L’Afrique des tribus

Au mois d’août, il y aura de nouvelles élections présidentielles au Kenya. Les dernières, celles de 2007, sont encore dans toutes les mémoires : la réélection inattendue du président sortant, Mwai Kibaki, a déclenché des émeutes qui se sont soldées par presque un millier de morts et plus d’un demi-million de réfugiés. En cause : le maintien au pouvoir de l’ethnie Kikuyu et de son leader. Les autres grandes tribus du Kenya, Luos et Kalenjins en tête, se sont indignées : c’était « à leur tour de manger », pour reprendre l’expression imagée qui sert de titre au formidable récit de Michela Wrong.

Qu’une telle tragédie survienne au Kénya, pays chéri de tous les organismes d’aide internationale, a suscité un choc douloureux. Mais la lecture de la presse quotidienne dans biens des pays sub-sahariens révèle pléthore de répliques en miniature de ce type d’affrontements (1). En Afrique, la tribu est encore une réalité centrale.

Parmi les quelque 3 500 ethnies africaines, beaucoup de petites tribus sont au bord de l’extinction, mais les grandes sont plus prospères que jamais. En Ouganda, pour ne prendre en exemple que ce seul pays, le territoire et la population sont divisés en 65 tribus, même si trois d’entre elles – les Bagandas, les Basogas, et les Banyankolés – représentent plus de 30 % de la population totale. La plupart de ces tribus sont bien vivaces et maintiennent, contre vents et marées de la modernisation, leurs langages, leurs organisations politiques, leurs droits coutumiers, leurs religions, et surtout leurs traditions, hautes en couleur. Comme, par exemple, les traditions matrimoniales ou sexuelles, si distinctives : chez les Himas (Ankolés), on engraisse les femmes pendant deux mois, dans une hutte isolée, avant la nuit de noces ; chez les Bakingas, la mariée doit uriner sur ses beaux-frères (mais ils peuvent ensuite user de tous les droits de l’époux, en son absence du moins) ; les Karimojas s’allongent le pénis en y attachant des disques de pierre ; etc., etc. Et l’on ne fera pas ici mention des mutilations corporelles, féminines notamment, qui ont encore large cours, hélas.

En Ouganda, les tribus principales ont des pratiques matrimoniales moins spectaculaires mais des revendications politiques ou économiques plus sonores. Voir les émeutes chez les Bagandas lorsque leurs tombes royales ont mystérieusement brûlé à Kampala en 2010. Ces agitations tribales ont d’ailleurs longtemps reçu l’appui de feu le colonel Kadhafi, autoproclamé roi des rois d’Afrique, qui s’y entendait pour semer la zizanie chez les voisins.

Car les relations entre l’État moderne postcolonial et les institutions tribales sont par nature difficiles. En Ouganda, elles se superposent carrément : les principales tribus du pays, les Bagandas, n’ont pas seulement un roi, mais aussi un premier ministre, un gouvernement, un parlement, sorte de mini-Westminster tropical, et tout un ensemble d’institutions juridiques et économiques. Et même si le pouvoir politique du pays parle dédaigneusement à leur propos d’« institutions purement culturelles », il sait bien que les royaumes ont la haute main sur les revenus de leurs sujets, sur le sol qu’ils occupent, et incidemment sur un sous-sol parfois bien garni en pétrole. Et les grandes tribus se font largement entendre au parlement national par le biais de partis politiques « ethniques ».

On comprend donc que la « First Lady » ougandaise, Janet Museveni (par ailleurs ministre du Karamoja, une région de tribus particulièrement « difficiles », adeptes du vol de bétail et d’expéditions punitives) ait souhaité déclarer récemment qu’il fallait « dissuader les gens de se considérer comme membres de clans ou tribus car cela encourage les divisions, la violence, le meurtre » – même si son mari a fait, lui, un efficace usage de l’agitation tribale pour assurer sa réélection en 2011.  

(1)  Voir « New Vision », Kampala, 15 décembre 2011 : « Three killed in Hoima tribal clashes ».

LE LIVRE
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C’est notre tour de manger, Fourth Estate

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