emmerson dans 1913, brillante fresque de l’année qui a précédé le début de la guerre dans une vingtaine de grandes villes des cinq continents, nous en formons l’image idéalisée d’un monde d’ordre et de sécurité. Un monde « baigné dans les derniers rayons d’un soleil mourant » écrit-il poétiquement en écho à la célèbre formule clôturant le paragraphe d’ouverture du magnifique Août 1914 de l’historienne américaine Barbara Tuchman : « À l’horloge de l’Histoire c’était le crépuscule, et le soleil du vieux monde jetait les flammes mourantes d’une splendeur qu’on ne verrait jamais plus ».

Mais cette image n’est pas conforme à la réalité. Au moment où la guerre a commencé, le « vieux monde » en question était déjà mort en grande partie. Comme l’ont très bien montré l’historien George Lichteim et, sur un mode léger et anecdotique, le journaliste allemand Florian Lillies dans son bestseller 1913, au plan scientifique, culturel et artistique, les éléments de ce que nous appelons aujourd’hui la modernité étaient déjà largement en place en 1914. Surtout, ce monde paisible qu’évoque avec nostalgie Lara dans Le Docteur Jivago, un monde « pacifique » dans lequel « la mort d’un homme de la main d’un autre était une rareté, un phénomène exceptionnel, hors du commun », ce monde-là n’a jamais existé. Barbara Tuchman le souligne dans son second ouvrage sur cette période, L’autre avant-guerre, 1890-1914 : « Nous faisons l’hypothèse inexacte que le doute, la peur, l’agitation, la protestation, la violence et la haine n’étaient pas également présents. Nous sommes induits en erreur par les gens de cette époque eux-mêmes, qui, regardant en arrière par-delà le fossé de la guerre, avaient de la première moitié de leur vie une vision embellie par une nébuleuse impression rétrospective de paix et de sécurité ».

Une série de crises internationales

Dans The War That Ended Peace, Margaret MacMillan met au contraire parfaitement en lumière tout ce qui, dans ces années de grand dynamisme intellectuel et de fort développement économique (les échanges commerciaux avaient atteint un niveau d’internationalisation qu’ils ne retrouveront qu’après la Seconde Guerre mondiale) a pu jouer le rôle de facteur d’instabilité : les inégalités et les tensions sociales, les conflits politiques intérieurs comme l’affaire Dreyfus, les attentats à la bombe commis par des terroristes anarchistes, etc. Elle reconstitue les différentes crises internationales qui ont jalonné le chemin vers la Première Guerre mondiale, qu’elles ont contribué à préparer en suscitant une accumulation de tensions et en nourrissant l’illusion, parce qu’elles ont toutes fini par être surmontées, qu’il y aurait toujours moyen d’éviter qu’un problème local ne dégénère en un affrontement général : les deux crises marocaines de 1905-1906 et de 1911, qui virent la France et l’Allemagne se disputer au sujet de l’exploitation du Maroc (la France obtint gain de cause et céda en échange à l’Allemagne une partie de ses territoires africains) ; la crise bosniaque de 1908, née de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire austro-hongrois, qui fournit à l’Allemagne une première occasion de manifester son soutien à ce dernier ; les deux guerres balkaniques de 1912 et de 1913, qui opposèrent la première la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro réunis dans la ligue balkanique à l’Empire ottoman, la seconde les anciens alliés de la ligue balkaniques entre eux.

The War That Ended Peace démêle aussi l’écheveau du système d’alliances qui aboutit, d’un côté à la constitution de la Triple-Entente réunissant la France, le Royaume-Uni et la Russie, à partir de plusieurs accords bilatéraux entre les pays membres, dont l’Entente cordiale franco-britannique ; de l’autre à la formation de la coalition des Empires centraux, rassemblant les empires allemand, austro-hongrois, ottoman et le royaume de Bulgarie, née de la Triple alliance unissant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie avant que celle-ci ne rejoigne les Alliés. Elle met en évidence les divergences de vues et les difficultés de communication entre les autorités militaires, politiques et diplomatiques des différents pays, en montrant les malentendus et la confusion auxquelles elles ont conduit, les multiples erreurs d’appréciation faites par les responsables nationaux à tous niveaux dans l’évaluation des forces, des faiblesses et des intentions des autres protagonistes, et l’effet que n’a pas manqué d’avoir le sentiment qu’éprouvaient toutes les puissances européennes que les autres pays les menaçaient dans leurs ambitions, leur volonté de développement et d’expansion, voire dans leur existence ; la peur de l’Allemagne, par exemple, de se trouver encerclée par la Russie et la France, qui conduisit les généraux du pays à l’idée d’une guerre préventive.

Des portraits des acteurs du drame

Margaret MacMillan s’exprime dans un style ferme, retenu, précis et sobre, moins musclé et pugnace que ceux d’historiens portés à la polémique comme Sean McMeekin ou Niall Ferguson, mais par contre d’une constante et extrême élégance. Depuis la publication du livre qui l’a fait connaître, Les Artisans de la paix, récit minutieux de la conférence internationale organisée à Paris en 1919 au cours de laquelle ont été préparés les traités de paix qui ont conclu la Première Guerre mondiale, en premier lieu celui de Versailles, on sait qu’elle possède un réel talent d’écrivain. Ce premier livre était émaillé de petites vignettes des principaux participants, comme Clémenceau et le président américain Woodrow Wilson. Dans The War That Ended Peace, les portraits des acteurs du drame sont encore plus nombreux et développés. La galerie comprend notamment les trois empereurs, autrichien, allemand et russe : « À l’instar de ses collègues souverains […] François-Joseph aimait la vie militaire et se montrait presque toujours en uniforme. Comme eux, il se mettait en rage à la vue d’un uniforme incorrectement porté. Il n’aimait pas le manque de ponctualité, les rires bruyants et les gens qui parlent trop ». Guillaume II « était naturellement agité et nerveux. [..] Quand quelque chose l’amusait, il riait aux éclats, et lorsqu’il s’ennuyait, ses yeux jetaient des éclairs « comme de l’acier » [...] Comme Frédéric le Grand et son grand-père, il aboyait des ordres et griffonnait sur les documents des commentaires secs et grossiers ». Nicolas II, « peut-être parce que son père avait une très forte personnalité, souffrait d’un manque d’assurance […] qu’il compensait par de la rigidité et de l’obstination, là où quelqu’un de plus et sûr de soi se serait montré capable de compromis de souplesse. »

Parmi les personnalités ainsi croquées figurent aussi les chefs d’état-major allemands, pour la plupart issus des grandes familles aristocratiques prussiennes de propriétaires terriens, les Junker. Von Schlieffen, le concepteur du plan d’invasion de la France en passant par la Belgique qui porte son nom et a été appliqué sous une forme modifiée, « était très économe de ses éloges et volontiers cassant et critique [… Il avait peu d’intérêts en dehors de son travail […] Ses lectures se concentraient sur l’histoire militaire ». Von Moltke le jeune (son successeur) « était un homme grand et imposant qui avait l’apparence d’un audacieux général prussien, mais en réalité […] d’un tempérament introspectif et peu sûr de soi. ». Von Moltke le vieux (oncle du premier, prédécesseur de von Schlieffen) « partageait les valeurs conservatrices prisées par sa classe d’origine, une piété sans complication et le sens du devoir. [Mais] il aimait l’art, la poésie, la musique et le théâtre ».

Cette attention électivement portée au caractère des hauts responsables militaires allemands n’est pas sans conséquences. On a reproché à Margaret MacMillan de ne pas se prononcer sur la question de la responsabilité ultime de la guerre, plus exactement de ne pas choisir entre deux thèses possibles à cet égard : d’un côté, celle d’une responsabilité collective, sans qu’aucun pays en particulier ne doive essuyer l’opprobre d’avoir été à l’origine du conflit ; de l’autre, l’idée d’une culpabilité spéciale des militaires et du gouvernement allemands, animés d’intention agressives et prêts à payer le prix qu’il fallait pour renforcer le pouvoir de l’Empire germanique en Europe. En réalité, ce n’est pas vers les seuls dirigeants allemands qu’elle pointe le doigt : « La détermination de l’Autriche-Hongrie, en 1914, de détruire la Serbie, la décision de l’Allemagne de l’appuyer au maximum, l’empressement de la Russie à se mobiliser, me semblent les éléments qu’il faut le plus fortement mettre en cause dans l’éclatement de la guerre ». Mais la place dévolue à l’analyse de la personnalité et du comportement des militaires prussiens contribue indiscutablement à accentuer le poids de l’Allemagne dans le scénario qu’elle propose.

Sigfried Sassoon, Wilfred Owen et Robert Graves.

Dans l’ensemble, deux questions traversent la littérature récente en langue anglaise au sujet de la Première Guerre mondiale. Parce qu’ils ont choisi de s’en tenir largement à une analyse sans jugement de valeur, ni Christopher Clarke ni Margaret MacMillan ne cherchent à répondre à la première. Il s’agit en effet de la question de la signification et de l’utilité de cette guerre. Valait-elle vraiment la peine ? En Grande-Bretagne bien plus qu’en France et dans les autres pays sur le sol desquels les combats se sont déroulés, le sentiment qu’il s’agissait d’une guerre « futile », c’est-à-dire inutile et absurde, a toujours été présent. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’intégrité du Royaume-Uni était menacée : il existait un plan d’invasion de l’Angleterre par les troupes allemandes, qui n’a été abandonné qu’en 1943. (C’est à lui que faisait référence Winston Churchill en proclamant dans un discours fameux : « Nous nous battrons sur les plages, […] nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines»). Mais tel n’était pas le cas trente ans auparavant. En 14-18, les soldats britanniques ne se battaient pas pour défendre leur pays. Si la Grande-Bretagne est entrée en guerre, c’est par peur de voir l’Empire allemand prendre le contrôle de l’Europe, et au nom de la défense des principes abstraits du droit international, à commencer par celui de neutralité. La perception de la guerre comme un pur carnage gratuit et sans justification en a certainement été facilitée.

L’idée de la « futilité » de la guerre transpire des œuvres des écrivains anglais de la Première Guerre mondiale, Sigfried Sassoon, Wilfred Owen et Robert Graves. De leurs souvenirs et de leurs poèmes, étudiés avec beaucoup de finesse et de sensibilité par l’historien américain Paul Fussell dans son fameux essai The Great War and Modern Memory, émane un pacifisme désenchanté, désabusé, ironique et mélancolique qui constitue la marque distinctive de ces auteurs par rapport aux écrivains de la guerre d’autres pays : telle que la peignent Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, Henri Barbusse en France, Erich-Maria Remarque en Allemagne, la guerre est terrible, cruelle, féroce, impitoyable, détestable, mais elle n’est pas absurde.

Jusqu’à quel point cette vision de la guerre reflétait-t-elle la façon dont elle était perçue par les combattants anglais dans leur ensemble ? Si grand qu’ait été leur talent, ces hommes, rappelle David Reynolds dans The Long Shadow, ne peuvent être considérés comme représentatifs des soldats ordinaires, voire même de tous ceux qui ont couché par écrit leur expérience du champ de bataille : « Une bonne partie de la poésie de guerre exprimait un patriotisme sans complexe ». Et nous devons prendre garde à ne pas projeter rétrospectivement la vision contemporaine de la guerre dans un univers de valeurs au sein duquel le sens du devoir et l’attachement à la patrie occupaient une place difficile à réaliser aujourd’hui, dans un contexte où la guerre était encore conçue comme un moyen assez naturel de régler les différends.

Sur le fond, la plupart des historiens anglais s’insurgent contre l’idée que la Première Guerre mondiale a été une guerre pour rien. La Grande Guerre, demandait il y a quelques années Trevor Wilson en conclusion de son monumental ouvrage sur la Grande-Bretagne et la guerre The Myriad faces of War, n’a-t-elle été qu’un « long exercice inutile » ? Sa réponse était un catégorique « non ». La Première Guerre mondiale, affirme de même aujourd’hui avec force Hew Strachan dans un petit ouvrage de synthèse, « n’était absolument pas une guerre sans signification et sans objet ». Pour Jeremy Paxman dans Great Britain’s Great War, elle était « inévitable et nécessaire ». « Le conflit de 1914-1918 », relève David Stevenson dans sa remarquable fresque de la Grande Guerre, « possède une sombre réputation d’horreur et d’absurdité égalée seulement en Occident par l’intervention américaine au Vietnam ». Mais c’est pour ajouter immédiatement : « En réalité […] la cause des Alliés n’était ni triviale ni sans valeur ». Max Hastings exprime la même idée sous une forme encore plus vigoureuse : « En 1919, les Alliés ont imposé à Versailles un traité de paix maladroit. Mais si les Allemands victorieux en avaient défini les termes, la perte aurait été lourde pour la liberté, justice, la justice et la démocratie en Europe ».

La Grande Guerre était-elle évitable ?

La seconde question est celle du caractère fatal ou non de la Grande Guerre. Était-il fatidique qu’elle ait lieu ? Dans son essai d’histoire contrefactuelle The Lost History of 1914, l’analyste politique américain Jack Beatty passe en revue un certain nombre de scénarios imaginaires qui auraient pu avoir pour conséquence d’empêcher la guerre. L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, fait-il ainsi remarquer après bien d’autres, n’a pas seulement contribué à déclencher la guerre en offrant sur un plateau d’argent à l’Autriche une raison d’attaquer la Serbie. S’il n’avait pas été tué, François-Ferdinand aurait rapidement succédé sur le trône à son oncle François-Joseph, qui était âgé de 84 ans en 1914. Et il était notoirement moins belliciste que certains de ses compatriotes.

Dans le même esprit, on peut s’interroger sur ce qui se serait passé si le ministre français des finances en 1914, Joseph Caillaux, n’avait pas vu sa réputation endommagée par un scandale impliquant sa femme (exaspérée par une campagne de presse menée contre son mari par le quotidien Le Figaro, elle avait abattu le directeur du journal, Gaston Calmette, à coups de révolver). Caillaux était en effet pressenti comme président du Conseil, et c’était un pacifiste : lors de la seconde crise marocaine, alors qu’il était à la tête du gouvernement, il avait cherché (et réussi) à obtenir un compromis avec l’Allemagne. Jack Beatty va même plus loin en mentionnant parmi les éléments dont l’absence aurait renforcé les chances de la paix, la crise en Ulster, qui a pu être perçue par l’Allemagne et l’Autriche comme la garantie que l’Angleterre, trop occupée à essayer de la résoudre, n’interviendrait pas sur le continent, et même la révolution mexicaine, qui pourrait les avoir convaincus de l’impuissance de l’armée américaine.

La question « la Grande Guerre était-elle évitable ? » peut toutefois être abordée de manière moins spéculative et sous un angle plus intéressant. « La Première Guerre mondiale », écrivait l’historien militaire John Keegan, « a été un conflit […] inutile, parce que le cours des événements qui a conduit à son éclatement aurait pu être interrompu à chaque moment des cinq semaines qui ont précédé le premier choc des armes, si la prudence et la bonne volonté avaient prévalu ». Tel est aussi le point de vue de Margaret MacMillan : « Les décisions qui ont conduit l’Europe à se jeter dans la guerre - ou à ne pas pouvoir l’empêcher - ont été prises par un étonnamment petit nombre de personnes […] issues, non totalement, mais très largement, des classes supérieures, qu’il s’agisse de l’aristocratie terrienne ou de la ploutocratie urbaine ». Il se trouve que ces personnes se sont prononcées dans le sens de l’ouverture des hostilités. Mais elles auraient pu le faire dans le sens opposé.

« On a toujours le choix »

Au bout du compte, la Première Guerre mondiale fut-elle une tragédie ou un crime ? « Une tragédie, pas un crime » affirme sans ambages Christopher Clarke. Dans son essai de 2005 The Origins of the First World War, William Mulligan allait déjà dans cette direction : « Aucune des grandes puissances ne voulait une guerre générale en 1914, mais toutes étaient prêtes à en prendre le risque [...] La guerre résulta d’une accumulation de décisions, dont aucune considérée individuellement n’était à même de provoquer la guerre, mais dont l’interaction avec les autres décisions a eu pour effet de détruire les fondations de la paix ».

Le point de vue de Margaret MacMillan est moins tranché. À ses yeux également, la guerre 14-18 a certainement été une tragédie. Parce qu’elle s’est soldée par une grande quantité de souffrances, de misère et de dégâts matériels, mais aussi dans le sens plus fort de ce mot, celui d’un enchaînement de faits conduisant inexorablement au désastre. Telle qu’elle est présentée dans The War That Ended Peace, la guerre a cependant aussi été un crime : si l’avenir de l’Europe était profondément hypothéqué, son sort n’en était pas pour autant complètement scellé. Les responsables politiques et militaires européens n’ont pas été de simples marionnettes du destin. Toutes les forces conspiraient à plonger l’Europe dans le chaos, mais la guerre aurait pu être évitée. Si elle ne l’a pas été, c’est parce que ceux qui auraient pu l’arrêter ne se sont pas résolus à enrayer la diabolique mécanique en marche, ou n’ont pas jugé possible de le faire.

Comme Sean McMeekin, Margaret MacMillan distingue les crimes « par commission » des crimes « par omission ». Pour elle, si tous les pays européens sont coupables à un certain degré, certains le sont malgré tout davantage. Mais ceci n’exonère pas de toute responsabilité les dirigeants des États les moins belliqueux. Parce que des solutions avaient toujours fini par être trouvées aux précédentes crises, souligne-t-elle, les leaders européens dans leur ensemble se sont montrés incroyablement complaisants avec le danger. Ils se sont aveuglés sur les risques, très visibles au début de l’année 1914, de voir les tensions qui se manifestaient de manière croissante dégénérer en une conflagration générale. S’il faut leur reprocher quelque chose (et il le faut), c’est donc « tout d’abord leur manque d’imagination, qui les a empêchés de voir à quel point un tel conflit serait destructeur, ensuite leur manque de courage, le courage de contredire tous ceux qui affirmaient qu’il n’y avait d’autre choix que la guerre ». Lorsqu’il s’agit de la paix et de la guerre, conclut en effet Margaret MacMillan - ce sont les derniers mots du livre, dont ils condensent ostensiblement le message - « on a toujours le choix ». Qui osera prétendre le contraire ?

Michel André

LE LIVRE
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La guerre qui mit fin à la paix de 1914-1918 : une tragédie ou un crime ?, Profile Books

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