Au pays du soleil couchant

Dans cette période économiquement troublée, les péripéties se succèdent bien vite : il y a quelques mois, la grand terreur de Jean-Claude Trichet, c’était l’inflation ; son imminent successeur, Mario Draghi, devra, lui, se colleter avec la déflation. Ces deux fléaux sont toujours mis en parallèle, comme l’avers et le revers, le yin et le yang ; mais ils sont en réalité fort différents. L’inflation, est un mal économique et monétaire, fréquent quoique parfois gravissime, mais dont on connaît le traitement. La déflation, c’est différent : c’est une condition psycho-économique mystérieuse, une sorte d’asthénie nationale, que l’on ne sait guère soigner autrement que par la relance économique, laquelle peut être facilitée, mais pas provoquée. C’est du moins ce que montre l’exemple japonais, où cette affliction sévit depuis 10 ans (la « décade perdue ») : les gouvernements qui se sont succédé à grand rythme ont essayé, en vain jusqu’à ce jour, tous les remèdes classiques pour relancer l’économie. Mais celle-ci n’a toujours pas vraiment cessé de se contracter : la part du Japon dans l’économie mondiale a été divisée par deux, de 18 % à 8 % ; et ce pays dont on disait qu’il aurait dépassé les États-Unis en 2010, se retrouve aujourd’hui, pour sa plus vive humiliation, derrière la Chine.

L’exemple japonais montre cependant qu’une population peut se résigner à vivre dans la déflation, et même, y trouver certaines satisfactions. Beaucoup d’observateurs font état de l’émergence, chez la dernière génération japonaise, d’une nouvelle philosophie économique anticonsumériste, à la limite de la décroissance, du « downsizing ». Ces jeunots démotivés sont la cible des sarcasmes de la vieille génération, celle des conquérants économiques du baby-boom, qui les surnomment  « les herbivores » : « ils ne sont pas prêts, comme leurs aînés, à passer leurs nuits au bureau », explique Martin Fackler dans le New York Times ; « ils ne sont pas intéressés par la conquête, y compris sentimentale - ce qui expliquerait le déclin démographique ; ils ont perdu la rage animale des guerriers de l’économie ».

Retour à l’ère Meiji

Les signes de ce repli sont présents partout, selon le professeur Norihiro Kato (1) : « les jeunes japonais d’aujourd’hui, qui vivent dans la société la plus âgée du monde, sont la première génération depuis la fin du XIXe siècle à être aussi inquiète du futur. » Ils voyagent beaucoup moins que leurs aînés, n’étudient plus les langues étrangères. Pire, ils remettent en cause le dogme de la suprématie économique : « Le Japon n’a pas besoin d’avoir le deuxième PNB du monde, ni le cinquième, ni le 15e. Il y a d’autres choses beaucoup plus importantes : l’environnement, la solidarité internationale… » déclare l’un d’eux. Ils glorifient la frugalité, n’empruntent plus, et même n’investissent plus dans l’immobilier, se contentant des fameuses « microhouses » (trois pièces empilées sur un terrain de la taille d’une grosse voiture), dont la vente est en pleine explosion. Même la production de riz est en déclin ! « Les jeunes japonais, vieillis avant l’âge, sont les précurseurs du monde post-croissance. » Le professeur Kato parle carrément d’un retour à l’ère Meiji.

Comme toujours, il faut considérer de près ce qui se passe à Tokyo, le laboratoire où tellement de phénomènes de notre époque ont été conçus, de l’omniprésente musique « baladée » aux romans sur téléphone portable. Or que révèle la déflation japonaise ? Et bien, que cette triste condition économique n’est pas si triste que cela, du moins pas pour tout le monde. D’ailleurs le PNB réel du Japon est voisin de celui des États-Unis, après ajustement pour l’inflation. Simplement, ce sont les rentiers, dont les actifs financiers ne sont plus rongés par l’inflation, qui profitent le mieux de cet état de choses. Les entrepreneurs, eux, sont coincés entre des banques qui ne prêtent plus, une force de travail déclinante, des profits exsangues, et la concurrence de dinosaures économiques qui, dans cet environnement artificiel, parviennent à survivre bien au-delà de leur terme naturel. Car, en période de déflation, même la « destruction créatrice » ne fonctionne plus – mais cela aussi peut-être une bonne nouvelle pour certains. Si c’est bien la « japonification » qui menace l’économie européenne, il faut donc aussi considérer les « avantages » d’une société à la japonaise : grande cohésion sociale (les jeunes sont trop inertes pour se révolter, les immigrés dissuadés par le chômage) ; préservation de l’environnement, qui cesse de faire les frais de la croissance ; et promotion des valeurs extra économiques, comme la culture, l’art, le bien-être. Loin d’être à la traîne de l’Occident, le Japon en est peut-être encore une fois l’avant-garde. Juste derrière le Bhoutan.

1. Professeur de littérature japonaise à l’université Waseda.

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