Darwin et les chiens

Darwin adorait les chiens. Il en a eu des quantités, de son plus jeune âge jusqu’à sa mort – sa dernière chienne, Polly, ne lui a survécu que quelques jours. Il les traitait avec beaucoup de sollicitude, et leur prêtait une grande attention. Si grande, qu’on peut considérer les chiens comme les principaux contributeurs à sa théorie de l’évolution, avant même les passereaux des Galapagos, les cirripèdes ou encore les vers de terre. C'est ce que montre avec force dans son livre la spécialiste Emma Townshend.

Darwin adorait les chiens. Il en a eu des quantités, de son plus jeune âge jusqu’à sa mort (sa dernière chienne, Polly, ne lui a survécu que quelques jours). Il les traitait avec beaucoup de sollicitude, et leur prêtait une grande attention. Si grande, en fait, qu’on peut considérer les chiens comme les principaux contributeurs à sa théorie de l’évolution, avant même les passereaux des Galapagos, les cirripèdes ou encore les vers de terre. C’est ce que montre avec force détails Emma Townshend, éminente spécialiste de Darwin (et accessoirement, chroniqueuse jardinage dans l’édition week-end de The Independent).
Dans un premier temps, les chiens ont permis à Darwin de démontrer, avec quantité de faits incontestables et connus de son lectorat à l’appui, comment, à partir d’un ancêtre commun, les espèces évoluent en se spécialisant. Pour les canidés, l’ancêtre commun serait le Canis Lupus ; en revanche, la puissance à l’œuvre dans leur cas ne serait pas la sélection naturelle, mais la sélection artificielle, opérée depuis quelques milliers d’années par les hommes – éleveurs de chiens. Avec pour résultat, non seulement une variation maximale (la plus importante parmi toutes les espèces de vertébrés), mais en plus une bonne documentation du processus, du moins depuis qu’est apparue en Angleterre la notion de pedigree. Darwin a pu démontrer que si en quelques millénaires – un clin d’œil dans l’histoire du monde –, voire en quelques dizaines de générations pour des races plus récentes, on avait pu produire des spécialisations aussi extrêmes et différentes que le chihuahua, le lévrier, ou le bouledogue, le même processus déroulé sur des centaines de millions d’années pouvait expliquer les variations de la vie sur Terre depuis un ancêtre commun présumé. Car la sélection artificielle, dictée par les intérêts fort différents des chasseurs, des bergers, des esseulés en quête de compagnie, ou des craintifs en quête de protection, opère de façon beaucoup plus rapide que la sélection naturelle, qui a tout son temps. À la base de l’évolution canine, écrit Darwin, « on trouve la capacité humaine à produire de la sélection par accumulation : la nature offre les variations successives, et l’homme les additionne en fonction de ses intérêts spécifiques ». En d’autres termes, la nature n’est rien d’autre qu’un « gigantesque et très habile éleveur ».

Le chien en première ligne

Mais le chien est venu, sur le tard, encore assister Darwin dans un combat bien plus difficile : la délicate démonstration que l’homme, quoique peut-être au bout de la chaîne de l’évolution, n’est pas pour autant séparé de celle-ci ni affranchi de ses lois. Et pour détruire le mythe de l’unicité de l’homme dans la création, c’est le chien que Darwin envoie en première ligne. Comment expliquer que l’homme serait le fruit d’un continuum étalé sur des millions d’années à un public encore persuadé que, comme l’avait calculé l’évêque Ussher, la terre n’était vieille que de 6000 ans (la création du monde s’étant produit dans la soirée du 22 octobre 4004 av. J.-C.) ? Comment convaincre ce même public, que même si l’homme pouvait garder le privilège d’avoir une âme (apparue à un moment ou à un autre du processus évolutif), il n’était pas pour autant un être à part ? Eh bien, il suffit pour Darwin de montrer, chiens à l’appui, que l’homme n’a aucunement l’exclusivité des sentiments moraux.

En appelant donc à la rescousse toutes ses expériences canines, directes ou indirectes, il montre que nous n’avons pas le monopole de la joie ni de la tristesse, de l’amour ni de la haine, de l’altruisme ni de la fidélité ; pas plus que celui de l’imagination, de la conceptualisation, du sens de l’humour ou de la superstition. Le chien qui dort aux côtés de son maître, jappant et agitant ses pattes : il rêve, c’est sûr, donc il se forme des images mentales. Le terre-neuve qui sauve un enfant de la noyade, le terrier qui pendant quatorze ans passe ses journées sur la tombe de son maître : comment nier qu’il ne s’agisse là d’un comportement moral ? Quant au toutou qui attend qu’on s’approche de lui pour repartir avec la balle qu’on vient de lui lancer, c’est évidemment un taquin, doté d’un sens de l’humour primaire mais réel. Darwin pousse même le bouchon un peu plus loin, jusque dans le domaine métaphysique : « le sentiment de dévotion religieuse est quelque chose de très complexe, composé d’amour, de soumission totale envers un mystérieux être supérieur adoré ; un sentiment de dépendance, de crainte, de révérence de gratitude, d’espoir pour le futur, etc. » écrit-il avant de conclure : « On voit quelque chose d’approchant dans l’amour inconditionnel d’un chien pour son maître, et sa profonde soumission envers lui. » Bref, « les chiens possèdent quelque chose de très voisin de la conscience ».

L’humanité doit une fière chandelle à Darwin, et Darwin aux chiens. Ce n’est donc que justice si l’on a aussi donné son nom à une espèce rarissime, une branche à part sur l’arbre de l’évolution canine, intermédiaire entre le chien et le renard, qu’il avait lui-même identifiée dans une île au large du Chili : le Darwin-Fox.

LE LIVRE
LE LIVRE

Darwin’s Dogs de Emma Townshend, Frances Lincoln, 2009

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire