Le bonheur et l’argent

L’argent ne fait pas le bonheur : on le sait depuis longtemps, mais désormais c’est prouvé ! Une armée de chercheurs en psychologie – Daniel Kahneman, Alberto Alesina, Ruut Veenhoven, Richard Easterlin, entre autres – se sont efforcés de mener à bien le projet qu’avait formulé au XVIIIe siècle le philosophe anglais Jérémy Bentham : développer une « science du bonheur », un « Félicitic calculus ».

Pour résumer très sommairement leurs conclusions, on peut effectivement affirmer que le bonheur est bel et bien déconnecté de l’argent : le « niveau de perception du bonheur » des Américains n’a pas évolué depuis 50 ans, malgré la forte croissance économique. Parallèlement, la progression dans leur pays des inégalités ne semble pas les troubler non plus. Mais il y a quelques bémols d’importance : en dessous d’un certain seuil, l’augmentation de revenus est une condition sine qua non du bonheur ; et au-dessus d’un certain seuil de richesse, oui, l’augmentation de l’inégalité chagrine, comme s’il fallait avoir atteint un certain niveau d’aisance pour se préoccuper de sa situation relative dans l’échelle des revenus (1). Mais s’il existe tout de même une sorte de corrélation entre bonheur et argent, on n’est pas sûr du sens du lien de causalité : il est fort possible que ce soit le bonheur qui crée l’argent, et non l’inverse, puisque une des conditions principales du bonheur, disent les chercheurs, c’est le succès professionnel, lequel est normalement mieux rémunéré que l’échec ! Mais les chercheurs ont détecté bien d’autres composants du bonheur, beaucoup plus puissants : l’harmonie conjugale (mais oui), les relations sociales, la santé, une bonne approche de la vie et surtout, surtout, la prédisposition génétique au bonheur, qui pèserait pour au moins 50 % (ceci fait dire au psychologue David Lykken, « qu’essayer d’être plus heureux est aussi futile que d’essayer d’avoir une plus grande taille »).

« Bonheur National Brut »

Dans ces conditions, que pourrait donc faire l’État pour ses ouailles, s’interroge l’universitaire et juriste américain Derek Bok (2) ? À supposer d’ailleurs que ce soit bien son rôle, car les temps ont changé depuis que la constitution française de juin 1793 proclamait hardiment que « le but de la société est le bonheur commun, et le gouvernement doit y contribuer de son mieux ». Certains régimes éclairés – la monarchie du Bouthan, le Sarkozysme  dans ses premiers élans – en ont conclu, peut-être un peu vite, que, puisque l’argent  n’a pas tant d’impact que cela sur le bonheur, plutôt que de s’acharner sur une l’évanescente croissance du PNB, pourquoi ne pas tenter de promouvoir le BNB, le « Bonheur National Brut » ?

Pourquoi pas, en effet. Mais avec quels instruments ? On ne peut pas ici ne pas rappeler ici le mot fameux de Benjamin Constant : « Que l’Autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux. » Mais Derek Bok démontre qu’en fait l’État a pas mal de cordes à son arc. D’abord, le degré de liberté qu’il veut bien allouer aux citoyens, car ceci est selon les chercheurs une des toute premières conditions du bonheur. Et aussi son action économique, car c’est quand même la croissance qui  procure les jobs, et sans job, pas de bonheur. Et puis l’État dispose encore d’autres leviers dont l’effet n’est pas négligeable : il peut s’efforcer d’améliorer les conditions de retraite, car cette période serait la plus heureuse de la vie ; il peut défendre la sécurité de l’emploi et la justice au travail ; il peut aussi tenter de soulager par une politique médicale appropriée des sources de souffrances reconnues, telles les douleurs chroniques, les maladies dépressives, ou le manque de sommeil ; il peut enfin encourager l’enseignement des Humanités, car la culture et la connaissance de soi seraient des ingrédients efficaces du bonheur. En revanche, réduire le temps de travail n’est pas forcément une bonne idée : les études montrent que les loisirs ainsi récupérés sont très largement reportés sur la télévision, laquelle n’a rien d’euphorisant.

Et la France, comment se situe-t-elle dans cette perspective ? Fort mal à vrai dire. D’abord, les Français se retrouvent tout en bas de l’échelle européenne de « satisfaction de la vie » (3), avec une spectaculaire stagnation depuis un quart de siècle. En plus, nous avons le triste record d’être, parmi les principaux pays industrialisés, celui où la confiance en l’État et la perception de son efficacité (mesurée selon 75 critères !) sont les plus basses (4). Ceci expliquerait-t-il cela ?

1. Richard Easterlin: « Feeding the Illusion of Happiness », SIR, 2005.

2. « The Politics of Happiness: What Governments Can Learn from the New Research on Well-Being », Princeton University Press, 2010.

3. « Comparative Study of Life Satisfaction in the European Union », Kaare Christensen, BMJ.

4. Banque Mondiale, « Policy Research Working Paper n° 4280 », 2007.

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