Keynes et Hayek face aux crises économiques

Parmi les vidéos diffusées sur le site YouTube qui ont été vues à plusieurs millions de reprises (bien moins que celles de Lady Gaga, Shakira, Rihanna, Justin Bieber, Eminem et, bien sûr, du rappeur coréen Psy, mais nettement plus que la moyenne, qui se situe autour de 100 000 fois), figure un petit film musical de vulgarisation économique intitulé Fear The Boom and Bust. Fruit de la collaboration du réalisateur John Papola et de l’économiste Russ Roberts, connu pour ses activités de pédagogie économique à l’attention des profanes, ce clip de sept minutes, créé en 2010 et auquel une suite moins réussie (et considérablement moins regardée) a été donnée un an plus tard, met en scène les économistes John Maynard Keynes et Friedrich Hayek, interprétés par deux comédiens, s’affrontant en une « bataille de rap » au sujet des grands principes de l’économie, plus spécialement des mécanismes à l’origine des phases d’essor et de récession (« Boom and Bust ») du cycle des affaires, auxquelles fait référence le titre.

À l’image de ce qu’ils étaient dans la vie, le britannique Keynes apparait dans le film comme un homme élégant, plein de charme et terriblement sûr de lui, l’autrichien Hayek sous l’aspect d’un universitaire sans allure, solennel, raide et embarrassé. Sans que cela soit dit explicitement, à la fin de leur courte et burlesque confrontation on a pourtant l’impression qu’en dépit de toute la présomption et de la superbe du grand économiste anglais, c’est son adversaire qui a remporté le débat. Rien d’étonnant à cela, compte tenu de la sympathie affichée de Russ Roberts pour les idées de Hayek, qui l’a souvent conduit à attaquer très agressivement les opinions keynésiennes de l’économiste Paul Krugman dans sa chronique du New York Times.

L’attrait des rythmes du rap et le plaisir que procure le traitement cocasse d’un sujet aride expliquent à coup sûr en grande partie l’étonnante popularité de cette amusante vidéo. Si celle-ci a rencontré un tel succès, c’est cependant aussi parce que son thème fait ostensiblement écho à une inquiétude bien compréhensible en temps de crise économique : des remèdes très différents préconisés par Keynes et Hayek pour relancer l’économie lorsqu’elle est en état de stagnation, reflet de leurs conceptions antagonistes des causes de son effondrement, lesquels sont-ils les plus susceptibles de s’avérer efficaces ?

Preuve de l’actualité du sujet, un peu moins de deux ans plus tard, dans le même esprit mais sans lien avec les deux vidéos, Nicholas Wapshott publiait Keynes-Hayek. The Clash That Defined Modern Economics, un ouvrage qui raconte en détail l’histoire du conflit intellectuel entre les deux économistes et décrit les destins contrastés qu’ont eus leurs idées dans le monde scientifique et au plan politique. Nicholas Wapshott n’est pas un économiste de métier mais un excellent journaliste, à qui l’on doit plusieurs biographies de personnalités politiques (Margaret Thatcher et Ronald Reagan) ou du monde du cinéma (les acteurs Peter O’Toole et Rex Harrison et le réalisateur Carol Reed). Certains lui ont reproché d’avoir simplifié à l’excès les vues des deux protagonistes, en réduisant leur débat à l’opposition du principe de l’intervention du gouvernement dans l’économie (Keynes) et de la défense de la libre entreprise (Hayek). Dans l’ensemble, cependant, le livre a été davantage loué que critiqué, à juste titre parce qu’il est extrêmement réussi.

Une histoire riche, complexe et nuancée

Assurément, Wapshott traite davantage des conséquences que Keynes et Hayek ont tirées de leurs analyses respectives en termes de politique économique et de philosophie politique que des détails techniques de leurs théories. Il lui arrive aussi de commettre des erreurs factuelles ou d’appréciation, par exemple lorsqu’il affirme que Hayek, à l’instar des représentants de l’école autrichienne dont il était issu, avait une conception mécanique des marchés, quand en réalité dans son esprit ces derniers, produits d’un « ordre spontané » comparable à celui qui caractérise les systèmes vivants, fonctionnaient de manière organique. Son exposé est par ailleurs entaché de certaines omissions, la plus importante portant sur l’idée fondamentale de Hayek que les prix, sur le marché, opèrent comme des signaux fournissant aux agents économiques les informations dont ils ont besoin.

Mais ces faiblesses ne compromettent que très peu le grand intérêt de l’ouvrage. Tout au long de celui-ci, Wapshott témoigne d’une maîtrise remarquable de son sujet, dont il explique les aspects les plus compliqués avec un grand talent didactique, dans un style enlevé et brillant. L’histoire racontée dans Keynes-Hayek est de surcroît bien plus complexe, riche et nuancée que ne le donne à penser un titre un peu malheureux et trompeur. Et le livre a le grand mérite d’attirer l’attention, dans sa première partie consacrée aux échanges entre les deux hommes, sur un épisode de l’histoire de la pensée économique familier jusqu’ici presque exclusivement des spécialistes. De manière générale, il contribue à jeter un peu de lumière supplémentaire sur la personnalité et la vie de Hayek, un auteur bien moins connu que Keynes, sur lequel, parce qu’il domine l’histoire de la science économique au XXème siècle, il existe des bibliothèques entières. Pour voir les commentateurs et le grand public commencer à s’intéresser au penseur autrichien, il a fallu par contre attendre le triomphe, à partir des années 1980, des doctrines dites « néolibérales » qu’il a en partie inspirées.

On peut a priori difficilement imaginer deux personnes plus différentes que les héros de cette histoire. Au moment où Hayek a fait la connaissance de Keynes, au début des années 1930, ce dernier était depuis longtemps une figure célèbre et révérée. À l’âge de trente-six ans, il avait accédé à la notoriété internationale grâce à la publication de son pamphlet Les Conséquences économiques de la paix, dans lequel il dénonçait avec vigueur la dureté des conditions faites à l’Allemagne par le Traité de Versailles, plus précisément le niveau insupportablement élevé des réparations qu’on demandait au pays vaincu, en soulignant, avec raison comme la suite des événements l’a démontré, le risque pour la paix que représentait l’imposition de ces sanctions. Considéré par la totalité de ceux qui ont eu affaire à lui comme la personne la plus intelligente qu’ils aient rencontrée dans leur existence (« Keynes avait l’intellect le plus acéré et clair que j’aie jamais connu » a fameusement écrit de lui le philosophe Bertrand Russel), Keynes, après avoir été l’étoile, aux côtés de Virginia Woolf, E.M. Forster et Litton Strachey, du petit groupe d’intellectuels et d’artistes d’esprit aristocratique et aux mœurs libres connu sous le nom de « groupe de Bloomsbury », était devenu l’éminence grise officielle du gouvernement britannique en matière financière et monétaire. Héritier dissident de la prestigieuse école économique de Cambridge, il exsudait dans tous les domaines une assurance touchant à l’arrogance.

Un fort accent autrichien

Plus jeune que lui de seize ans, s’exprimant à l’oral dans un anglais laborieux qu’un très fort accent autrichien rendait presque incompréhensible à ses auditeurs britanniques, terriblement formel dans ses contacts, Hayek n’avait ni l’autorité ni les capacités de séduction de celui dont il allait devenir l’adversaire résolu, mais respectueux. Férocement opposés au plan intellectuel, Keynes et Hayek ont en effet toujours témoigné de beaucoup de considération l’un pour l’autre. « Il est le seul véritable grand homme que j’ai connu » écrira Hayek à la mort de Keynes, « [et] j’avais pour lui une admiration sans limites ». Avec le temps, les deux hommes ont même développé une véritable relation d’amitié. Durant la seconde guerre mondiale, lorsque la London School of Economics où il enseignait dut être évacuée en raison du Blitz, Hayek trouva refuge à Cambridge. Keynes insista pour que son rival soit logé dans les locaux de Kings College où lui-même était établi. « Nous partagions beaucoup d’intérêts » fera remarquer plus tard Hayek (ils étaient notamment tous les deux bibliophiles), « [et] lorsque nous nous rencontrions, nous arrêtions de parler d’économie ». Ils devinrent donc de grands amis, lui, Keynes et Lydia Lokopova, une ancienne danseuse de la troupe de Diaghilev que Keynes avait épousée à l’étonnement général, après une série de liaisons homosexuelles au temps de sa jeunesse.

Keynes et Hayek n’avaient cependant pas seulement en commun l’amour des vieux livres. Dans son ouvrage Qu’est-ce que le libéralisme ?, Catherine Audard résume très bien tout ce qui les rapprochait au plan épistémologique : « Tous deux étaient critiques à l’égard de la mathématisation de l’économie, dominante dans l’école marginaliste et néoclassique, mais que l’école autrichienne, par exemple, ne valorisait pas. Tous deux se sont intéressés à beaucoup de choses en dehors de l’économie, notamment à la psychologie, et ne voyaient pas dans l’économie une science, mais une discipline demandant des connaissances multiples et croisées et, surtout, de l’intuition […]. Tous deux étaient persuadés que la connaissance en économie ne peut avoir qu’un caractère limité, étant donné les éléments d’incertitude et les probabilités qui interviennent. »

Cette communauté de vision n’empêchait pas les deux hommes de posséder des tempéraments intellectuels presque opposés. Hayek était avant tout un savant, Keynes un homme préoccupé par l’action par les idées et spontanément interventionniste. « Tandis que Hayek, absorbé par la théorie économique qu’il aimait pour elle-même, se tenait délibérément à distance de la politique » relève Wapshott, « Keynes était intéressé par l’application de l’économie comme un moyen d’améliorer la vie des gens ». Et s’ils pouvaient se rencontrer sur la question de la nature et du statut de la science économique (economics), leurs vues sur l’économie comme réalité (economy) étaient loin de coïncider : « Hayek était convaincu que l’économie dans son ensemble était un objet insaisissable dont ne pouvait comprendre (d’ailleurs en partie seulement) le fonctionnement qu’en considérant les interactions des individus sur le marché. Keynes […] pensait à l’opposé que ce fonctionnement pouvait être mieux appréhendé en considérant son image globale, en observant de haut des agrégats d’éléments comme l’offre, la demande et le taux d’intérêt. Hayek était enfermé dans ce qu’on appellera la « microéconomie » quand Keynes était occupé à faire le saut vers une nouvelle manière de considérer l’économie : la « macroéconomie » ».

Cette différence de philosophie explique largement la divergence de leur analyse du cycle des affaires, la question fondamentale à laquelle ils se sont tous les deux intéressés. Pour Keynes, choqué par le chômage dont souffrait la Grande-Bretagne dans les années 1920, le problème central de l’économie était celui du sous-emploi et des dysfonctionnements du marché du travail, plus généralement celui de la sous-utilisation des facteurs de production. Pour Hayek, il s’agissait de théoriser la façon dont un système économique perturbé pouvait spontanément revenir à cet équilibre fondamental dont il ne pouvait jamais s’écarter pour longtemps si l’on n’intervenait pas indûment dans son fonctionnement. Dans l’heureuse formulation du biographe de Keynes Robert Skidelsky : « Tandis que Hayek partait de prémisses ne pouvant conduire à aucune conséquence malheureuse, Keynes partait de conséquences malheureuses et tentait de construire des prémisses pouvant les expliquer. » Pour Keynes, selon qui le marché ne pouvait à lui seul réaliser en toutes circonstances l’allocation optimale des ressources, la récession était le produit du sous-investissement et la façon d’y mettre fin consistait à relancer l’investissement et la consommation par une combinaison de mesures fiscales (réduction des impôts), monétaires (abaissement des taux d’intérêt) et de soutien à l’économie (lancement de grands projets d’intérêt public par l’État). Aux yeux de Hayek, ce qui causait une récession était au contraire un excès d’investissements du fait de politiques monétaires laxistes de crédit facile, et ce qu’il convenait de faire était de laisser l’économie se purger des investissements excédant ses capacités d’absorption.

Keynes et Hayek ont croisé le fer à maintes reprises et ont eu de nombreuses occasions d’exprimer chacun des jugements sévères au sujet des idées de l’autre. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1928 à Cambridge, où Hayek avait été invité à une réunion scientifique. Trois ans plus tard, Lionnel Robbins, l’étoile montante de la science économique à la London School of Economics, l’invitait à donner quatre conférences à Londres. Dans l’esprit de Robbins, marqué par les vues des économistes « continentaux » (français, allemands et autrichiens), il s’agissait par ce moyen de porter un coup d’arrêt à l’influence grandissante de Keynes et du cercle de jeune économistes qui l’entouraient à Cambridge, que ses membres (Richard Kahn, Joan et Austin Robinson, Piero Sraffa et d’autres) avaient baptisé « le cirque de Cambridge ». Hayek restera en Angleterre durant dix-sept ans, qu’il considérera a posteriori comme la période la plus heureuse et productive de sa vie.

« Comme deux bateaux qui se croisent dans la nuit »

Dans un récit très documenté qui représente l’apport le plus original et de plus grande valeur de son livre, Nicholas Wapshott reconstitue le débat intellectuel qui a mis aux prises les deux hommes, tel qu’il ressort de leur correspondance, de leurs interventions publiques et des articles et compte rendus critiques qu’ils ont chacun publiés au sujet des théories et des livres de l’autre. Leur échange d’arguments n’a jamais cessé d’être d’une extrême vigueur, confinant souvent à la brutalité. Hayek avait beaucoup apprécié un ouvrage publié par Keynes en 1923 intitulé La Réforme monétaire, dans lequel il avait trouvé avec plaisir une anticipation de ses propres vues, sous la forme de l’idée que le retour à l’étalon-or (préconisé par les milieux d’affaires et que Churchill réalisera deux ans plus tard) serait néfaste pour l’économie anglaise, parce qu’il subordonnait la stabilité des prix domestiques et de l’emploi à celle des taux de change. Mais dix ans plus tard, les idées de Keynes avaient évolué dans un sens qui les éloignait de celles de Hayek. Le compte rendu par ce dernier du nouvel ouvrage de Keynes, le Traité sur la monnaie, dans lequel il commençait à développer les conceptions originales qui trouveront leur forme aboutie six ans plus tard dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, fut donc d’une rare rudesse. Adoptant tout au long de son texte « le ton rageur de l’indignation » (Wapshott), Hayek qualifiait les vues de Keynes d’« obscures », « incompréhensibles » et « dépourvues de sens ». Ulcéré, Keynes, dans sa « réponse à Hayek », rétorqua en affirmant de Prix et production de l’autrichien (qui rassemble ses quatre conférences de Londres) : « Ce livre montre de manière extraordinaire comment à partir de prémisses erronées, un esprit impitoyablement logique peut finir à l’asile » (« end up in Bedlam » – Bedlam était le surnom populaire du Bethlem Royal Hospital, un célèbre hôpital psychiatrique de Londres, en français on aurait pu dire : « finir à Sainte-Anne »). « Des esprits moins échauffés » remarque Wapshott, « auraient noté les nombreuses similitudes entre leurs thèses respectives et se seraient concentrés sur leurs différences ». Mais les deux hommes partaient de visions trop éloignées et étaient trop passionnés pour parvenir à se comprendre. En dépit de leurs efforts, ils n’arrivèrent même pas à s’accorder sur la signification des termes qu’ils employaient. Incapables de saisir le point de vue de l’autre, ils étaient comme « deux bateaux qui se croisent dans la nuit ».

Au moment même où il le publiait, Keynes avait toutefois déjà pris ses distances par rapport au Traité sur la monnaie et affirmait ne plus pouvoir en défendre complètement les thèses. Cette demi-palinodie est une des raisons que Hayek invoquera par la suite pour justifier son silence au sujet de la Théorie générale de l’intérêt, de l’emploi et de la monnaie. Un des aspects les plus intriguants de cette histoire est en effet qu’une fois paru le maître ouvrage qui jetait les bases de la « révolution keynésienne », Hayek n’entreprit jamais d’en discuter explicitement les thèses dans un article qui lui serait intégralement consacré. Pour quelle raison ? À côté de sa crainte d’un revirement de position de Keynes, il a notamment invoqué son refus de se joindre à tous ceux qui attaquaient les thèses d’un homme qui valait bien mieux que d’autres économistes très en vue, ainsi que son désir de terminer tout d’abord la nouvelle version de son propre ouvrage La Théorie pure du capital. Mais aucune de ces explications n’est vraiment convaincante. Quoi qu’il en soit, beaucoup interprétèrent l’attitude de Hayek comme l’aveu de sa part qu’il avait été battu.

« Où sont les camps de concentration ? »

Marginalisé dans le monde académique par le succès de Keynes, Hayek allait connaître la consécration publique en publiant, en 1938, celui de ses livres pour lequel il est de loin le plus connu La Route de la servitude. Sur un ton angoissé qu’explique le contexte historique de l’époque – la montée du nazisme en Allemagne et le triomphe du communisme, dont on commençait à apercevoir les aspects les plus sombres, en Union soviétique – il se livrait dans ce texte à un vibrant plaidoyer en faveur l’économie de marché et de la liberté politique, dans le même esprit que son ami le philosophe Karl Popper dans son ouvrage presque contemporain La Société ouverte et ses ennemis. Assez imprudemment, Hayek prédisait l’évolution fatale des démocraties occidentales, sous l’emprise de politiques « socialistes » (c’est-à-dire interventionnistes), vers le totalitarisme. Cette prophétie aventureuse lui vaudra des commentaires sarcastiques, sur le moment et bien longtemps après. « La Suède et les autres pays scandinaves », ironisait ainsi quelques dizaines d’années plus tard le keynésien Paul Samuelson, « sont les pays les plus “socialistes” au sens grossier dans lequel Hayek emploie ce mot. Où sont les camps de concentration ? »

L’ouvrage fut malgré tout accueilli avec bienveillance par plusieurs personnalités qui, sans partager la philosophie de Hayek, éprouvaient comme lui une forte répulsion à l’égard du totalitarisme. George Orwell, par exemple, dans une recension du livre exemplairement nuancée, lucide et honnête : « Dans la partie négative de la thèse du professeur Hayek, il y a beaucoup de vérité. Le collectivisme n’est pas intrinsèquement démocratique. […] Le professeur Hayek a également probablement raison de dire que […] les intellectuels sont davantage portés au totalitarisme que les gens ordinaires. Mais il ne voit pas, ou ne veut pas admettre, qu’un retour à la “libre” concurrence signifierait pour la plus grande partie de la population une tyrannie probablement pire, parce que plus irresponsable, que celle de l’État. Le problème avec les compétitions, c’est qu’il y a toujours quelqu’un qui les gagne. »

Dans le même esprit, Keynes félicita Hayek d’avoir mis en garde contre un risque dont il était lui-même très conscient, celui de voir un gouvernement prendre des décisions conduisant au totalitarisme. « Des actions dangereuses », écrivait-il dans une lettre à son attention, « peuvent être entreprises en toute sécurité dans une communauté qui pense et sent correctement. [Mais] exécutées par des individus qui pensent et sentent de travers [elles] ouvriraient le chemin vers l’enfer ». Entre l’excès de dirigisme et l’absence totale d’intervention du gouvernement, faisait cependant valoir Keynes, il est possible et nécessaire de trouver une voie moyenne. La faiblesse de la position de Hayek, selon lui, était de ne pas indiquer comment : « Vous admettez çà et là qu’il faut tirer une ligne quelque part […]. Mais vous ne fournissez aucune indication sur l’endroit où la placer [...]. Vous et moi l’établirions vraisemblablement à des endroits différents. [De mon point de vue] vous sous-estimez la praticabilité d’une voie médiane. »

Divorce et remariage

En dépit de la notoriété que lui valut La Route de la servitude grâce à la publication d’une version condensée du livre dans le magazine Reader’s Digest, la vie de Hayek ne fut guère aussi ostensiblement heureuse et accomplie que celle de Keynes. En 1926, il avait épousé Helen Betta Maria von Fritsch, connue sous le surnom de Hella. Mais c’était un mariage par dépit. L’histoire a été racontée à plusieurs reprises en détail, notamment par le biographe de Hayek Alan Ebenstein. Amoureux de sa cousine Helene, Hayek, du fait de malentendus au moment de son départ pour quinze mois aux États-Unis, avait dû renoncer à elle et se résoudre à la voir épouser un autre. De passage à Vienne en 1946, il eut l’occasion de la rencontrer et de s’entendre dire qu’elle était à présent libre de devenir sa femme. Il voulut divorcer, mais sa femme Hella s’y opposa. Pour éviter les frais d’un divorce avec contestation, il s’arrangea pour se faire nommer à l’université de l’Arkansas, un État américain aux lois laxistes en matière de divorce. Il obtint satisfaction et épousa sa cousine. Dans son portrait comparé de Keynes, Hayek et Laski (un économiste marxiste anglais), Kenneth R. Hoover émet l’hypothèse que les difficultés rencontrées par Hayek pour divorcer auraient encouragé ses opinions anti-étatiques. Mais cette suggestion est assez farfelue. L’impact psychologique de cet épisode sur Hayek semble plutôt avoir été d’engendrer chez lui un fort sentiment de culpabilité. À quelqu’un qui lui demandait bien plus tard s’il se souvenait avoir commis dans son existence un acte qu’il savait immoral, Hayek répondit : « avoir forcé mon divorce ». Ce divorce et ce remariage scandalisèrent ses collègues de la London School of Economics et lui coûtèrent la sympathie de sa famille et de ses amis. Parmi ceux-ci Lionnel Robbins, que Hayek eut la tristesse supplémentaire de voir rejoindre le camp des keynésiens, à l’instar d’autres économistes qui avaient été partisans de ses théories, voire même ses disciples, comme Nicholas Kaldor. Contraint de quitter Londres, Hayek poursuivit sa carrière à l’université de Chicago, où il exerça une influence importante sur les membres de l’école économique qui porte le nom de la ville, puis, de retour en Europe, à Fribourg. La fin de sa vie fut assombrie par de lourds problèmes de santé, dont une dépression nerveuse récurrente. Elle fut toutefois aussi éclairée par l’attribution, en 1974, du « prix Nobel » d’économie, qu’ironiquement il dut partager avec un économiste aux idées radicalement keynésienne aux antipodes des siennes, le suédois Gunnar Myrdal. À ce moment, Hayek avait abandonné depuis longtemps ses travaux d’économie pure pour se consacrer à la philosophie politique, sociale et du droit, ainsi qu’à la promotion des idéaux du libéralisme.

Le virage de son activité dans cette direction datait de plusieurs décennies. En 1946, Keynes mourait à l’âge peu avancé de soixante-deux ans, miné par les problèmes de santé qui l’affectaient depuis de longues années et l’épuisement occasionné par l’énorme travail qu’il avait accompli à l’occasion de la conférence monétaire internationale de Bretton Woods deux ans auparavant, qui vit le triomphe des vues américaines au sujet du système monétaire international sur celles défendues par les Anglais avec Keynes à leur tête, et dont sont sortis le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. (Si la proposition de Keynes de créer une banque internationale de compensation dotée d’une monnaie propre, le bancor, avait été adoptée, le grave problème structurel créé par le déséquilibre des relations commerciales et économiques entre les États-Unis et la Chine qui affecte aujourd’hui l’économie mondiale et doit être considéré comme une des causes de la crise ne se poserait pas en termes si aigus.)

« À ce moment précis », dira plus tard Hayek à propos du décès de Keynes « [il] est devenu la grande figure et j’ai commencé à être oublié comme économiste ». Hayek ne possédait pas les talents de communicateur de Keynes pour exploiter le succès populaire que lui avait valu La Route de la servitude et contrer les effets négatifs qu’avait eus la publication de cet ouvrage sur sa réputation parmi les économistes. Pour rompre l’isolement dans lequel il était tombé et aider à mettre sur pied une contre-offensive contre les vues keynésiennes en train de se répandre parmi les économistes et les décideurs politiques, il prit l’initiative d’organiser une conférence internationale sur le modèle et dans le prolongement du « colloque Walter Lippmann », une rencontre qui s’était tenue à Paris en 1938 autour d’un livre de ce journaliste et commentateur politique fameux aux États-Unis, à laquelle Hayek avait participé en compagnie d’une série d’intellectuels et d’économistes libéraux européens et américains. Cette conférence s’est tenue dans un hôtel établi sur le Mont Pèlerin qui surplombe le lac de Genève. Elle se pérennisera sous la forme de la Société du Mont Pèlerin, un groupe de réflexion qui a notoirement joué un rôle clé dans l’histoire de la pensée libérale et la genèse et le développement de ce qu’il est convenu d’appeler le néolibéralisme. La mission de la Société du Mont Pèlerin était de nourrir, fortifier et disséminer la doctrine libérale, ce que ses membres ont fait en créant d’autres groupes de réflexion rapidement devenus très actifs et célèbres comme, en Grande-Bretagne, l’Institute of Economic Affairs (créée par Hayek lui-même) et, aux États-Unis, la Heritage Foundation et le Cato Institute

La Société du Mont Pélerin

Nicholas Wapshott évoque le colloque Lippmann et la Société du Mont Pèlerin, mais ne s’attarde guère sur leur analyse. On en a apprendra davantage à leur sujet dans trois excellents livres récents sur l’histoire du néolibéralisme : The Great Persuasion d’Angus Burgin, Masters of the Universe, de Daniel Steadman Jones et Néo-libéralisme(s), de Serge Audier. Différents par leur ton et leur approche (respectivement historique, politique et philosophique), ces ouvrages mettent tous les trois fortement en lumière à quel point il est erroné de voir dans le néolibéralisme un bloc idéologique monolithique. Cinq groupes d’individus différents composaient de fait au départ la Société du Mont Pèlerin, rapporte l’historien Max Hartwell, lui-même membre de l’association qu’il a présidée durant deux ans : des économistes, historiens et philosophes anglais de Manchester et de la London School of Economics (Robbins, Popper) ; des membres de l’école autrichienne d’économie réfugiés aux États-Unis comme Ludwig von Mises ; d’anciens participants au colloque Lippmann, dont beaucoup étaient français (Raymond Aron, Jacques Rueff, Louis Rougier) ; des représentants de ce courant baptisé « ordo-libéralisme » qui a donné naissance en Allemagne au concept d’«économie sociale de marché », comme Wilhelm Röpke et Walter Eucken ; enfin, des économistes de l’école de Chicago, dont le flamboyant Milton Friedman.

En dépit de leur attachement commun à l’idée de liberté, les membres de ces différents groupes se trouvaient souvent en désaccord sur des points importants de théorie économique, mais aussi sur la question fondamentale du rôle de l’État dans l’économie et, plus généralement, dans le fonctionnement de la société. L’histoire de la Société du Mont Pèlerin et, plus largement, celle du libéralisme et du néolibéralisme durant la deuxième partie du XXème siècle, apparaît donc traversée par de nombreux conflits d’idées et de luttes de pouvoir et d’influence. Dans des récits plus détaillés que celui de Wapshott, Burgin, Steadman Jones et Audier montrent comment la ligne ultralibérale incarnée par l’école autrichienne et Hayek, ainsi que les thèses radicales de Milton Friedman et de l’école de Chicago, ont supplanté les vues plus modérées de l’ordo-libéralisme et du libéralisme social (le « nouveau libéralisme » qui a en partie inspiré Keynes).

Hayek et Friedman : leurs deux noms sont également associés à la « contre-révolution néolibérale des années 1980 ». Nicholas Wapshott montre excellemment à la fois tout ce qui rapprochait les deux économistes et ce qui les séparait : « En économie, Friedman était plus proche de Keynes, et a souvent fait l’éloge des idées économiques de Keynes, notamment celles contenues dans La Réforme monétaire […]. Mais quand on en venait à la politique, Friedman était proche de Hayek. Keynes pensait que l’intervention de l’État fournissait le moyen d’améliorer la vie des citoyens. Friedman était d’accord avec Hayek que toute intervention de l’État entravait la capacité des marchés de produire de la richesse ». Friedman éprouvait de fait une grande et ouverte admiration pour Keynes, dont il partageait l’approche générale : « Contrairement à Hayek et Mises [...] Friedman tenait pour acquise l’idée keynésienne qu’il convient d’observer l’économie comme un tout [...]. Tout en prenant soin de ne jamais critiquer les idées de Hayek provenant de l’école autrichienne, il demeurait peu convaincu de leurs mérites. »

Il n’est pas jusqu’au monétarisme, la doctrine à laquelle Friedman a attaché son nom, qui ne retienne quelque chose des idées de Keynes, contre lesquelles il se définit pourtant. Le monétarisme ressuscite la théorie quantitative de la monnaie selon laquelle la monnaie est un simple instrument d’échange qui n’intervient pas dans la création de richesse, une théorie que Keynes avait déclarée inadéquate. Pour les monétaristes, la création monétaire a pour effet essentiel de faire monter les prix, donc de produire de l’inflation. Au cœur du monétarisme réside en conséquence la proposition que l’État peut et doit contrôler (c’est-à-dire limiter à un niveau correspondant au taux de croissance) la masse monétaire en circulation : une manipulation de l’économie qui représente une forme d’intervention publique particulièrement forte et requiert l’existence d’une banque centrale. Cette idée est en totale contradiction avec les thèses de Hayek, qui, tout en soutenant (à l’opposé des anarcho-capitalistes) la nécessité d’un État garant du fonctionnement libre du marché et possédant le monopole de la coercition, préconisait, non seulement la privatisation d’une série de services (dans le domaine de la santé, de l’énergie, etc), mais aussi la suppression des banques centrales et la cession de la capacité de création monétaire à des institutions privées en concurrence les unes avec les autres.

Un débatteur-né

Mais Friedman était animé par une idée forte et simple, « une foi passionnée en la liberté individuelle combinée avec la conviction qu’une économie de marché libre constituait le meilleur moyen de coordonner les activités dispersés en vue de l’enrichissement mutuel de ces derniers », pour reprendre les termes de son portrait élogieux par Samuel Brittan. Dans l’ensemble, il partageait donc la méfiance de Hayek envers l’État et son aversion pour l’économie centralisée et planifiée. Le succès des idées néolibérales doit beaucoup à son talent pour les faire passer auprès de ses collègues, des décideurs politiques et du grand public. Comme Keynes, Milton Friedman était un remarquable communicateur, « un débatteur-né», dit très bien Robert Solow, « résolu, convaincant, ingénieux et infatigable ». Paul Samuelson, qui s’est souvent retrouvé face à lui, avouait qu’il avait souvent l’impression, à la fin d’une controverse les ayant mis aux prises, de l’avoir emporté sur chaque point, mais d’avoir perdu le débat.

Toute la dernière partie de Keynes-Hayek est consacrée à la reconstitution de l’influence des deux hommes sur les politiques économiques menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cette histoire est bien moins simple et linéaire qu’on le dit parfois. S’il est vrai que le keynésianisme a triomphé durant les années d’après-guerre, c’est sous la forme adultérée de ce qu’on a appelé la « synthèse néo-classique », hybride des idées néo-classiques et de celles de Keynes formalisées et mathématisées pour les besoins de la cause, en contradiction avec l’opinion de Keynes sur l’utilité des mathématiques en économie. Au nom de Keynes ont par ailleurs parfois été prises des mesures que n’aurait certainement pas approuvé un homme dont une des plus fortes et anciennes conviction était que le gouvernement doit soutenir financièrement l’économie en cas de récession, mais non en toutes circonstances.

Reaganomics

Wapshott rappelle de quelle manière l’essor des politiques d’inspiration néolibérale s’enracine dans l’apparition, durant les années 1970, en Europe et aux États-Unis, d’une tenace stagflation, combinaison d’inflation et de chômage théoriquement impossible aux yeux des keynésiens du fait de la corrélation négative existant à leurs yeux entre les deux phénomènes, reflétée dans la fameuse « courbe de Philips ». (Moins dogmatique, Keynes lui-même n’excluait pas la possibilité d’une telle combinaison.) Il met aussi en lumière qu’il n’a pas fallu attendre l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour voir les gouvernements américain et anglais adopter des mesures d’esprit néolibéral : dérégulation et réduction des dépenses publiques. C’est en effet à l’initiative du président américain Jimmy Carter et du premier ministre travailliste James Callaghan que les premières initiatives en ce sens ont été prises. (Comme on sait, trente ans plus tard, c’est un autre premier ministre travailliste, Tony Blair, qui mènera à bien le programme de réformes laissé inachevé par Margaret Thatcher.) Réciproquement, une partie importante de ce que l’on a baptisé les reagnomics relevait d’une approche indiscutablement keynésienne, la hausse spectaculaire des dépenses militaires jouant ici le rôle que Keynes confiait aux grands travaux public : « La phase d’expansion qui a duré de 1982 à 1990 », fait observer Robert Solow, « a été organisée par le gouvernement Reagan d’une manière totalement keynésienne, en augmentant les dépenses publique et en réduisant les impôts, une figure classique de déficit budgétaire à des fins d’expansion. »

Selon une anecdote souvent rapportée, Margaret Thatcher, au cours d’une discussion au sein du parti conservateur, aurait un jour extrait de son légendaire sac à main un exemplaire de La Constitution de la liberté (un traité de philosophie politique et sociale de Hayek postérieur à La Route de la servitude), jeté le livre sur la table et proclamé en pointant énergiquement son doigt vers lui : « C’est en cela que nous croyons. » L’histoire en dit long sur le sentiment de dévotion qu’elle éprouvait pour les idées de l’économiste. Hayek et Friedman étaient assurément flattés par la grande estime dans laquelle la Dame de fer et Ronald Reagan les tenaient. Ils n’en étaient pas moins déçus par les inévitables compromis auxquels les deux leaders, obligés de prendre en compte les réalités politiques, devaient se résoudre. « Après la Seconde Guerre mondiale » alla ainsi jusqu’à écrire Milton Friedman en 2004, « l’opinion était socialiste et la pratique conforme aux principes de l’économie de marché […]. À présent, l’opinion est en faveur de l’économie de marché, mais la pratique est nettement socialiste ». Quant à Hayek, son utopisme radical l’a toujours conduit à déplorer la timidité des mesures prises par les gouvernements conservateurs en Grande-Bretagne et républicains aux État-Unis.

Nicholas Wapshott conclut son récit sans prononcer de verdict clair au sujet de la capacité des théories des deux hommes à nous aider à sortir de la crise économique et financière actuelle. On a dit que c’était parce qu’il n’était pas en mesure de le faire du fait du caractère singulier de cette crise, et il y a de la justesse dans cette observation. En termes techniques, la crise qui a éclaté en 2007 peut être plus facilement décrite comme le résultat d’un surinvestissement (de nature spéculative), conformément à l’explication de Hayek, que comme celui du sous-investissement qu’incriminait Keynes. Mais elle est intervenue dans un environnement économique caractérisé par le poids sans précédent de l’économie financière par rapport à l’économie productive et une déréglementation extrême des activités dans ce domaine. Dans un tel contexte, les mesures classiques semblent vouées à l’échec. On a en effet ici affaire à un problème structurel qui exige pour disparaître une révision en profondeur du fonctionnement du système financier, une redéfinition des termes des relations entre les États et les banques, ainsi qu’une réforme des relations économiques et commerciales internationales (le Keynes de Bretton Woods serait ici de plus grand secours que celui des politiques « keynésiennes » au sens étroit du terme).

« Nous sommes tous keynésiens »

Wapshott ne répond pas non plus explicitement à la question dont il affirme dans l’introduction que son livre a pour ambition d’y répondre : qui de Keynes ou Hayek a-t-il raison ? Dans l’ensemble, on a cependant clairement le sentiment que, s’il lui fallait nommer un vainqueur de la confrontation, c’est Keynes qu’il désignerait. Parce que ses idées, aime-t-il à répéter, ont à plusieurs reprises « sauvé le capitalisme », mais aussi du fait de leur impact plus large et plus profond. Hayek était un homme érudit dans de nombreux domaines, un esprit brillant, rigoureux et ingénieux, « un penseur polyvalent comme il en existe de moins en moins » dit justement Gilles Dostaler dans le petit livre qu’il lui a consacré. Mais Keynes a révolutionné le savoir économique à un degré auquel les travaux de Hayek ne l’ont jamais fait. C’est ce que Milton Friedman lui-même reconnaissait lorsqu’il a affirmé, en 1966 : « En un sens nous sommes tous keynésiens, à présent » (ajoutant il est vrai aussitôt : « en un autre [sens] il n’y a plus aujourd’hui aucun keynésien »). Ce qu’il voulait dire est que le cadre macro-économique à l’intérieur duquel les économistes raisonnent et les hommes politiques décident aujourd’hui est largement issu des travaux de Keynes.

Mais on pourrait considérer que la supériorité de Keynes se manifeste aussi sur un autre plan. La vidéo de « rap économique » Fear The Boom and Bust se clôt sur deux phrases très célèbres des deux protagonistes. La première est la fameuse déclaration de Keynes dans la conclusion de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : « Les idées des économistes et des philosophes politiques, à la fois quand elles sont justes et quand elles sont fausses, sont plus puissantes qu’on ne le comprend communément. A vrai dire, le monde n’est mené par quasiment rien d’autre. Les hommes pratiques, qui se croient à l’abri de toute influence intellectuelle, sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste défunt. » La citation de Hayek, à peine moins connue, est, elle, tirée de son ouvrage posthume La Présomption fatale : les erreurs du socialisme (ouvrage en réalité d’authenticité controversée – l’excellent connaisseur de Hayek Bruce Caldwell s’interroge sur la proportion du livre qu’il convient d’attribuer à celui qui s’est chargé de le composer, W.W. Bartley III, disciple du philosophe Karl Popper, dont on trouve un écho des idées dans le livre) : « La tâche étrange de la science économique est de montrer aux hommes à quel point en réalité ils connaissent peu de choses de ce qu’ils imaginent être capables de concevoir. »

Dans l’esprit des auteurs du film, il s’agissait visiblement d’opposer à l’arrogance intellectuelle de Keynes, grosse de toutes sortes de catastrophes économiques et de dérives politiques collectivistes, l’attitude d’une opportune modestie de Hayek, qui s’en remet avec prudence à la sagesse des marchés. Mais les deux propositions ne sont en réalité ni contradictoires, ni incompatibles, et elles sont vraies toutes les deux. Il convient toutefois de les compléter et de les nuancer. Keynes a raison d’affirmer que les vues des hommes politiques sont le plus souvent animées par les idées d’économistes du passé. Mais ce n’est pas toujours à leur insu. À notre époque de culte de l’expertise, il est au contraire très commun pour les politiciens de se revendiquer des théories de certains économistes pour justifier leurs décisions. Des théories qu’ils ne comprennent cependant pas toujours très bien, qu’ils trahissent et déforment fréquemment et dont ils ne retiennent de toute façon que ce qui les arrange, la politique étant, comme on sait, l’art du possible et du compromis.

Incertitude et probabilité

Hayek a tout aussi raison de souligner le caractère fondamentalement limité de la connaissance humaine face à une réalité, l’économie, dont l’évolution est déterminée par les interactions complexes d’un grand nombre de facteurs. Keynes était d’ailleurs complètement d’accord avec lui sur ce point, lui qui avait placé au cœur de sa pensée les idées d’incertitude et de probabilité. Mais il ne tirait pas de ce constat les mêmes conclusions. Des limites de notre capacité à comprendre et prévoir le comportement du système économique, il ne concluait pas qu’il était impossible d’agir sur ce dernier et dépourvu de sens d’essayer de le faire, ni qu’il convenait en conséquence de s’abandonner en toute confiance à la logique des marchés.

Il n’était d’ailleurs pas le premier penseur libéral à voir les choses de cette façon. Dans La Fin du laissez-faire, Keynes rappelle que ni Adam Smith, ni Ricardo, ni Malthus n’ont jamais employé cette expression célèbre. Figure emblématique du libéralisme dont les idées sont fréquemment caricaturées par ceux qui se revendiquent de lui, Adam Smith, plus particulièrement, en dépit de l’identification fréquente de sa pensée à la fameuse image de la « main invisible » (qui guide à l’insu des intéressés les actions entreprises par intérêt personnel dans le sens du bien commun), envisageait pour l’État, au-delà de l’exercice des fonctions régaliennes (défense, police, justice) un rôle actif en matière d’infrastructures et d’éducation. Comme lui et les autres pères fondateurs du libéralisme, Keynes savait que, si elle constitue un moyen extraordinairement efficace de produire de la richesse dont beaucoup profitent, l’économie de marché est loin de fonctionner systématiquement dans le sens de l’intérêt général. Il avait de surcroît constaté que, livrée complètement à elle-même, elle pouvait souffrir de sérieux dysfonctionnements. Parce qu’il avait une conception pratique de l’économie comme science et une vision morale de l’économie comme réalité, il ne pouvait s’en accommoder sans proposer des mesures préventives et correctrices. Dans cette attitude lucide et volontariste alliant le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté, pour utiliser l’expression de Gramsci dans la formulation un peu arrangée sous laquelle on la cite le plus souvent, réside un autre aspect de la valeur supérieure de la pensée de Keynes. Un aspect auquel, à l’évidence, en dépit de leur talent, les auteurs de Fear The Boom and Bust sont demeurés parfaitement imperméables.

Michel André

LE LIVRE
LE LIVRE

Keynes-Hayek de Keynes et Hayek face aux crises économiques, W. W. Norton & Co.

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