Juifs, Arabes, un malheur en commun

Attention, champ de mines. Métaphoriquement parlant, qu’on se rassure. Mais voilà un livre qui met à rude épreuve les catégories proprettes au milieu desquelles il est si bon d’évoluer mentalement. Le titre alarme déjà : Israël : les maladies des religieux. De quoi donc va-t-il s’agir ? D’un essai sur les psychopathologies des juifs orthodoxes et/ou des fous d’Allah ? On s’apprête à aller fouiller dans les malles débordantes – depuis le temps ! – où l’on a fourré toutes les analyses et toutes les indignations ramassées au long d’une vie sur ce conflit qui a l’outrecuidance d’être né avant nous et une probabilité non négligeable de nous survivre.  C’est bon, on est paré pour affronter une controverse qui est forcément une variante du déjà vu. Et là, stupeur. Le petit livre qu’on commence à lire est une enquête sans fioritures sur les maladies génétiques en Israël. Or il y en a beaucoup, énormément même, nous apprend Yves Mamou, jusqu’à tout récemment journaliste au Monde où il suivait le secteur de la santé. Au lecteur ahuri qui aimerait tant qu’on n’associe pas un groupe humain – pas les juifs ! pas les Palestiniens ! – à des tares héréditaires, il assène des statistiques, toutes inexorablement ethniques. Il y a les maladies des juifs ashkénazes (une cinquantaine sont répertoriées) et celles des juifs d’Afrique du Nord, mais aussi celles très spécifiques des juifs irakiens ; et puis il y a les maladies des Arabes, israéliens ou des Territoires palestiniens, celles des Bédouins et celles des Druzes.  Parfois, ce sont les mêmes affections que l’on retrouve d’un groupe ethnique à l’autre, avec des taux de prévalence variables, comme la thalassémie, une forme d’anémie qui peut être relativement bénigne, ou la maladie de Tay-Sachs, qui paralyse progressivement les enfants, les rend aveugles et les emporte avant l’âge de cinq ans.  Précisément détaillée par l’auteur, toute une palette de maux et de déficiences plus ou moins curables frappent dans des proportions inconnues ailleurs les habitants d’Israël et de Palestine. L’explication est simple : la consanguinité. Les communautés juives de la diaspora ont vécu pendant des siècles en cercle fermé, soit qu’elles fussent assignées au ghetto, soit qu’elles choisissent pour des raisons culturelles de favoriser les unions entre cousins. De ce point de vue, l’arrivée en Israël et le brassage qui en est résulté a contribué à élargir le bassin génétique et à réduire la prévalence de certaines maladies. Mais il n’en est pas allé de même chez les Arabes, chez les Druzes et chez les Bédouins, et pas non plus chez les juifs orthodoxes. Dans tous ces groupes, le mariage entre cousins, souvent cousins germains, est resté fréquent, voire majoritaire, même s’il tend à se réduire.

Un sentiment de gêne

« La fréquence des maladies rares liées à la consanguinité en Israël est telle qu’en septembre 2006 une base de données génétiques nationale a été inaugurée dans le but de répertorier les désordres génétiques au sein de la population israélienne et d’étudier leur distribution dans les différents groupes ethniques », écrit Yves Mamou. C’est le hasard qui l’a amené à découvrir cette particularité de la santé en Israël. Il visitait, dans le cadre d’un reportage, l’hôpital Hadassah de Jérusalem quand il a appris l’existence d’un service spécialisé dans les maladies génétiques sans équivalent au monde, où 3000 consultations sont données chaque année. Combien de juifs et d’Arabes parmi les patients ? « On ne fait pas de statistiques ethniques », répond le service de communication de l’hôpital. L’enquête va plus loin et montre comment la prise de conscience des facteurs de risques s’est répandue dans la société israélienne, donnant lieu à des dépistages prénataux de plus en plus nombreux, et à des interruptions volontaires de grossesse quand le fœtus est porteur d’une maladie grave. Mais les religieux, autant juifs que musulmans, rejettent l’avortement et pratiquent plus que les autres les mariages consanguins. Yves Mamou montre comment, néanmoins, certaines communautés ont trouvé des moyens de réduire le taux d’enfants atteints de maladies rares en rusant avec les interdits. Et là encore, on réprime un sentiment de gêne en constatant qu’il n’y a qu’un terme pour définir cette démarche : l’eugénisme. Israël est sans doute le seul pays où, parmi les métiers de la santé, figure celui de conseiller génétique. Et le conflit israélo-palestinien, dans tout ça ? Il est présent avec la politisation des enjeux de santé, exploités par les deux camps, explique Yves Mamou sans un mot plus haut que l’autre. Son enquête, aussi passionnante que documentée, avec un équilibre scrupuleux des sources médicales, juives et arabes, n’a pas été pompée dans la presse américaine ou israélienne. Cette originalité aurait dû lui valoir de nombreuses recensions. C’est tout le contraire qui s’est produit. Sophie Gherardi
LE LIVRE
LE LIVRE

Israël : les maladies des religieux, Léo Scheer

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