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Buffon et les vieux parlementaires


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Pour inciter les jeunes Français à s’engager dans la vie publique, un rapport propose de mettre à la retraite les élus à partir de 70 ans. Que penserait de ce jeunisme le comte de Buffon ? Dans son Histoire naturelle, générale et particulière, il se livre à un savoureux éloge de la sagesse et de la force morale des octogénaires, face à la fougue et à la force physique des trentenaires, qui plaide pour les aînés de nos parlementaires. Mais il évoque aussi, parmi les bienfaits de l’âge, le fait d’avoir « la carrière à peu près remplie pour les travaux que chaque homme doit à la société ».

 

Nous avons dit qu’une raison pour vivre est d’avoir vécu, et nous l’avons démontré par l’échelle des probabilités de la durée de la vie ; cette probabilité est à la vérité d’autant plus petite que l’âge est plus grand, mais lorsqu’il est complet, c’est-à-dire à 80 ans, cette même probabilité, qui décroît de moins en moins, devient pour ainsi dire stationnaire et fixe. Si l’on peut parier un contre un qu’un homme de 80 ans vivra trois ans de plus, on peut le parier de même pour un homme de 83, de 86, et peut-être encore de même pour un homme de 90 ans. Nous avons donc toujours dans l’âge, même le plus avancé, l’espérance légitime de trois années de vie. Et trois années ne sont-elles pas une vie complète, ne suffisent-elles pas à tous les projets d’un homme sage ? Nous ne sommes donc jamais vieux si notre morale n’est pas trop jeune ; le philosophe doit dès lors regarder la vieillesse comme un préjugé, comme une idée contraire au bonheur de l’homme […]

Cette arithmétique bien entendue nous démontre que dans notre grand âge, nous sommes toujours à trois ans de distance de la mort, tant que nous nous portons bien ; que vous autres jeunes gens vous en êtes souvent bien plus près, pour peu que vous abusiez des forces de votre âge ; que d’ailleurs, et tout abus égal, c’est-à-dire proportionnel, nous sommes aussi sûrs à 80 ans de vivre encore trois ans, que vous l’êtes à 30 ans d’en vivre vingt-six. Chaque jour que je me lève en bonne santé, n’ai-je pas la jouissance de ce jour aussi présente, aussi plénière que la vôtre ? Si je conforme mes mouvements, mes appétits, mes désirs aux seules impulsions de la sage Nature, ne suis-je pas aussi sage et plus heureux que vous ? Ne suis-je pas même plus sûr de mes projets, puisqu’elle me défend de les étendre au-delà de trois ans ? Et la vue du passé qui cause les regrets des vieux fous ne m’offre-t-elle pas au contraire des jouissances de mémoire, des tableaux agréables, des images précieuses qui valent bien vos objets de plaisir ? Car elles sont douces, ces images, elles sont pures, elles ne portent dans l’âme qu’un souvenir aimable ; les inquiétudes, les chagrins, toute la triste cohorte qui accompagne vos jouissances de jeunesse, disparaissent dans le tableau qui me les représente ; les regrets doivent disparaître de même, ils ne sont que les derniers élans de cette folle vanité qui ne vieillit jamais.

N’oublions pas un autre avantage ou du moins une forte compensation pour le bonheur dans l’âge avancé ; c’est qu’il y a plus de gain au moral que de perte au physique ; tout au moral est acquis ; et si quelque chose au physique est perdu, on en est pleinement dédommagé. Quelqu’un demandait au philosophe Fontenelle, âgé de 95 ans, quelles étaient les vingt années de sa vie qu’il regrettait le plus ; il répondit qu’il regrettait peu de choses, que néanmoins l’âge où il avait été le plus heureux était de 55 à 75 ans ; il fit cet aveu de bonne foi, et il prouva son dire par des vérités sensibles et consolantes. À 55 ans, la fortune est établie, la réputation faite, la considération obtenue, l’état de la vie fixe, les prétentions évanouies ou remplies, les projets avortés ou mûris, la plupart des passions calmées ou du moins refroidies, la carrière à peu près remplie pour les travaux que chaque homme doit à la société, moins d’ennemis ou plutôt moins d’envieux nuisibles, parce que le contrepoids du mérite est connu par la voix du public ; tout concourt dans le moral à l’avantage de l’âge, jusqu’au temps où les infirmités et les autres maux physiques viennent à troubler la jouissance tranquille et douce de ces biens acquis par la sagesse, qui seuls peuvent faire notre bonheur. L’idée la plus triste, c’est-à-dire la plus contraire au bonheur de l’homme, est la vue fixe de sa prochaine fin, cette idée fait le malheur de la plupart des vieillards, même de ceux qui se portent le mieux, et qui ne sont pas encore dans un âge fort avancé, je les prie de s’en rapporter à moi ; ils ont encore à 70 ans l’espérance légitime de six ans deux mois, à 75 ans l’espérance toute aussi légitime de quatre ans six mois de vie, enfin à 80 et même à 86 ans, celle de trois années de plus ; il n’y a donc de fin prochaine que pour ces âmes faibles qui se plaisent à la rapprocher ; néanmoins le meilleur usage que l’homme puisse faire de la vigueur de son esprit, c’est d’agrandir les images de tout ce qui peut lui plaire en les rapprochant, et de diminuer au contraire, en les éloignant, tous les objets désagréables, et surtout les idées qui peuvent faire son malheur ; et souvent il suffit pour cela de voir les choses telles qu’elles sont en effet.

La vie, ou si l’on veut la continuité de notre existence ne nous appartient qu’autant que nous la sentons ; or ce sentiment de l’existence n’est-il pas détruit par le sommeil ? Chaque nuit nous cessons d’être, et dès lors nous ne pouvons regarder la vie comme une suite non interrompue d’existences senties, ce n’est point une trame continue, c’est un fil divisé par des nœuds ou plutôt par des coupures qui toutes appartiennent à la mort, chacune nous rappelle l’idée du dernier coup de ciseau, chacune nous représente ce que c’est que de cesser d’être ; pourquoi donc s’occuper de la longueur plus ou moins grande de cette chaîne qui se rompt chaque jour ? Pourquoi ne pas regarder et la vie et la mort pour ce qu’elles sont en effet ? Mais comme il y a plus de cœurs pusillanimes que d’âmes fortes, l’idée de la mort se trouve toujours exagérée, sa marche toujours précipitée, ses approches trop redoutées, et son aspect insoutenable ; on ne pense pas que l’on anticipe malheureusement sur son existence toutes les fois que l’on s’affecte de la destruction de son corps ; car cesser d’être n’est rien, mais la crainte est la mort de l’âme. Je ne dirai pas avec le Stoïcien, Mors homini summum bonum diis denegatum (1), je ne la vois ni comme un grand bien ni comme un grand mal, et j’ai tâché de la représenter telle qu’elle est.

Notes

1| La formule est de Cicéron : « La mort est un bien suprême refusé aux dieux. »

LE LIVRE
LE LIVRE

Histoire naturelle, générale et particulière de Georges-Louis Leclerc de Buffon, Gallimard, 2007

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