L’enfer de la mode

La mode a toujours torturé ses victimes. Marie-Antoinette passait huit heures par jour à sa toilette. Et la jeune fashionista d’aujourd’hui se sent obligée de lui sacrifier une part substantielle (6 %) de ses maigres revenus comme de ses maigres loisirs (jusqu’à dix-sept visites par an chez un magasin de fringues comme Zara).

Le problème, c’est que la fashionista en question n’est plus seulement son propre bourreau mais celui de toute la planète. La production puis la transformation de textiles ou de peaux provoque toute une série d’effets pervers qui se nourrissent les uns les autres. Pire encore, les cycles de la mode s’accélèrent constamment (l’emblématique Zara sort plus de 12 000 nouveaux modèles par an), provoquant l’emballement croissant de toute la filière, effets pervers inclus, bien sûr (1).

En tête des victimes, les hommes (ou plus précisément les femmes voire les enfants) du tiers-monde, travaillant parfois douze heures par jour des matières imprégnées de produits toxiques, pour des salaires de misère (50 euros par mois, au Bangladesh), dans des « sweat-shops » insalubres et dangereux (tels le Rana Plaza) – ou pire, à domicile, livrés pieds et poings liés à l’arbitraire des intermédiaires. Les animaux, des mérinos aux crocodiles ou aux pythons paient eux aussi un très lourd tribut. Mais c’est en fait la planète toute entière qui se retrouve otage de la mode déchaînée : pour produire toujours plus de coton (fibre qui compte pour 50 % des 55 kilos de textile que chaque occidental(e) consomme annuellement), des régions entières du globe ont été sacrifiées et une mer (la mer d’Aral) quasiment asséchée ; la passion du cachemire est responsable de la destruction du plateau d’Alashan, en Mongolie Intérieure, envahi par les chèvres ; les produits de tannage empoisonnent les rivières chinoises et ainsi de suite. Le pire, c’est que les fripes bon marché (sur)produites dans ces conditions désastreuses sont très peu portées (c’est ce que les Américains appellent le « Shop & Toss »). Elles se retrouvent, à peine achetées, dans les décharges qu’elles polluent plus avant, à moins qu’elles ne soient recyclées à vil prix dans le tiers-monde, dont elles saccagent l’économie textile balbutiante.

Droit dans le mur

On l’aura compris : la gigantesque industrie du textile et de l’habillement – une des plus vieilles au monde, celle qui a déclenché la révolution industrielle (et la flambée des délocalisations) – va droit dans le mur. Mais comme le montre une étude récente du Dr. Max Martin, spécialiste de l’« Impact Investing », il ne faut pas désespérer. D’abord, les opérateurs eux-mêmes – il en a interrogé plusieurs centaines – sont conscients du problème. Et puis il existe des solutions : amélioration des processus de production, recours à de nouvelles technologies, et surtout, abandon de la « fast fashion » et réorientation vers une consommation vestimentaire modérée, « responsable ». Qui plus est, les effets positifs induits par ces efforts se nourrissent eux aussi les uns les autres, et pourraient enclencher un autre cercle, vertueux celui-là. La réorganisation de la chaîne de valeur et le recours aux nouvelles technologies permettent en effet de produire à moindre coût écologique (50 % de moins d’eau, 40 % d’énergie, 20 % de produits chimiques) des textiles moins nocifs, et de favoriser l’emploi d’ouvriers exposés à moins de dangers, plus qualifiés et mieux payés. Toute une série d’ONG de plus en plus mordantes veillent au grain, promouvant les « modèles circulaires » (recyclage des textiles, etc.) tout en accroissant la pression contre le travail des enfants, la maltraitance des animaux, la détérioration de l’environnement. Mais au bout du compte, c’est encore la fameuse fashionista qui décidera de notre sort et du sien.

1. To Die For: Is Fashion Wearing Out The World, Lucy Siegle, Fourth Estate, 2006.
 

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