Le grec ancien, c’est si moderne

La voix de Jacqueline de Romilly, la grande prêtresse de l’hellénisme, s’est tue, mais son message – que le sacrifice de l’enseignement des Humanités en France est une erreur tragique – retentit plus fort que jamais. Lors de l’hommage que le président de la Bibliothèque nationale de France, Bruno Racine, lui-même agrégé de lettres classiques, a eu l’excellente idée d’organiser dernièrement pour elle, on a pu réécouter certains de ses arguments, fort entendus et jusque dans le monde anglo-saxon. Car, pour reprendre l’expression de Dominique Lecourt, le directeur général de l’institut Diderot, on ressent aujourd’hui « une demande sociale d’Humanités » (dans une conférence du même institut, le philosophe Jean-François Pradeau a défini simplement le fluctuant concept « d’Humanités » comme « le fait de savoir que Athènes et Rome ont existé, avec tout ce que cela implique »).

Au premier niveau de l’argumentaire, donc : les incomparables mérites du grec, que Jacqueline de Romilly a recensés dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Stock). Elle y décortique les particularités de cette langue subtile et analytique, exacte, et propice aux métaphores, qui encourage à la fois la précision de la pensée et la richesse de la poésie. Le français lui devrait non seulement une grande partie de son vocabulaire, mais beaucoup de ses qualités. Un exemple parmi d’autres : le fort utile article défini, qu’ignorait le latin.

Au deuxième niveau, le grec ancien est le vecteur de la civilisation européenne, car, comme l’a dit Paul Valéry, « toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée, et soumise quant à l’esprit à la discipline des grecs, est absolument européenne ».

Un enseignement essentiel

Le troisième niveau ne concerne plus seulement le grec mais les « études d’Humanités » en général, définies cette fois non seulement par leur contenu (un amalgame d’enseignement littéraire et linguistique avec un saupoudrage de culture générale), mais aussi et peut-être surtout par leurs outils – l’interrogation critique, la réflexion, l’imagination et le retour sur le passé. Cet enseignement (à géométrie très variable) est, selon des universitaires américains comme Martha Nussbaum (voir Books n°20 p. 63), essentiel « pour la constitution d’un esprit correctement structuré moralement, intellectuellement et civiquement ». Les Humanités sont indispensables, dit-elle, au bon fonctionnement de l’entreprise moderne. La littérature, notamment, stimulerait le sens critique, la propension à la remise en cause, l’empathie, la compréhension des peuples étrangers, et surtout la créativité et l’aptitude au fameux « lateral thinking » – toutes qualités non dépourvues d’utilité dans le monde impitoyable de la concurrence commerciale internationale. À quoi l’on rajoute, en France du moins, la capacité d’écrire correctement, importante dans un monde de plus en plus dominé – écran oblige – par l’écrit.

Les preuves du déclin de l’enseignement des Humanités en général, et du grec en particulier, sont malgré tout innombrables et faciles à apporter, car les chiffres sont là : peut-être à peine 500 étudiants en lettres classiques en France en 2010; fermetures en série de départements de Lettres dans les facultés américaines, etc. Les preuves  de l’existence d’une « demande sociale d’humanités » soutenue sont en revanche plus difficiles à produire. Mais la dernière publication de L’Apologie de Socrate aurait, par exemple, été vendue en France à 150 000 exemplaires. On peut donc tabler sur l’existence d’un vigoureux lectorat français – forcé ou non –, de Platon. En traduction, du moins. Mais c’est déjà ça.  

 

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire