Le dangereux virus de la rumeur

À en croire bien des articles répertoriés dans Google News, nous sommes au bord d’une nouvelle catastrophe médicale, une épidémie semblable à celle que décrit le film Contagion. Ron Fouchier, du Centre Médical Erasmus de l’Université de Rotterdam, aurait créé un virus de la grippe aviaire contagieux de personne à personne, et cette grippe, identifiée depuis de nombreuses années lorsqu’elle passe de la volaille à l’homme, tue au moins la moitié des patients affectés (246 pages parues au cours de la dernière semaine, à 17h00 le 10 décembre, avec le mot clé « Fouchier »). Mais l’information, en particulier rapportée par Le Monde, a ceci de particulier qu’elle est indirecte. Il ne s’agit pas du compte-rendu d’un article scientifique décrivant l’expérience, mais d’une glose, par de nombreux journalistes du monde entier, à propos d’une nouvelle de la revue Science. Dans cette nouvelle quelques chercheurs s’interrogent et s’inquiètent de la parution possible du travail de Ron Fouchier. Pourtant les données de ce travail ne sont pas accessibles. En bref, il s’agit d’une rumeur.

La rumeur touche à tous les sujets. Elle repose sur l’attrait d’une certaine forme de plaisir dans le dégoût. C’est pour les adultes l’équivalent de l’intérêt des enfants pour le stercoraire. Parfois elle va plus loin, elle se réjouit de l’horrible, de l’inquiétant, de la catastrophe à venir. C’est ce qui arrive le plus souvent à la rumeur en science. La rumeur est un phénomène de masse, et les media de masse en sont donc la proie, tout en en étant friands, puisque leur intérêt vénal est dans la vente la plus large possible.

Si la rumeur ne reposait sur absolument aucun fait, elle ne tiendrait pas longtemps. Elle doit donc partir d’une réalité associée à des croyances, mais les croyances seules suffisent parfois. L’un des mouvements de foule les plus réussis, si l’on en croit (est-ce une rumeur ?) ce qui se dit, fut le débarquement des Martiens aux États-Unis, le 30 octobre 1938, annoncé à la radio et donc certainement vrai... Le lendemain le New York Times décrivait la panique de ceux qui avaient fui la ville pour échapper aux envahisseurs. Parmi les craintes qui obsèdent l’humanité les maladies tiennent une place à part. C’est que nous avons le souvenir de grandes épidémies, souvent encore très proches : la peste, la variole, et le choléra de 1832 qui tua à Paris des milliers de personnes parfois célèbres, comme Georges Cuvier ou le premier ministre Casimir Périer. Et dans ces conditions la rumeur est mortifère : il lui faut des boucs émissaires, et au cours de l’histoire bien des innocents ont été pris à partie par la foule et massacrés (ce fut le cas à Paris, durant le choléra).

Une observation paradoxale

Tout près de nous l’épisode du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère, le SRAS, il est vrai très dangereux, contagieux de façon initialement mal comprise, et surtout entièrement inattendu, a été la dernière démonstration du comportement peu rationnel et parfois dangereux de bien des acteurs. Cela a été, aussi, un remarquable succès, puisque le virus a été identifié, et la maladie arrêtée en quelques mois seulement, malgré sa diffusion dans le monde entier. Une leçon, cependant, n’a pas été retenue. On peut remarquer que le taux de mortalité a été très variable, et particulièrement élevé à Hong Kong et à Toronto (17 %), alors qu’il était moitié moindre en Chine voisine. Il n’y a pas eu, curieusement, d’étude rétrospective approfondie pour comprendre cette observation paradoxale, mais on ne peut s’empêcher de remarquer le rôle des media de masse (et de certains médecins que les media érigeaient en augures) dans ce qui a pu être à l’origine de cette différence. À Hong Kong (où je travaillais à l’époque), dès le début de la maladie quelques voix médicales « autorisées » (auto-proclamées, à vrai dire), faisaient état dans les journaux, à la radio et à la télévision du succès spectaculaire de leur traitement (combinaison de corticostéroïdes, et de l’antiviral ribavirine), qui soulageait immédiatement les patients. Et tout naturellement, on peut le penser, l’accès à ces traitements choisis par les media fut très vite répandu localement. On ne savait pourtant encore rien du virus. Une semaine à dix jours après traitement l’état des patients s’altérait brutalement, et conduisait vite à leur décès. Il fallut quelque temps pour comprendre qu’il valait mieux ne rien faire, ou plutôt se contenter d’un traitement symptomatique (assistance respiratoire en particulier). En Chine voisine, faute de moyens, on se contentait de la pharmacopée locale, qui, si elle est le plus souvent sans effet, a le mérite de ne pas tuer (sans compter sur l’effet placebo, très positif) ! Et ce n’est que bien plus tard que les publications scientifiques à propos du virus, de son origine et de son mode d’action, purent valider une attitude rationnelle pour arrêter la propagation de la maladie (essentiellement fermeture des frontières à toute personne fiévreuse – aujourd’hui encore, le voyageur qui arrive en Chine est accueilli par une caméra infrarouge qui mesure sa température, en fonction de laquelle il peut être placé en quarantaine).

Nous assistons aujourd’hui a un débat inquiétant à propos de la grippe aviaire H5N1 (incidemment concomitante en 2002-2003 de l’arrivée du SRAS à Hong Kong, ce qui a été cause de confusion), non pas en tant que débat scientifique (déjà très ancien) mais parce qu’il est essentiellement développé par la rumeur, dans les media de masse ! La peur s’installe, l’idée de bioterrorisme et celle de guerre biologique remplacent l’évaluation scientifique de la situation. Or, on sait depuis plus d’une décennie qu’on doit craindre non pas le passage du virus de l’oiseau au mammifère (ce qu’on analyse avec soin au jour le jour dans le monde entier), mais le moment où un variant de ce virus se transmettra de personne à personne. Plusieurs mutations favorisant ce passage ont déjà été identifiées, et la recherche se développe pour préparer une vaccination qui rendrait la contagion inefficace. La question qui se pose est de savoir prévoir le chemin que prendra, peut-être, le virus. C’est une question qui relève de la virologie, de l’épidémiologie, et de la gestion des foules. Ce ne peut en aucune manière être propagé par la rumeur à partir de travaux présentés à Malte en septembre 2011 et qui resurgissent aujourd’hui sans qu’on puisse juger de leur réalité et donc de leur danger réel.

La peur est toujours mauvaise conseillère. C’est elle qui est à l’origine de la mise en place d’une vaccination de masse pour une autre forme de grippe (virus H1N1), voisine de celle qui avait causé la pandémie de 1918-1919, dans des conditions où l’on pouvait savoir que l’épidémie serait bénigne. La conséquence en a été une désaffection générale pour la vaccination dans une grande partie de la population. Cela peut devenir très dangereux et mortifère. Attendons la publication des résultats scientifiques pour discuter des résultats nouveaux concernant le virus H5N1, et nous préparer correctement, le cas échéant, à une situation difficile.
 

LE LIVRE
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Apocalypse biologique, Henry Holt & Company

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