« Ceci tuera cela »

Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo raconte l’histoire d’un prêtre, Claude Frollo, qui observe tristement les tours de sa cathédrale. L’histoire du roman se situe au XVe siècle, après l’invention de l’imprimerie. Jusque-là, les manuscrits étaient réservés à une élite restreinte de lettrés, et les images d’une cathédrale étaient la seule chose qui pût faire connaître aux masses les histoires de la Bible, la vie du Christ et des saints, les principes moraux, voire les épisodes de l’histoire nationale ou les notions les plus élémentaires de géographie et de sciences naturelles (la nature des peuples inconnus, les vertus des herbes et des pierres). Une cathédrale médiévale était une sorte de programme de télévision permanent et immuable, censé apprendre aux gens tout ce qui était indispensable à leur vie quotidienne et à leur salut éternel. Or, voici que Frollo a sur sa table un livre imprimé. « Ceci tuera cela », chuchote- t-il. Autrement dit, le livre tuera la cathédrale, l’alphabet tuera les images. Le livre détournera les gens de leurs valeurs les plus importantes, tout en encourageant des informations inutiles, la libre interprétation des Écritures et une curiosité malsaine. Dans les années 1960, Marshall McLuhan écrivit La Galaxie Gutenberg, où il annonçait que la forme de pensée linéaire sous-tendue par l’invention de l’imprimerie était en passe d’être évincée par une forme de perception et de compréhension plus globale à travers les images de télévision et d’autres types de procédés électroniques. Sinon McLuhan lui-même, du moins certains de ses lecteurs montrèrent du doigt l’écran de télévision, puis un livre imprimé en lâchant à leur tour : « Ceci tuera cela. » Si McLuhan était encore parmi nous, il eût été le premier à annoncer aujourd’hui quelque chose du style : « Gutenberg contre-attaque. » Un ordinateur est assurément un instrument qui permet de produire et d’éditer des images, avec des icônes qui donnent des instructions ; mais il est tout aussi certain que l’ordinateur est devenu avant tout un instrument alphabétique. Sur l’écran défi lent des mots et des lignes ; pour se servir d’un ordinateur, il faut savoir lire et écrire.

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