Le Khât, l’alcool de l’islam

Harar, en Éthiopie, est une ville qui se dédouble. Le matin, cette place forte qui domine le désert Somali, au croisement des chemins de caravanes, n'est qu'un vaste marché tout bruissant de transactions orientales. L'après-midi, les ruelles sont désertes, hormis quelque individu titubant, des formes allongées de-ci de-là au pied des murs multicolores, ou quelques grappes d'homme avachis dans une étrange torpeur : celle du Khât.

Car Harar, qui fut d'abord la tête de pont de l'islam en Éthiopie chrétienne, puis la résidence de Rimbaud, puis la première capitale du Roi des Rois, Haïlé Sélassié, est aujourd'hui celle du Khât. Le meilleur terroir, celui d’Awodey, le Saint-Estèphe local, n’est qu’à faible distance, dans les collines où s'étagent des plantations en terrasse rappelant vaguement celles de thé. Comme les effluves du Khât sont particulièrement volatiles, les feuilles doivent être cueillies à la fraîche, et mâchonnées dans les heures qui suivent. D'où une impressionnante chaîne logistique – ânons, chameaux, taxis, autobus brinquebalants, et enfin « l'avion du Khât », un vieil appareil de l'armée éthiopienne en attente sur le tarmac de Diré Dawa – qui permet de disséminer en quelques heures les ballots tout le long de la corne de l'Afrique et jusqu'au Yémen. À Harar-même, les précieuses feuilles sont disponibles vers onze heures du matin. Et rapidement la population masculine du lieu sombre dans une hébétude  heureuse qui rappelle les effets du Soma (1) : ici, le matin, l'on travaille et l'on souffre, et l’après-midi, l'on somnole et l'on oublie. Puis le soir, à l'heure où les hyènes quittent les collines pour venir nettoyer la ville de ses déchets, les uns s’en vont à la mosquée, les autres à l'église pour le bruyant office du soir, et les lépreux se postent aux abords de ces lieux stratégiques.

 

J'ai goûté du Khât, bien sûr, mais le suc des feuilles, douceâtre et légèrement écœurant, ne m'a procuré que des sensations gastriques plutôt déplaisantes. Pourtant, il s'agit indéniablement d'une drogue, Catha Edulis, un alcaloïde efficace pour nombre de tourments de l'âme et du corps : angoisse, faim, libido, chagrin, constipation, et j'en passe. Cet hallucinogène fortement addictif, lointain cousin de l’ecstasy, jouit d’un statut incertain, aux confins de la légalité : interdit en Europe, sauf en Angleterre et aux Pays-Bas, il fait souvent l'objet d'une tolérance en faveur des immigrés. Mais c’est dans le monde islamique, qui le vénère ou qui le condamne, que le Khât déchaîne les plus violentes passions ainsi que des torrents de casuistique. 

 

Il existe en effet plusieurs Hadits dénués d'ambiguïté (« tout ce qui enivre est Haraam », etc.). Mais le Coran lui-même ne dit pas un mot du Khât, déjà connu pourtant dans l'Antiquité égyptienne. Les autorités religieuses – qui semblent toutes en réprouver l'usage – utilisent à cette fin des arguments indirects : le Coran prohibe ce qui sent mauvais (or le Khât pue), ce qui est « extravagant » et coûteux (or le Khât est cher, surtout le bon, et son addiction ruine les plus pauvres), ou encore ce qui est nuisible pour la santé voire « suicidaire » (et le Khât « donne des aphtes, des hémorroïdes, des maux d'estomac et des douleurs rénales » (2). Dans le camp adverse – celui des praticiens – on clame, avec une bonne dose de mauvaise foi, que « l'herbe d'Allah » purifie l'esprit pour la prière. Le très observant Hizbul Islam somalien résout ainsi le problème : il proscrit le Khât d'un point de vue doctrinal, mais en taxe vigoureusement le commerce, pour financer ses actions militaires. Oui, le Khât est bel et bien « l'alcool de l'islam », ou mieux encore son tabac.

 

(1) Voir Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley

 

(2) Sheikh Yusuf Al-Qaradawi – consultation sur Islamonline

 

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