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Chateaubriand sur l’esplanade des Mosquées


Crédit : Lazhar Neftien

800 ? 500 ? 0 ? Israël fait du nombre d’autorisations accordées pour se rendre sur l’esplanade des Mosquées à l’occasion du ramadan un moyen de pression sur les Gazaouis, au point que l’ONU s’en indigne. Quand Chateaubriand visite la ville trois fois sainte, en 1806, ce lieu est déjà parcouru de petites tensions, mais entre chrétiens et musulmans. Ce qui ne l’empêche pas de s’en émerveiller dans son récit de voyage, Itinéraire de Paris à Jérusalem.

 

La quatrième espèce de monuments à Jérusalem est celle des monuments qui appartiennent au temps de la prise de cette ville par le calife Omar, successeur d’Abubeker et chef de la race des Ommiades. Les Arabes qui avaient suivi les étendards du calife s’emparèrent de l’Égypte ; de là, s’avançant le long des côtes de l’Afrique, ils passèrent en Espagne, et remplirent de palais enchantés Grenade et Cordoue. C’est donc au règne d’Omar qu’il faut faire remonter l’origine de cette architecture arabe dont l’Alhambra est le chef-d’œuvre, comme le Parthénon est le miracle du génie de la Grèce. La mosquée du temple, commencée à Jérusalem par Omar, agrandie par Abd-el-Maleck et rebâtie sur un nouveau plan par El-Oulid, est un monument très curieux pour l’histoire de l’art chez les Arabes. On ne sait point encore d’après quel modèle furent élevées ces demeures des fées dont l’Espagne nous offre les ruines. On me saura peut-être gré de dire quelques mots sur un sujet si neuf et jusqu’à présent si peu étudié.

Le premier temple de Salomon ayant été renversé six cents ans avant la naissance de Jésus-Christ, il fut relevé après les soixante-dix ans de la captivité, par Josué, fils de Josédé, et Zorobabel, fils de Salathiel. Hérode l’Ascalonite rebâtit en entier ce second temple. Il y employa onze mille ouvriers pendant neuf ans. Les travaux en furent prodigieux, et ils ne furent achevés que longtemps après la mort d’Hérode. Les Juifs, ayant comblé des précipices et coupé le sommet d’une montagne, firent enfin cette vaste esplanade où s’élevait le temple à l’orient de Jérusalem, sur les vallées de Siloé et de Josaphat.

Quarante jours après sa naissance, Jésus-Christ fut présenté dans ce second temple ; la Vierge y fut purifiée. A douze ans le Fils de l’Homme y enseigna les docteurs, il en chassa les marchands ; il y fut inutilement tenté par le démon ; il y remit les péchés à la femme adultère ; il y proposa la parabole du bon Pasteur, celle des deux Enfants, celle des Vignerons et celle du Banquet nuptial. Ce fut dans ce même temple qu’il entra au milieu des palmes et des branches d’olivier, le jour de la fête des Rameaux ; enfin, il y prononça le Reddite quae sunt Caesaris Caesari, et quae sunt Dei Deo ; il y fit l’éloge du denier de la veuve.

Titus ayant pris Jérusalem la deuxième année du règne de Vespasien, il ne resta pas pierre sur pierre du temple où Jésus-Christ avait fait tant de choses glorieuses et dont il avait prédit la ruine. Lorsque Omar s’empara de Jérusalem, il paraît que l’espace du temple, à l’exception d’une très petite partie, avait été abandonné par les chrétiens. Saïd-ebn-Batrik, historien arabe, raconte que le calife s’adressa au patriarche Sophronius, et lui demanda quel serait le lieu le plus propre de Jérusalem pour y bâtir une mosquée. Sophronius le conduisit sur les ruines du temple de Salomon.

Omar, satisfait d’établir sa mosquée dans une enceinte si fameuse, fit déblayer les terres et découvrir une grande roche où Dieu avait dû parler à Jacob. La mosquée nouvelle prit le nom de cette roche, Gâmeat-el-Sakhra, et devint pour les musulmans presque aussi sacrée que les mosquées de La Mecque et de Médine. Le calife Abd-el-Maleck en augmenta les bâtiments, et renferma la roche dans l’enceinte des murailles. Son successeur, le calife El-Louid, embellit encore El-Sakhra et la couvrit d’un dôme de cuivre doré, dépouille d’une église de Balbek. Dans la suite, les croisés convertirent le temple de Mahomet en un sanctuaire de Jésus-Christ ; et lorsque Saladin reprit Jérusalem, il rendit ce temple à sa destination primitive.

Mais quelle est l’architecture de cette mosquée, type ou modèle primitif de l’élégante architecture des Maures ? C’est ce qu’il est très difficile de dire. Les Arabes, par une suite de leurs mœurs despotiques et jalouses, ont réservé les décorations pour l’intérieur de leurs monuments, et il y a peine de mort contre tout chrétien qui, non seulement entrerait dans Gâmeat-el-Sakhra, mais qui mettrait seulement le pied dans le parvis qui l’environne. Quel dommage que l’ambassadeur Deshayes, par un vain scrupule diplomatique, ait refusé de voir cette mosquée, où les Turcs lui proposaient de l’introduire ! J’en vais décrire l’extérieur :

On voit la grande place de la Mosquée, autrefois la place du Temple, par une fenêtre de la maison de Pilate.

Cette place forme un parvis qui peut avoir cinq cents pas de longueur sur quatre cent soixante de largeur. Les murailles de la ville ferment ce parvis à l’orient et au midi. Il est borné à l’occident par des maisons turques, et au nord par les ruines du prétoire de Pilate et du palais d’Hérode.

Douze portiques, placés à des distances inégales les uns des autres et tout à fait irréguliers comme les cloîtres de l’Alhambra, donnent entrée sur ce parvis. Ils sont composés de trois ou quatre arcades, et quelquefois ces arcades en soutiennent un second rang ; ce qui imite assez bien l’effet d’un double aqueduc. Le plus considérable de tous ces portiques correspond à l’ancienne porta Speciosa, connue des chrétiens par un miracle de saint Pierre. Il y a des lampes sous ces portiques.

Au milieu de ce parvis on en trouve un plus petit, qui s’élève de six à sept pieds, comme une terrasse sans balustres, au-dessus du précédent. Ce second parvis a, selon l’opinion commune, deux cents pas de long sur cent cinquante de large ; on y monte de quatre côtés par un escalier de marbre, chaque escalier est composé de huit degrés.

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Au centre de ce parvis supérieur s’élève la fameuse mosquée de la Roche. Tout auprès de la mosquée est une citerne, qui tire son eau de l’ancienne fontaine Scellée, et où les Turcs font leurs ablutions avant la prière. Quelques vieux oliviers et des cyprès clairsemés sont répandus çà et là sur les deux parvis.

Le temple est octogone : une lanterne également à huit faces, et percée d’une fenêtre sur chaque face, couronne le monument. Cette lanterne est recouverte d’un dôme. Ce dôme était autrefois de cuivre doré, il est de plomb aujourd’hui ; une flèche d’un assez bon goût, terminée par un croissant, surmonte tout l’édifice, qui ressemble à une tente arabe élevée au milieu du désert. Le père Roger donne trente-deux pas à chaque côté de l’octogone, deux cent cinquante-deux pas de circuit à la mosquée en dehors, et dix-huit ou vingt toises d’élévation au monument entier.

Les murs sont revêtus extérieurement de petits carreaux ou de briques peintes de diverses couleurs ; ces briques sont chargées d’arabesques et de versets du Coran écrits en lettres d’or. Les huit fenêtres de la lanterne sont ornées de vitraux ronds et coloriés. Ici nous trouvons déjà quelques traits originaux des édifices moresques de l’Espagne : les légers portiques des parvis et les briques peintes de la mosquée rappellent diverses parties du Généralife, de l’Alhambra et de la cathédrale de Cordoue.

Quant à l’intérieur de cette mosquée, je ne l’ai point vu. Je fus bien tenté de risquer tout pour satisfaire mon amour des arts ; mais la crainte de causer la perte des chrétiens de Jérusalem m’arrêta. Guillaume de Tyr et Deshayes disent quelque chose de l’intérieur de la mosquée de la Roche ; le père Roger en fait une description fort détaillée et vraisemblablement très fidèle.

Cependant elle ne suffit pas pour prouver que l’intérieur de la mosquée de Jérusalem a des rapports avec l’intérieur des monuments moresques en Espagne. Cela dépend absolument de la manière dont les colonnes sont disposées dans le monument ; et c’est ce que le père Roger ne dit pas. Portent-elles de petites arcades ? Sont-elles accouplées, groupées, isolées, comme à Cordoue et à Grenade ? Mais si les dehors de cette mosquée ont déjà tant de ressemblance avec quelques parties de l’Alhambra, n’est-il pas à présumer que les dedans conservent le même goût d’architecture ? Je le croirais d’autant plus facilement que les marbres et les colonnes de cet édifice ont été dérobés aux églises chrétiennes, et qu’ils doivent offrir ce mélange d’ordres et de proportions que l’on remarque dans la cathédrale de Cordoue.

Ajoutons une observation à ces conjectures. La mosquée abandonnée que l’on voit près du Caire paraît être du même style que la mosquée de Jérusalem : or, cette mosquée du Caire est évidemment l’original de la mosquée de Cordoue. Celle-ci fut bâtie par des princes derniers descendants de la dynastie des Ommiades ; et Omar, chef de leur famille, avait fondé la mosquée de Jérusalem.

Les monuments vraiment arabes appartiennent donc à la première dynastie des califes et au génie de la nation en général ; ils ne sont donc pas, comme on l’a cru jusqu’ici, le fruit du talent particulier des Maures de l’Andalousie, puisque j’ai trouvé les modèles de ces monuments dans l’Orient.

LE LIVRE
LE LIVRE

Itinéraire de Paris à Jérusalem de François René de Chateaubriand, Folio, 2005

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