Qui parle en Tunisie ?

On a beaucoup dit que la « révolution » tunisienne avait été grandement facilitée par l’existence d’Internet et la circulation sur Facebook et Twitter des preuves de mobilisation et de répression. On a même dit que les mémos des diplomates américains révélés par WikiLeaks avaient encouragé au soulèvement. Au point de vouloir identifier ce mouvement à l’émergence d’Internet et ses vertus démocratiques, désormais sanctuarisées. Bien sûr, Internet a joué son rôle, notamment en contournant la presse muselée, mais il est aussi vrai que tout mouvement populaire suscite sa propre communication et voit apparaître, au gré des techniques du temps, des médias adaptés à ses besoins. Qu’on songe aux placards de protestants du XVIe siècle, aux pamphlets de la Révolution française, aux dazibaos de la Révolution culturelle, aux journaux de Solidarnosc, chaque mouvement de masse se coordonne par des médias.
 
La question tunisienne n’est donc pas tant l’identité de ses médias que la nature du message que ceux-ci convoient. Qui parle en Tunisie ?
 
L’immolation par le feu et la lente agonie de Mohamed Bouazizi ont eu une résonance essentielle. La symbolique de l’acte — le feu du désespoir — s’oppose directement à la censure et son étouffement. Elle éclaire aussi le parcours générationnel qui l’a précédé. Les études sans débouché, la reconversion dans le petit commerce jusqu’à la saisie de la marchandise par l’Etat. Ce dernier élément, déclencheur de l’acte, est très révélateur. Car dès lors, c’est la kleptocratie, l’Etat voleur allant jusqu’à tuer pour voler, qui va concentrer le mécontentement. De la débâcle de « Ben Ali et des quarante voleurs » jusqu’au fond des campagnes où l’Etat saisit, exproprie, accapare, la rébellion tunisienne est une révolte des volés.
 
Il y a là, pour l’économiste, un questionnement remarquable. Car depuis la fin du socialisme, les révoltes populaires émergent, non plus par opposition au capitalisme, mais pour lui ou son meilleur fonctionnement. Or, l’institution centrale du capitalisme est la propriété et avec elle, la latitude donnée à l’individu pour structurer autour d’elle une logique d’intérêt bénéfique à la société. La question ouverte ici, et dont le procès Khodorkovski, vingt ans après l’URSS est le pendant historique, est le rapport de l’Etat non pas aux médias, mais à la propriété et aux propriétaires. Quelle latitude l’Etat doit-il laisser à ceux qui, accumulant du capital, disposent de ressources croissantes pour contester sa politique ? Et par quels mécanismes opérer une régulation réciproque ? Il semble que, dans ce domaine, le régime de Ben Ali ait laissé la cupidité d’un clan exercer sur les propriétaires une forme de terreur. C’est elle qui est aujourd’hui défaite.
 
La situation tunisienne peut s’entendre comme la crise d’une régulation kleptocratique, impuissante à offrir un emploi aux jeunes diplômés. D’autres pays, bénéficiaires de rentes pétrolières ou gazières, pourront peut-être différer l’échéance d’une telle crise. Il n’en demeure pas moins que, dans le capitalisme mondialisé, la régulation de l’économie ne peut se passer des institutions du droit et des médias. Dans les vieux pays de l’Ancien Monde, fussent-ils sortis de la colonisation, la construction de ces institutions doit trouver une voie s’affranchissant de pratiques féodales millénaires…

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