Fascinant Négus

Haïlé Sélassié est un personnage au moins aussi fascinant que le pays sur lequel il a régné pendant presque quarante ans, l’Éthiopie. C'est en tout cas ce qu'a jugé Richard Kapuscinski, puisqu'il lui a consacré un petit chef-d’œuvre *, dans lequel, tel un Saint-Simon tropical, il décrit le fonctionnement saugrenu de la cour médiévale d’Addis-Abéba, à partir des témoignages des quelques dignitaires retrouvés au plus profond des bidonvilles où ils se terraient. Résultat : un fantastique aperçu du fonctionnement du pouvoir, un pouvoir à l'état brut, encore féodal, et complètement dégagé de la gangue des institutions modernes.

Ingrédient numéro un, presque autosuffisant, de l'art de gouverner : l'allégeance. Kapuscinski ouvre son livre sur une imparable citation de Jung : « l'homme supporte tout, à condition d'avoir atteint le degré de soumission adéquat ». La docilité était en effet la clé de voûte du système : « Sa Majesté ne nommait jamais quiconque en fonction de ses talents, mais toujours exclusivement en fonction de sa loyauté » confesse un des courtisans. Mieux encore : le Négus préférait les médiocres, plus ductiles, vis-à-vis desquels il faisait meilleure figure : « comment eût-il pu briller, s'il s’était entouré de bons ministres ? », « il ne peut y avoir qu'un seul soleil », « sa Bienveillante Grandeur appréciait les ministres sans vivacité d'esprit ni perspicacité : il les considérait comme des éléments stabilisateurs ». Dans la même logique, Haïlé Sélassié tolérait la corruption avec bienveillance, car celle-ci lui donnait une meilleure prise sur ses féaux. « La méchanceté et la servilité étaient la condition de l'anoblissement, les critères selon lesquels le monarque choisissait ses favoris, les récompensait, les inondait le privilège » résume Kapuscinski - avec peut-être d'autres régimes en tête. 

Pour contrôler la loyauté de ses sujets, le Roi des Rois s'appuyait sur un réseau d'informateurs qui lui rendaient compte verbalement chaque jour à l'aube, pendant sa promenade matinale, des événements de la nuit à peine close. Ils surgissaient tour à tour des bosquets pour glisser leurs ragots à l'oreille du monarque, lequel continuait de marcher sans jamais s'interrompre ni offrir de commentaire. Mais la moindre faille détectée dans la fidélité d’un dignitaire provoquait son limogeage immédiat, voire sa preste décapitation.

Hailé Sélassié pratiquait en effet un absolutisme absolu : non seulement il prononçait tous les châtiments importants, mais il nommait personnellement chaque employé de son empire, du ministre au chef de gare, et distribuait de sa poche, en espèces, toutes les gratifications. « L'Heure des Nominations » et « l’Heure de Justice » étaient les deux temps forts du rituel de la cour (il y avait aussi l'heure des Ministres – où, les recevant à tour de rôle, l'empereur les incitait à se dénoncer les uns les autres). Pendant ces grandes cérémonies quotidiennes, dans la salle du trône, le souverain recevait tous les sujets qu'il avait distingués, ou décidé de démettre, et faisait dispenser aux méritants promotions ou dons monétaires, que son confesseur, également Responsable du Portefeuille, puisait dans un sac en peau de mouton. Il recevait aussi des doléances et communiquait ses décisions par l'intermédiaire de son Grand Chambellan, le Ministre de la Plume, le second personnage de l'empire.

Son Extraordinaire Majesté n’écrivait en effet jamais rien. Haïlé Sélassié susurrait ses décisions dans l'oreille du Ministre de la Plume, à charge pour celui-ci de les interpréter au mieux ; en cas d'erreur manifeste, ce serait lui qui porterait le chapeau ! Le Ministre, personnage honni, fut d’ailleurs une des toutes premières victimes de la révolution.

Car révolution il y eut. Haïlé Sélassié avait pourtant entrepris d’ouvrir son royaume au monde moderne, allant jusqu'à instituer une « Heure du Développement » pendant laquelle il recevait avec beaucoup d’empressement des hommes d'affaires et des agioteurs de tout poil, au plus grand dégoût de ses courtisans. Mais lui qui avait ravi le trône par la force et défié tant de complots, coups d'Etat ratés, et tentatives d'assassinat, n'entendit pas monter la colère étudiante, ni surtout celle de l’armée. Pire, tandis que les insurgés s'étaient emparés du pays et faisaient disparaître les uns après les autres tous ses ministres et dignitaires, le Roi des Rois, en plein déni, persistait à proclamer qu’il approuvait tout cela « puisque c'était le désir du peuple ». Il ne se révolta qu'au tout dernier moment, quand les séides du Derg, venus l'arracher à son palais où il ne restait plus que lui et un serviteur, lui ordonnèrent de monter dans une petite Volkswagen verte : « vous plaisantez ! Vous n'allez pas me mettre dans cette voiture ? » protesta-t-il avant de disparaître à jamais. Car aucun pouvoir absolu n'est absolument éternel.

* Le Négus (Flammarion, 2010)

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