Astrophysique et imagination scientifique

Dans Illuminations : Cosmos et esthétique de Jean-Pierre Luminet, il est beaucoup question du cosmos, un peu d’esthétique, mais, contrairement à ce que le titre pourrait faire penser, pas du tout de l’esthétique du cosmos. Si les trois premiers quarts de l’ouvrage sont consacrés à divers sujets d’astrophysique et d’histoire des sciences, et le dernier à un ensemble de réflexions sur les liens entre arts et sciences, cette ultime partie traite en effet d’autre chose que de la beauté de l’univers.

Dans ce gros livre très bien écrit et agréable à lire, Jean-Pierre Luminet apporte, ou propose, des réponses à une série de questions qu’on peut se poser au sujet de différentes catégories d’objets célestes, des plus familiers aux plus exotiques, de l’origine et de la forme de l’univers, ainsi que des relations entre création scientifique et création artistique. Par sa nature et son contenu, l’ouvrage soulève toutefois lui-même un certain nombre de questions, qu’il n’aborde pas mais qu’on est conduit à se poser à son propos, au sujet des livres de vulgarisation scientifique et des limites dans lesquelles la science peut être rapprochée d’autres activités intellectuelles.

Jean-Pierre Luminet est avec Marc Lachièze-Rey et Étienne Klein l’un des plus célèbres et productifs vulgarisateurs scientifiques de haut niveau en physique et astrophysique en France (les trois chercheurs ont à plusieurs reprises, deux à deux, co-signé des ouvrages). Ses deux spécialités sont l’étude des fameux « trous noirs », objets célestes si denses que la lumière elle-même ne peut s’en échapper, qui naissent de l’effondrement gravitationnel d’étoiles massives, et la topologie cosmique, c’est-à dire l’étude des formes d’espaces et de la géométrie de l’univers. À côté de ses travaux scientifiques, ainsi qu’il l’indique dans la préface de l’ouvrage et le court texte autobiographique sur lequel il s’ouvre, Jean-Pierre Luminet s’est par ailleurs toujours intéressé à plusieurs disciplines artistiques, dont le dessin, la musique et la littérature - il est notamment l’auteur de vies romancées des grandes figures historiques de l’astronomie et de la physique que sont Copernic, Galilée, Kepler et Newton.

Illuminations est un recueil de textes de circonstance (articles, transcriptions de discours, de conférences et d’entretiens, contributions à des ouvrages collectifs) couvrant une période de trente ans, de 1979 à 2009. Cette caractéristique fait à la fois l’intérêt et la faiblesse de l’ouvrage. Si la forme courte et l’exposé oral permettent à Jean-Pierre Luminet de présenter ses idées et de traiter les questions qu’il aborde de manière plus synthétique et plus accessible que dans les livres qu’il a publiés sur les sujets correspondants (Les Trous noirs, L’Invention du Big Bang, Le Destin de l’univers, L’Univers chiffonné), la publication de textes anciens quasiment sans commentaires de mise à jour ne va pas sans inconvénient. À l’exception près de textes canoniques développant des idées d’un niveau élevé de généralité (et encore), les essais scientifiques vieillissent en effet plus rapidement que ceux de critique littéraire ou d’histoire. En cosmologie, en particulier, les idées évoluent rapidement et, en trois décennies, le paysage des connaissances a considérablement changé. Dans des entretiens qu’il a donnés au cours des dernières années, qui ne sont pas repris dans le livre, Luminet mentionne plusieurs développements récents - il exprime par exemple sa sympathie à l’égard de la gravitation quantique à boucles, une théorie de grande unification de la relativité et de la physique quantique alternative à la physique des supercordes. Il aurait été opportun de faire référence à de telles nouveautés au moins par l’intermédiaire de notes.

Univers parallèles

Un autre problème est que Jean-Pierre Luminet glisse régulièrement de l’exposé de faits avérés et de théories qui font l’objet d’un consensus quasiment unanime des astrophysiciens, à la présentation de ses propres idées, en l’occurrence une théorie très spéculative au sujet de la topologie de l’univers, baptisée familièrement « univers chiffonné » et en termes techniques « univers multiconnexe » : un univers fini mais sans bord, plus petit que l’univers observable, qui nous paraîtrait selon lui plus grand en raison d’un « mirage topologique », la production d’images fantômes par un phénomène de réflexions multiples comparable à celui qu’on observe dans une galerie des glaces.

Jean-Pierre Luminet est loin d’être le seul à se livrer à ce genre de glissements, qu’on peut relever dans de nombreux ouvrages de haute vulgarisation dont les auteurs sont des chercheurs. Dans un domaine comme l’astrophysique et la cosmologie, on peut en vérité trouver quatre types de livres différents. Premièrement, des livres d’histoire des sciences, dans le cas d’espèce l’histoire des idées sur l’univers, par exemple Les Origines de l’univers et The Book of Universes de John D. Barrow ou The Universe de J. P. McEvoy. Deuxièmement, des livres qui résument l’état actuel du savoir dans une partie ou l’ensemble de ce domaine, comme Just Six Numbers de Martin Rees ou The Universe: A Biography, de John Gribbin. Ensuite, des ouvrages exposant et comparant différentes théories avancées à titre d’hypothèses, qui sont en concurrence les unes avec les autres ; dans le cas de l’idée très à la mode des « multivers », univers parallèles au nôtre et dotés d’une autre structure, ce seraient In Search of The Multiverse du même John Gribbin, Parallel Worlds de Michio Kaku, et Univers parallèles de Thomas Pelletier. Enfin, il y a ces livres, souvent des bestsellers, dans lesquels un chercheur présente au grand public les idées qu’il défend dans la communauté scientifique, sans qu’elles fassent (encore) l’objet d’un consensus. Parmi les publications récentes, on mentionnera à ce titre les livres de Lisa Randall Warped Passages et Knocking on Heaven’s Door (sur la cosmologie des cordes et des « branes »), de Brian Greene L’Univers élégant et The Hidden Reality (physique des supercordes et cosmologie des multivers) et  de Roger Penrose Cycles of Time (théorie des univers cycliques) (lire à ce sujet « Le rêve d’un univers sans fin », Books n° 27, novembre 2011, p. 57). Certains livres de Jean-Pierre Luminet appartiennent à cette catégorie, dont relèvent plusieurs parties d’Illuminations. On gagne à le savoir et à en rester conscient.   

À la suite des sections sur la relativité, les trous noirs, les origines de l’univers et la géométrie du cosmos, la première partie de l’ouvrage se termine par quelques considérations sur des objets plus familiers, plus particulièrement des astronomes : les planètes, les comètes et les météorites. La seconde partie s’ouvre sur un chapitre d’histoire des sciences évoquant notamment les figures de Pythagore, Copernic, Galilée et Newton. Il contient également un éloge bienvenu du chanoine belge Georges Lemaître, physicien et astronome, inventeur, avec  George Gamow, de la théorie du Big Bang, et souvent injustement oublié au profit de ce seul dernier : parce qu’il était ecclésiastique, on le soupçonnait (à tort) de vouloir justifier par ce scénario l’idée chrétienne de la création. (Georges Lemaître a été définitivement réhabilité par Dominique Lambert dans une série de travaux, dont une remarquable biographie de l’homme, Un Atome d’univers, que Luminet ne mentionne pas).

Einstein et Picasso

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux rapports de l’art et de la science. Ceux-ci peuvent être considérés de plusieurs  points de vue. On peut étudier les aspects scientifiques de certaines disciplines artistiques, comme Philip Ball le fait pour la peinture dans Une histoire vivante des couleurs (sur la chimie des pigments) et pour la musique dans The Music Instinct, ou mettre en évidence les racines scientifiques des beautés de la nature et des formes et structures qu’on y trouve, comme le même auteur dans les trois volumes de sa série Nature’s patterns. (Dans The Artful Universe, John Barrow fait les deux choses à la fois). Il existe par ailleurs une forte propension parmi les scientifiques à présenter la science elle-même comme belle et comme une source de beauté, dans un esprit bien résumé par le titre de l’ouvrage du mathématicien Ian Stewart sur les symétries : Why Beauty is Truth. Ainsi que le relève pertinemment Jean-Marc Lévy-Leblond dans son petit livre La science n’est pas l’art, cette tendance est presque exclusivement observable chez les mathématiciens et les physiciens : les chimistes et les biologistes sont trop matérialistes et trop près des réalités concrètes pour tomber dans ce travers, une tournure d’esprit qui les prémunit d’ailleurs également contre les tentations spiritualistes et mystiques auxquelles cèdent volontiers les deux premières catégories de chercheurs. Dans cet ouvrage décapant et salutaire, Lévy-Leblond fait brillamment justice de telles vues : quand ils évoquent la beauté d’une théorie ou d’une équation, souligne-t-il, les scientifiques se réfèrent en réalité plutôt à la concision de leur formulation ou la pertinence et la puissance des idées qu’elles expriment. À y bien regarder, la phrase du poète Keats (« La beauté est la vérité, et la vérité la beauté »), que cite avec approbation Lisa Randall, est donc bien davantage un cliché et le produit d’un préjugé que le reflet de la réalité.

Il est enfin possible d’essayer de rapprocher les mécanismes de création dans les deux domaines, en montrant la parenté de l’imagination artistique et de l’imagination scientifique, pour reprendre l’expression de Gerald Holton. C’est ce qu’Arthur I. Miller, par exemple, a tenté dans son livre sur Einstein et Picasso, dans lequel il explique le succès des idées des deux hommes dans leurs domaines respectifs par certains traits psychologiques communs et le contexte culturel identique dans lequel ils baignaient. Depuis longtemps, les historiens et sociologues des sciences ont en effet renoncé à identifier la science telle qu’elle se construit et la science « faite » telle qu’elle s’enseigne ; ils ont montré que dans la genèse des idées scientifiques, des éléments de nature imaginative et émotionnelle jouent un rôle important, tout comme l’atmosphère intellectuelle du moment.

C’est cette approche que développe Jean-Pierre Luminet, pour des raisons biographiques dont il s’explique sans ambages : également passionné par les arts et les sciences, il lui plaît de mettre en lumière la présence d’une identité d’inspiration dans les deux domaines. Dans cet effort, son enthousiasme l’entraîne toutefois un peu trop loin, puisqu’il le conduit à conférer  à certaines productions artistiques et littéraires une signification qu’on peut difficilement leur reconnaître. Lorsque John Michell et Pierre-Simon de Laplace, bien avant les découvertes astrophysiques récentes, évoquaient la possibilité de corps célestes suffisamment denses et massifs pour attirer même les particules de lumière, ils en savaient assez pour qu’on puisse leur attribuer sans hésitation la première mention de l’idée de trou noir. Mais voir dans un vers de Gérard de Nerval, ou certains poèmes de William Blake et de Victor Hugo, une anticipation « visionnaire » de cette idée, relever chez un poète soufi du XIIIe siècle une « intuition fulgurante » de la fission nucléaire, ou dans l’idée de « quintessence » d’Aristote l’équivalent de « l’énergie du vide » que les physiciens contemporains ont ultérieurement choisi de baptiser de ce nom chargé d’histoire, c’est prêter à la littérature et la philosophie une capacité qu’elles ne peuvent pas posséder. En dépit de la rencontre apparente des mots, ces artistes et penseurs anciens parlaient à l’évidence d’autre chose, parce qu’ils ne pouvaient tout simplement pas avoir en tête ce que nous désignons aujourd’hui à l’aide d’expressions proches des leurs.

L’« idéologie du précurseur »

Luminet consacre tout un chapitre au fameux poème en prose d’Edgar Poe Eurêka, dans lequel sont évoquées une série d’idées d’allure scientifique - on y  trouve notamment la première esquisse d’un des éléments de ce qui constitue la solution du fameux « paradoxe d’Olbers » (pourquoi le ciel nocturne est-il noir ?) Mais Poe s’appuyait sur la littérature scientifique de son temps, et ce qu’il n’en pas tiré, c’est nous qui l’y projetons rétrospectivement. Emporté par sa volonté d’illustrer l’unité profonde de l’imagination humaine, Jean-Pierre Luminet tend donc à appliquer dans l’ensemble de l’univers culturel cette « idéologie du précurseur » que l’épistémologue Georges Canguilhem a dénoncée et démontée en histoire des sciences. Parce qu’une idée scientifique, faisait-il remarquer, est inséparable du contexte conceptuel et intellectuel dans lequel elle apparaît, il ne peut y avoir d’authentiques précurseurs (ces penseurs paradoxaux, « à la fois de leur temps et du nôtre ») que dans un nombre réduit de cas et à l’intérieur de limites très étroites.

Jean-Pierre Luminet est un physicien relativiste spécialiste des trous noirs qui s’est  aventuré dans la partie la plus spéculative (la topologie de l’univers) d’une discipline, la cosmologie, elle-même par définition très spéculative, parce que l’expérimentation y est impossible et les observations difficiles. Il est par ailleurs un homme cultivé qui s’intéresse à la création littéraire et artistique.  Les  pages qu’il consacre aux trois catégories correspondantes de sujets sont toutes élégamment rédigées, dans une langue classique et claire. Mais les affirmations qu’il y fait n’ont pas le même statut et la même portée, parce qu’elles correspondent dans le premier cas à des idées largement acceptées, dans le second à de pures hypothèses et dans le troisième à des vues personnelles de valeur subjective, qu’on peut de surcroît légitimement considérer comme dépourvues de fondement. Ce beau livre sera donc lu avec d’autant plus de profit qu’on pourra le mettre en perspective, ce qui implique notamment d’en avoir lu un certain nombre d’autres. 

Michel André

LE LIVRE
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Illuminations : Cosmos et Esthétique, Odile Jacob

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