Apocalypse grecque : la crise de l’euro et le mont Athos

On croit que notre fragile eurozone est constituée de 17 pays. Faux : c’est 18. Il faut y inclure « la République Monastique du Mont Athos », un minuscule appendice territorial du nord de la Grèce qui possède sa propre constitution, ses propres lois, son propre calendrier, sa propre langue (liturgique), et même son propre système horaire. Depuis 1000 ans, le mont Athos se tient soigneusement à l’écart du monde moderne. Le territoire est d’ailleurs rigoureusement interdit à « tous les animaux femelles » (1). Mais cet endroit en dehors du temps et en dehors du monde est bel et bien dans la zone euro, et c’est de là qu’est partie la déflagration politico-financière qui a fait exploser la Grèce, et qui pourrait encore faire exploser l’Europe.

Le mont Athos s’est toujours perçu comme un refuge sacré où attendre tranquillement l’Apocalypse, sans nécessairement la provoquer. C’est pourtant ce qu’il a fait, par le truchement d’une spécialité du système politique grec : le « Rousféti » – un concept difficilement traduisible (encore que…) qui caractérise les machinations financières au niveau de l’État (les petites, au niveau des particuliers, s’appellent « Fakelakia »). Et c’est un des principaux monastères de la Sainte Montagne de l’Athos, Vatopaidi, qui se trouve à l’origine du méga-rousféti qui a provoqué la chute du gouvernement Caramanlis en octobre 2009.

L’higoumène de Vatopaidi, le père Efraïm, souhaitait redonner à son établissement, fort beau mais très décati, son lustre ancien. Sur les conseils avisés de son redoutable acolyte, le père Arsenios, il a fait valoir au gouvernement grec que le monastère était, d’après un manuscrit byzantin, propriétaire depuis le XIe siècle d’un lac du nord de la Grèce. Problème : le lac, une attraction touristique fameuse, était devenu un parc national. « Qu’à cela ne tienne », ont déclaré le père abbé et son conseiller, « donnez-nous d’autres terrains appartenant à l’État ». Ce qui fut fait, et de grande façon : le lac a été miraculeusement échangé contre 70 propriétés étatiques – des terrains agricoles, miraculeusement devenus constructibles, et même d’anciennes installations olympiques, miraculeusement transformables en centres commerciaux. La « monétisation » du manuscrit byzantin aurait, si elle avait pleinement abouti, produit un pieux bénéfice de l’ordre du milliard d’euros ; la perte (avérée) pour le contribuable grec est de 100 millions d’euros. Les mécanismes de la transaction sont encore opaques ; mais dans Boomerang, son formidable livre reportage sur les causes de la crise financière, Michael Lewis insinue que les pères connaissaient quelques secrets opportuns (entendus en confession) qui auraient servi de levier auprès du chef du cabinet du premier ministre. Les pères savaient aussi manier d’autres leviers, plus classiques : c’est la femme d’un ministre qui a par exemple servi d’agent commercial pour la transaction.

Le scandale de Vatopédi a fait chuter Caramanlis, prestement remplacé par Papandréou, qui n’a eu d’autre choix que de dévoiler le pot aux roses global (déficit réel du pays multiplié par cinq, dette réelle multipliée par trois, etc.). Et l’on connaît la suite de l’histoire, du moins jusqu’à présent. Peut-être la justice divine s’est-elle servie du saint monastère pour porter un coup fatal au capitalisme répugnant qu’elle a supporté sans mot dire pendant des siècles ? C’est une théorie qui a cours dans le monde orthodoxe indigné. Car depuis Noël le père Éphraïm dort en prison : la justice humaine, quant à elle, n’est pas restée les bras ballants, même si elle a pris son temps, elle aussi.

Jean-Louis de Montesquiou

(1) Une journaliste française a effectué un long séjour clandestin au mont Athos à la fin des années 1920. Mais elle y avait mis le prix : elle s’était fait couper les seins.

LE LIVRE
LE LIVRE

Boomerang. Voyages dans le nouveau tiers-monde de Apocalypse grecque : la crise de l’euro et le mont Athos, Allen lane

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