Le Tadjikistan et la malédiction stalinienne

Un petit tour en Asie centrale, et surtout au Tadjikistan, voilà qui permet de vérifier le fameux mot de Pasteur selon lequel les frontières ne sont que "les cicatrices de l'histoire". Et dans ce coin du monde l'histoire a eu la main bien lourde.

Région immense, tour à tour désertique ou montagneuse, l'Asie centrale bénéficie d'un peuplement parsemé mais complexe, très largement nomade qui plus est. De la caspienne jusqu'au Pamir, et de la Sibérie jusqu'à l'Afghanistan, Ouzbeks, Turkmènes, Kirghizes, Tadjiks, Kazakhs, Pachtos, etc. s'entremêlent – sans compter les Russes encore bien présents – dans un vaste imbroglio de races, de religions, de langues, et même d'alphabets ( arabo-persan, latin, et cyrillique un peu bricolé).

Dans ces conditions, comment s'étonner que les frontières, issues de manipulations compliquées et contradictoires, soient elles aussi passablement tourmentées, et tourmenteuses. Lors des derniers cent cinquante ans, la malheureuse région a subi l'impact d'au moins deux découpages majeurs. Le premier, fruit de l'affrontement diplomatique russo- anglais autour des marches septentrionales de l'Inde – ce qu'on appelait le « grand jeu » –, a abouti à la création de zones tampons comme l’Afghanistan, d'une gestion aujourd'hui fort compliquée. Encore ce découpage-là répondait-il à des intentions en principe pacificatrices. À la différence du second, directement issu du cerveau maléfique de Staline, grand éparpilleur de peuples s'il en est.

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Bien sûr le Petit Père des Peuples n'est pas le seul autocrate coupable d'avoir disloqué les siens en leur fabricant des frontières totalement arbitraires. Pour ne prendre qu'un exemple, l'empire de Charlemagne fut lui aussi laborieusement disséqué en trois royaumes, la Francie, la Lotharingie, et la Germanie, qui n'étaient homogènes ni culturellement ni ethniquement. Mais du moins s'était-on soucié, dans ce cas précis, de créer des entités équilibrées, économiquement viables : trois longues bandes longitudinales, chacune avec son accès à la mer du Nord comme à la Méditerranée, son lot de fleuves puissants et de forêts septentrionales comme de vignobles et d'oliveraies.

Le charcutage administratif de Staline répondait, lui, à des arrière-pensées tout à fait délétères : il fallait affaiblir les ethnies locales et leur territoire, et rendre cet enchevêtrement ingouvernable sinon depuis Moscou. Résultat : les principales villes tadjikes, Boukhara et Samarcande, furent assignées à l'Ouzbékistan ; une bonne partie du territoire et de la population Ouzbeks se retrouvèrent au Tadjikistan et au Kirghizistan ; Kirghizes et Tadjiks furent éparpillés un peu partout ; et le Kazakhstan (qui s’est à un moment appelé la Kirghizie !) n'est à ce jour qu'à moitié peuplé de Kazakhs.

Tant que toutes ces prétendues républiques n'étaient que des régions administratives au sein du grand empire soviétique, les dommages étaient limités. Mais depuis qu'en1991 elles sont devenues des nations à part entières au sein de la fluide CEI, la situation s'est singulièrement dégradée. Au Tadjikistan, la guerre civile a fait rage de 1991 à 1997 (100 000 morts, 500 000 réfugiés). Au Kirghizistan, les kirghizes autochtones (si l'on peut dire, car eux-mêmes sont arrivés récemment de bien plus loin) se sont déchaînés contre les Ouzbeks (10 000 morts). Un grave conflit oppose l'Ouzbékistan, très gourmand en eau pour son coton, au Tadjikistan, qui entend construire un grand barrage sur le principal affluent de l'Amou-Daria. En représailles, l'Ouzbékistan lui a bloqué sa principale voie d'accès, et les marchandises tadjikes doivent passer par les cols du Pamir. Dans le Pamir tadjik, la région semi autonome du haut Badakhchan (GBAO) est entrée en dissidence, et sa petite population ismaélienne vit en autarcie sous perfusion financière de l'Aga Khan. Et ainsi de suite.

« De là où il est, c'est-à-dire en enfer je présume, Staline doit bien rigoler, m'a dit un ami tadjik (car sa malédiction continue à produire tous ses effets.) Notre pays n'est pas viable économiquement, peut être 40% de gens sont au chômage. Du coup, au moins un tadjik sur sept doit aller travailler... en Russie ! »

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