Kennedy, Roth et Greenspan dans The New Republic

La ligne politique de The New Republic a évolué depuis la création du magazine par Walter Lippmann et quelques autres intellectuels progressistes américains il y a un siècle. Aujourd’hui toujours « liberal » c’est-à-dire, comme on sait, de gauche, aux États-Unis, le périodique l’est toutefois de façon légèrement moins prononcée que par le passé, et un fort soutien à la politique de l’État d’Israël en est devenu, en matière internationale, une des caractéristiques majeures.

Depuis l’époque où Edmund Wilson en était le rédacteur en chef adjoint et un de ses critiques littéraires attitrés, ce qui n’a pas cependant pas varié et est demeuré quasiment constant est la qualité des recensions de livres du bimensuel. En témoignent les trois articles qui composent la rubrique concernée dans le numéro daté du 30 décembre 2013.

Le premier est un compte-rendu pénétrant et critique du dernier ouvrage d’Allan Greenspan par l’économiste Robert Solow, toujours aussi incisif à 89 ans. Dans son analyse des relations entre les dépenses de l’État et le volume de l’épargne – il soutient que les premières croissent aux dépends du second – fondée sur une régression linéaire statistique interprétée de manière peu rigoureuse, comme dans ses considérations sur le déficit public, qu’il juge néfaste en toutes circonstances, et les facteurs décourageant l’investissement, qu’il réduit à l’excès de réglementation, Greenspan, relève Solow, qui a su dans certaines circonstances (certes pas toujours) se montrer un président de la Réserve fédérale lucide et pragmatique, laisse ses préjugés idéologiques l’emporter sur son sens des réalités et sa sagacité.

Le deuxième article est une excellente recension du récent ouvrage de Claudia Roth Pierpont au sujet de Philip Roth par Adam Kirsh, prétexte pour revisiter l’œuvre de l’écrivain et la mettre en perspective de manière intelligente, en analysant de façon originale le rôle qu’y jouent les thèmes dont la présence obsédante caractérise notoirement ses livres : le sexe, la mort et la judéité. Sans tomber dans une totale complaisance (elle ne cherche pas à cacher le caractère moins réussi de certains des très nombreux romans de l’écrivain), Claudia Roth Pierpont, note justement Kirsh, donne malgré tout un peu l’impression d’écrire avec le regard de Philip Roth par dessus son épaule. On ajoutera que cela risque d’être également le cas de la biographie de Roth à laquelle travaille actuellement Blake Bailey, déjà auteur de remarquables biographies de deux « enfants maudits » de la littérature américaine contemporaine – alcooliques, tourmentés et très malheureux tous les deux – John Cheever et Richard Yates. Il s’agit en effet d’une biographie « autorisée », rédigée à la demande de Roth et en collaboration étroite avec lui.

Le troisième article analyse trois des très nombreux livres sur John Fitzgerald Kennedy publiés à l’occasion du 50e anniversaire de son assassinat, dont un de Robert Dallek, auteur de ce qui est généralement considéré comme un des meilleurs parmi les milliers d’ouvrages sur le président américain. Son auteur est l’historien Stephen Sestanovich, et il porte exclusivement sur la politique étrangère de Kennedy, en laissant de côté des tas d’autres sujets intéressants aussi souvent et longuement traités que celui-ci : la personnalité complexe de Kennedy, sa vie privée et sa vie sentimentale – pour employer un euphémisme – très remplie et aujourd’hui bien documentée, sa politique intérieure, notamment en matière de protection sociale et de droits civiques, ou son assassinat.

Il est commun d’affirmer qu’au plan international, le bilan de la présidence de Kennedy est mitigé, qu’il mêle réussites remarquables (la gestion de la crise des missiles, le lancement du processus de détente) et sanglants échecs, en premier lieu la fameuse et lamentable affaire de la Baie des Cochons. Portant sur cette politique un jugement dans l’ensemble sévère (un peu trop, sans doute), Sestanovich soutient que ses succès n’en ont pas toujours été pour les raisons généralement invoquées. Si Khrouchtchev, avance-t-il par exemple, a finalement accepté de retirer les missiles soviétiques installés à Cuba, c’est moins en raison de la décision de Kennedy, prise contre l’avis de tous ses conseillers militaires et civils, de démanteler les missiles américains établis en Turquie, que de l’atmosphère de danger qu’il avait réussi à créer durant les premières phases de l’épisode, avant de se convaincre (à tort, soutient Sestanovich, d’après ce que nous apprennent les archives soviétiques), qu’une concession supplémentaire à l’engagement américain de ne pas envahir Cuba était indispensable pour désamorcer la crise. L’article met aussi et surtout en lumière les profondes contradictions qui travaillaient cette politique étrangère, reflet et produit, moins directement de la personnalité de Kennedy, dit Sestanovich, que des vues contradictoires que lui et son entourage avaient développé de ce que devait être cette politique, dans un contexte caractérisé par la position de domination mondiale dont bénéficiaient alors les États-Unis.

En lisant cet article, on ne peut s’empêcher de se faire une réflexion sur un aspect de la présidence de Kennedy que Sestanovich n’évoque pas explicitement mais qui ressort de son analyse. C’est presque un lieu commun d’affirmer que Kennedy – jeune, séduisant, décontracté, familier, très soucieux de son apparence, s’exposant volontiers avec sa femme et ses enfants, a été le premier président américain « moderne » et, à ce titre, un modèle pour tous les politiciens qui l’ont suivi, aux États-Unis et ailleurs, de Bill Clinton à Barak Obama en passant par Pierre-Elliot Trudeau, Valéry Giscard d’Estaing et Tony Blair.

À lire l’analyse de Sestanovich, on réalise qu’il a été moderne en un sens plus large et plus profond, sur un plan qui touche autant au contenu de sa politique et à la manière dont il la pratiquait qu’à son style et son apparence. Le mélange d’activisme et d’indécision, d’idéologie et de pragmatisme décrit dans l’article, la propension de Kennedy à « repousser les décisions déplaisantes là où les résultats ne sont pas immédiatement apparents », la manière dont lui et ses collaborateurs « combinaient la rhétorique de l’affrontement à la rhétorique de la conciliation », la volonté de plaire, surtout, et la crainte de déplaire qu’on sent à l’œuvre derrière ses atermoiements et ses volte-face, sont tout à fait typiques de la façon dont la politique est conçue et menée aujourd’hui, que de tels traits définissent à un degré bien plus élevé encore. Ils le font depuis un moment qu’on peut d’ailleurs plus ou moins dater de l’élection de Kennedy, qui a réciproquement contribué à les renforcer. Rien de fortuit, en vérité, ce moment coïncidant avec celui où, sous l’effet du développement de la société de l’information et de la civilisation des médias, les considérations d’image et les impératifs de la « communication » ont commencé à jouer un rôle déterminant dans l’exercice de la politique.

Michel André

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