L’éternelle modernité de Diderot

L’idée de la modernité de Diderot court comme un fil invisible à travers le livre que vient de lui consacrer Gerhardt Stenger, une biographie intellectuelle fouillée à la manière de celle de Raymond Trousson il y a quelques années. Elle apparaît à de multiples endroits de sa biographie par Jacques Attali, qui se concentre sur les événements de l’existence de Diderot mais a le mérite d’offrir en abondance au lecteur des échantillons de sa merveilleuse prose : souvent, ils sont présentés comme des textes « d’une extraordinaire modernité ». Diderot, « si actuel, […] si moderne » : cette formule de Jean d’Ormesson résume le sentiment fréquemment exprimé au sujet de l’écrivain dont on célèbre cette année le trois centième anniversaire de la naissance. Pour l’historien des idées Peter Gay, Diderot est « possédé par la fébrilité de l’homme moderne ». Aux yeux du critique P.N. Furbank, il est « un écrivain qui nous parle aujourd’hui d’une manière que Voltaire ne fait pas, sauf dans Candide ».

Une grande familiarité avec le milieu médical

Mais en quel sens exactement Diderot est-il moderne ? On peut dire qu’il l’est en raison de ses idées, par exemple en matière scientifique, domaine dans lequel on le décrit volontiers comme un précurseur du transformisme de Lamarck, voire de l’évolutionnisme de Darwin. Mais s’il maîtrisait admirablement les sciences de son temps (notamment la chimie et les mathématiques), Diderot n’en demeurait pas moins, fondamentalement, un philosophe. Déiste dans ses premiers écrits, il évolua rapidement vers un matérialisme athée d’inspiration biologique – un matérialisme vitaliste différent à la fois de celui de son ami d’Holbach, de celui d’Helvétius et du matérialisme mécaniste développé par La Mettrie dans le sillage de la théorie de l’homme-machine de Descartes. « Pour Diderot », souligne Dominique Lecourt, « le corps humain n’est ni “une machine du genre des hydrauliques”, ni un alambic. Les phénomènes vitaux sont d’un ordre particulier et obéissent à des lois propres ». Cette sensibilité à la spécificité du vivant, notre homme la tenait de sa connaissance de la pensée de Leibniz, mais, surtout, de sa grande familiarité avec le milieu médical : « Pas de livres que je lise plus volontiers que les livres de médecine, pas de conversation plus intéressante pour moi que celle des médecins. »

Dans la Lettre sur les aveugles, essai sur la vision qui contient des réflexions sur la genèse des formes vivantes, Le Rêve de d’Alembert, discussion philosophique imaginaire mettant aux prises le mathématicien, sa maîtresse Mlle de L’Espinasse et le médecin Bordeu, ainsi que dans les Pensées sur l’interprétation de la nature et les Éléments de physiologie, Diderot, s’appuyant notamment sur les travaux de Buffon, formule une série d’hypothèses parfois farfelues mais souvent étonnantes d’intuition : « Pourquoi la longue série des animaux ne serait-elle pas des développements différents d’un seul ? […] Le règne végétal pourrait bien être la source première du règne animal, et avoir pris la sienne dans le règne minéral. » Ainsi que le rappelait François Jacob dans La Logique du vivant, l’idée de transformation ne suffit cependant pas à définir le transformisme ; a fortiori, dira-t-on, la théorie de l’évolution, en l’absence de l’idée du mécanisme de sélection naturelle sur la base de variations spontanées. Les idées de Diderot demeuraient très spéculatives et il n’avançait pas, en scientifique, des preuves à l’appui de ses hypothèses. S’il n’a par conséquent pas joué de véritable rôle dans l’histoire de la biologie, le philosophe, soulignait Jean Rostand, par ses réflexions inspirées et sa puissante imagination a néanmoins très probablement indirectement « contribué à simuler l’esprit des naturalistes et à élargir le champ de leurs préoccupations ». On sait par exemple que Claude Bernard a lu avec beaucoup d’intérêt les Éléments de physiologie et qu’il a même songé un moment à publier les notes qu’il avait prises à leur sujet.

On a souvent raillé l’imprudente prophétie faite par Diderot à propos de l’avenir des mathématiques : « Cette science s’arrêtera tout court où l’auront laissé les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine, les d’Alembert et les La Grange. » Quelques années plus tard, les travaux de Gauss viendront lui apporter un cinglant démenti, constamment confirmé par la riche histoire des mathématiques depuis lors. Mais cette déclaration fracassante peut être interprétée en termes positifs. De tous les penseurs du XVIIIe siècle, faisait observer Ernst Cassirer, Diderot est celui qui possédait « le flair le plus délié pour tous les mouvements et les transformations de son temps ». À la base de sa prédiction, on peut donc dire qu’il y avait un sentiment juste : « Le point qu’il veut mettre en valeur […] est que les mathématiques ne peuvent plus désormais prétendre au monopole dans le domaine des sciences de la nature. »

La manière dont l’imagination de l’auteur du Rêve de d’Alembert pouvait le conduire très près de certaines vérités scientifiques est bien illustrée par un court passage de sa célèbre fable anthropologique le Supplément au voyage de Bougainville : un « dialogue […] sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas » dans lequel, à partir de la description d’une société tahitienne largement inventée, il entendait faire saisir aux Européens la relativité de leurs idées sur la sexualité et le mariage. Pour expliquer la présence sur une île éloignée d’animaux qui nous sont familiers, un des interlocuteurs avance l’hypothèse que cette terre aujourd’hui isolée pourrait avoir été dans le passé liée au continent, ce qu’on pourrait montrer « par la forme des arrachements ». On a dit que Diderot pressentait là le phénomène de la dérive des continents. Quelques années plus tard, Alexandre von Humboldt attirera effectivement l’attention sur la façon dont les contours de l’Afrique et de l’Amérique du sud s’emboîtent. Mais on sait aujourd’hui que la formation des atolls coralliens comme Tahiti est le produit d’un autre mécanisme que celui évoqué (lié il est vrai à la tectonique des plaques), le volcanisme sous-marin.

Contre la colonisation et l’esclavage

Diderot a-t-il été visionnaire en politique ? Ses idées dans ce domaine étaient moins structurées que celles de Montesquieu, Rousseau ou Condorcet. Mais elles étaient courageuses et vigoureuses et ses vues d’une grande clairvoyance. S’il ne s’est pas mobilisé personnellement au service de la cause de la liberté comme l’a fait Voltaire en défendant la mémoire de Jean Calas et du Chevalier de La Barre, victimes de l’intolérance religieuse et de l’arbitraire royal, Diderot approuvait le combat de l’auteur de Zadig et ne s’en cachait pas (il admirait d’ailleurs davantage Voltaire, qu’il n’a rencontré qu’une fois dans sa vie, comme combattant de la liberté que comme écrivain). Au départ partisan du despotisme éclairé, dans l’article « Autorité politique » de L’Encyclopédie, il énonçait avec force les conditions dans lesquelles à ses yeux le pouvoir devait s’exercer : « Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. […] Le prince tient de ses sujets mêmes l’autorité qu’il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l’État. » Avec le temps, ses idées se sont radicalisées. Ses Observations sur le Nakaz, un traité de philosophie politique rédigé par Catherine de Russie, chez qui il a séjourné quelques mois à la fin de sa vie, sont si virulentes que l’impératrice refusa de les lire. Dans les nombreuses remarques qu’il glisse anonymement dans L’Histoire des deux Indes de l’Abbé Raynal, il dénonce avec éloquence et véhémence la colonisation et l’esclavage. L’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, son dernier ouvrage, sous couvert d’une histoire de ces deux empereurs stigmatise avec exaltation toutes les formes de tyrannie. On y trouve aussi un étonnant paragraphe au sujet de la révolution américaine, qui annonce avec cinquante ans d’avance les analyses de Tocqueville. Les antennes de Diderot étaient aussi sensibles en politique que dans les autres domaines. Il est certain qu’il a vu venir la Révolution française, qui éclatera cinq après sa mort. Il n’est pas sûr qu’il se serait réjoui de la forme qu’elle a prise.

Sur certains points, ses positions sont plus ambiguës. Dans son essai Sur les femmes, Diderot déplore avec compassion et lucidité le sort fait aux femmes, dans les régions civilisées du monde autant que les pays sauvages : « Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. » Mais il entérine aussi les préjugés médicaux du temps, selon lesquels les femmes sont totalement dominées par leur physiologie, magnifiant et exagérant même les stéréotypes traditionnels, fait remarquer Gerhardt Stenger, par sa rhétorique enflammée et hyperbolique. Comme le montrent ses annotations à l’ouvrage du juriste italien Cesare Beccaria Des délits et des peines, Diderot n’était pas hostile par principe à la peine de mort, à laquelle il attribuait un pouvoir dissuasif. Et s’il était opposé à la « question préliminaire » appliquée pour obtenir des aveux, il ne refusait pas l’idée de l’usage de la torture pour prévenir la mort d’innocents.

Une nouvelle façon d’écrire de la philosophie

Diderot est aussi déclaré moderne pour avoir été un inventeur, un innovateur. Éric-Emmanuel Schmidt l’a montré avec une particulière netteté : Diderot a inventé à la fois une nouvelle philosophie, qui tourne résolument le dos aux questions scolastiques sur la nature de la pensée, de la substance et de l’entendement, pour se concentrer sur le monde réel et matériel et l’homme, « terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener », et une nouvelle façon d’écrire de la philosophie. Ce faisant, il a aussi imaginé de nouvelles formes littéraires. « [Diderot] a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art » déclarent les frères Goncourt dans leur Journal (dans ses Fragments posthumes, Nietzsche reprendra ce jugement sans en mentionner l’origine). Ceci est vrai dans une large mesure. La Religieuse est un roman d’une incontestable nouveauté par l’audace de son sujet, la réclusion des nonnes dans les cloîtres, dont Diderot décrit les effets psychologiques avec perspicacité et une grande finesse : « L’homme est né pour la société. Séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur, des pensées extravagantes germeront dans son esprit. » Avec Le Neveu de rameau, qu’admireront Balzac et Nerval, et Jacques le fataliste, applaudi notamment par Stendhal, on a affaire à des œuvres si surprenantes dans leur construction qu’elles en deviennent inclassables. Conformément à une habitude qui reflète une caractéristique fondamentale de la personnalité de l’écrivain, ces ouvrages sont bâtis autour de dialogues mettant aux prises deux protagonistes dont l’un semble l’incarnation de l’auteur, mais entre lesquels, en réalité, il distribue ses opinions contradictoires. En face du philosophe, Le Neveu de Rameau met en scène un personnage imaginé à partir du parent du musicien, artiste marginal, flamboyant parasite, cynique, profiteur et sans scrupules. Entre les deux hommes s’engage un brillant dialogue sur la morale et la vie en société dont il est bien difficile de déterminer qui, au bout du compte, sort vainqueur. Au beau milieu de la conversation apparaît une réflexion dont Sigmund Freud, toujours prompt à recueillir et citer ce qu’il considérait comme des anticipations de ses idées par les génies littéraires, fit grand cas, en la présentant comme une prémonition de sa théorie du complexe d’Œdipe : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère. » Développant un scénario explicitement emprunté à Vie et opinion de Tristram Shandy de Lawrence Sterne, Jacques le fataliste offre au lecteur une vingtaine d’histoires sur le thème de la prédétermination et du libre-arbitre emboîtées les unes dans les autres, racontées par cinq personnes différentes. Dans les années de triomphe du Nouveau roman et du structuralisme, on soutenait volontiers que ces deux romans de Diderot faisaient anticipativement éclater les limites du récit balzacien. On réalise aujourd’hui que leur grande vertu est d’exploiter avec un art consommé et une formidable créativité des idées trouvées chez Rabelais, Cervantès, Swift et Sterne.

Stanislavski et Lee Strasberg

Faire de Diderot l’inventeur d’une nouvelle forme de théâtre peut par contre sembler paradoxal, tant ses œuvres dans ce domaine nous semblent aujourd’hui dépassées. Composées dans un esprit de moralisme édifiant, ses pièces ont pourtant influencé Beaumarchais, Lessing et Schiller. Par leur intermédiaire et par le truchement de ses écrits sur le théâtre, Diderot a contribué à créer, entre la tragédie et la comédie, le nouveau genre du « drame bourgeois ». Un de ses textes les plus célèbres sur l’art dramatique est le Paradoxe sur le comédien dans lequel, curieusement pour quelqu’un qui mettait aussi haut la sensibilité, il affirme que ce qui fait l’acteur de talent n’est pas la capacité à se laisser emporter par les émotions, mais l’aptitude à reproduire l’expression des sentiments par l’analyse et la réflexion. Contestée par certains acteurs et metteurs en scène comme Louis Jouvet, cette thèse a fait l’objet d’un grand intérêt de la part de Constantin Stanislavski et de son disciple Lee Strasberg, fondateur de l’Actor Studio. Une des idées originales de Diderot en matière théâtrale était celle d’un « quatrième mur virtuel » séparant les spectateurs des acteurs. Le réalisateur Sergueï Einsentein s’est plu à y voir une anticipation du cinéma. Contrairement aux vues dominantes à son époque, Diderot défendait aussi la thèse que la danse est un art à part entière, pouvant donner lieu à des spectacles particuliers, plutôt qu’une simple composante de l’opéra-ballet : « Une danse est un poème. Ce poème devrait donc avoir sa représentation séparée. »

Quant à la critique d’art, s’il ne l’a pas à proprement parler inventée, Diderot lui a donné une envergure inédite en rédigeant pour la Correspondance littéraire de Grimm, qui circulait à travers l’Europe dans un cercle restreint de personnalités choisies, des comptes rendus des expositions qui se tenaient tous les deux ans au Louvre, les Salons. Son style étincelant y fait merveille. Ainsi à propos de Boucher, qu’il détestait : « Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir ; mais je ne veux pas qu’on me les montre. » Ou de Chardin, qu’il adorait : « On s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais. » Parmi les morceaux de bravoure qui émaillent ces pages figure l’enchanteresse « promenade Vernet », une longue excursion imaginaire à travers les paysages montrés dans sept toiles de ce peintre : « Nous voilà partis. Nous causons. Nous marchons. J’allais la tête baissée, selon mon usage ; lorsque je me sens arrêté brusquement par le site que voici. À ma droite, dans le lointain, une montagne élevait son sommet vers la nue. » Cinquante pages ébouriffantes, dans lesquelles la description est constamment interrompue par des digressions philosophiques et des réflexions sur l’art et la vie. Ou l’extraordinaire commentaire du tableau de Greuze La Jeune fille qui pleure son oiseau mort : imaginant, à tort ou à raison, un sous-entendu érotique à la toile (ce que la jeune fille pleure en réalité, c’est la perte de son innocence), l’écrivain y apostrophe affectueusement le personnage : « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? Quoi ! Pour un oiseau ! Vous ne pleurez pas. Vous êtes affligée, et la pensée accompagne votre affliction. Çà, petite, ouvrez-moi votre cœur parlez-moi vrai […]. Le sujet de ce petit poème est si fin, que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu; ils ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin. […] Cet enfant pleure autre chose, vous dis-je. »

Un causeur éblouissant

Moderne, Diderot l’est précisément aussi par son style d’une grande liberté et sa langue riche et colorée d’une extrême vivacité, celle qu’on entendait en l’écoutant. Dans un siècle qui a coïncidé avec l’âge d’or de la conversation, ses contemporains, nous rappelle Roland Mortier, « s’accordent à nous le dépeindre comme un causeur éblouissant, poussant l’originalité jusqu’au paradoxe, sautant d’une idée à l’autre avec une parfaite désinvolture, poursuivant un intarissable monologue sans se soucier des timides interventions de l’interlocuteur ». Au témoignage de Dominique-Joseph Garat et de Catherine de Russie, il était aussi un homme aux manières exubérantes qui, dans le feu de l’argumentation, frappait les cuisses de ses auditeurs les plus proches comme si elles étaient les siennes. À côté des Salons, le brio de la sa conversation se reflète dans sa correspondance, plus particulièrement avec Sophie Volland, dans laquelle il s’est mis tout entier.

Aussi conservateur dans sa vie matrimoniale qu’il était libéral dans ses écrits, Diderot traitait sa femme d’une manière tout à fait conventionnelle, la confinant au foyer parce qu’il était terriblement jaloux et ne l’impliquant à aucun titre dans sa vie intellectuelle et sociale. Il était de surcroît enclin à l’infidélité. Sa femme fut donc malheureuse et son mariage pénible, essentiellement par sa faute. Ses grandes aventures de cœur, il les a vécues avec trois de ses maîtresses, Madeleine de Puisieux au début de sa vie, Jeanne-Catherine de Maux à la fin, et, entre les deux, Sophie Volland (prénommée en réalité Louise Henriette), interlocutrice privilégiée à qui il racontait ce qui lui arrivait, rapportait ses conversations, faisait part de ses enthousiasmes et exposait ses vues philosophiques. Diderot a été très amoureux d’elle, au moins durant les premières années (leur liaison dura près de trente ans). Il était en même temps parfaitement conscient de la valeur littéraire des lettres qu’il lui adressait. Une des plus belles est aussi la plus courte, un billet qu’il laissa chez elle un soir où il ne l’y avait pas trouvée, rédigé dans l’obscurité : « Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres : cette situation devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve qu’une : je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un moment m’y retient, et j’y continue de vous parler, sans savoir si j’y forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime. »

L’âme et le moteur de L’Encyclopédie

Diderot nous apparaît également moderne en raison du rôle qu’il a joué dans le projet de L’Encyclopédie, dont il a été durant vingt ans l’âme et le moteur, en compagnie de d’Alembert, puis seul. Jacques Proust pour la rédaction et les aspects intellectuels, Robert Darnton pour l’édition matérielle et la diffusion, ont raconté en détail l’histoire de cette entreprise : dix-sept volumes, plus de soixante-dix mille articles liés par un double système de renvois (« par les mots » et « par les choses »), dont quelque cinq mille de la plume de Diderot et plus de dix-sept mille rédigés par le Chevalier de Jaucourt, héros peu connu de L’Encyclopédie qui se ruina pour payer les ouvriers chargés de sa fabrication. L’idée de rassembler toutes les connaissances n’était pas neuve (L’Encyclopédie s’est développée à partir du projet de traduction d’un ouvrage anglais plus modeste mais de même nature). Les fameuses planches qui ont fait la renommée de L’Encyclopédie, ajoutées pour illustrer les articles consacrés aux métiers et aux arts mécaniques, présentent un état des techniques déjà dépassé, puisqu’elles montrent souvent des machines en bois quand s’amorçait la révolution industrielle du charbon et de l’acier. Dans l’ensemble, cependant, il émane de cette aventure un exceptionnel souffle de modernité : l’ambition de Diderot et d’Alembert était de « changer la façon commune de penser », de produire « une révolution dans les esprits ».

Enfin, l’image de modernité qu’offre le philosophe est liée à son cosmopolitisme. Fortement attaché à son pays, casanier et malheureux loin de Paris, il n’en était pas moins un homme des Lumières, « c’est-à-dire d’une civilisation qui refuse de se fixer des frontières » (Jean Fabre). Un homme qui lisait Shaftesbury, Swift, Hobbes, Hume, Gibbon et Locke dans leur langue et qui a entamé sa vie littéraire comme traducteur d’ouvrages en anglais ; qui s’intéressait à la philosophie allemande, entendait l’italien et avait pour grand ami l’abbé napolitain Galiani, dont les vues le conduisirent à abandonner, en économie, les théories conservatrices de ses amis physiocrates. Le destin posthume de Diderot consacrera cette dimension internationale. Goethe (qui traduisit Le Neveu de Rameau), Hegel (qui en livra dans la Phénoménologie de l’esprit une interprétation philosophique notoirement absconse), Marx (dont il était le prosateur favori), Lessing, Jacobi, Schiller, Schlegel et Hoffman, furent ses admirateurs et le public allemand découvrit ses chefs-d’œuvre romanesques avant même les Français. En Angleterre, Coleridge s’enthousiasma pour lui. Les premiers grands ouvrages de synthèse à son sujet, au XIXe siècle, sont les œuvres d’un Allemand (Karl Rosenkranz) et d’un Anglais (John Morley). L’auteur de sa meilleure biographie (Andrew M. Wilson) est américain, et la première revue qui lui a été entièrement consacrée a vu le jour aux États-Unis.

« Contemporain perpétuel »

À l’âge de trente-six ans, Diderot a été enfermé au Donjon de Vincennes pour avoir publié des écrits jugés impies et séditieux, dont Les Bijoux indiscrets, une fantaisie érotique se moquant trop ouvertement des amours de Louis XV et de Mme de Pompadour. Ce séjour derrière les barreaux est célèbre en raison de la visite que lui fit à cette occasion Jean-Jacques Rousseau, avec lequel le liait alors une intense amitié qui prit fin au bout de quinze ans pour une combinaison de raisons personnelles et idéologiques. C’est en effet au cours de cette visite que Rousseau est censé avoir conçu l’idée maîtresse de son Discours sur les sciences et les arts – le progrès engendre la corruption des mœurs –, qui allait devenir la clé de son système de pensée.

Il est aussi notoire qu’après cet épisode Diderot ne publia plus rien qui puisse le mettre en danger, jouant constamment au chat et à la souris avec la censure, nourrissant anonymement la Correspondance littéraire de Grimm, ne diffusant beaucoup de ses textes qu’à un nombre limité de personnes de confiance et conservant par devers lui les manuscrits de ses écrits les plus subversifs, dans la perspective d’une publication posthume. Parce qu’il ne voulait pas se trouver obligé d’édulcorer ses vues les plus audacieuses, il attendait le jugement de la postérité en lançant ses meilleures œuvres comme des bouteilles à la mer (P.N. Furbank), à destination des générations à venir.

Pari risqué, mais qu’il a gagné. Par définition, la modernité est éphémère, elle s’estompe et se dissipe à mesure que ce qui est moderne cesse de l’être. Mais celle de Diderot résiste au passage du temps. Pour quelle raison ? De toutes les figures emblématiques du siècle des Lumières, il est le penseur qui en incarne le mieux et avec le plus d’éclat l’esprit, qu’il définissait lui-même comme l’esprit de la liberté. Mais par son indépendance intellectuelle, sa curiosité inextinguible, sa générosité inépuisable, sa culture classique d’homme fasciné par l’Antiquité, son refus des conventions et des systèmes, sa fantastique vitalité, son humanisme foncier, sa lucidité, son imagination débordante, son étonnante sensibilité, son honnêteté, la spontanéité de son expression, la manière dont il se livre en toute franchise à nous, il échappe aussi à son époque.

Diderot était sceptique (« Le scepticisme est le premier pas vers la vérité »), passionné (« Tout ce que la passion inspire, je le pardonne »), contradictoire et conscient de ses contradictions (« J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver ni mon cœur de démentir ») et généreux : « Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu. C’est pour moi et pour mes amis que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je sens. » À l’instar de Montaigne, un homme au tempérament très différent du sien, aussi indolent qu’il crépitait d’énergie, mais avec lequel il se sentait en affinité, Diderot nous apparaît aujourd’hui à la fois comme « un contemporain perpétuel », pour emprunter la belle expression de Jean-Claude Bonnet, et comme un ami en compagnie de qui on ne s’ennuie jamais. C’est ce qui fait qu’il nous semble si proche. Autant qu’à ses idées, à la forme de ses œuvres et à sa langue, l’éternelle modernité de Diderot tient à sa personnalité.

Michel André

LE LIVRE
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Diderot, le combattant de la liberté de L’éternelle modernité de Diderot, Perrin

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