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Christophe Colomb ne cherchait pas les Indes


José María Obregón

Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb foule le sol qu’on appelle désormais « américain ». Ce n’est pas du tout là que le navigateur espérait se rendre. L’histoire est connue. Mais les Indes n’étaient peut-être pas non plus sa destination finale. Selon le journaliste du XIXe siècle Charles Buet, Colomb nourrissait le dessein de délivrer la Terre sainte – rien de moins. L’homme explique dans Les Mensonges de l’histoire comment la mission a tourné au désastre.

 

Lorsque les caravelles de Christophe Colomb abordèrent au continent américain, l’entreprise : patronnée par la reine Isabelle changea subitement de caractère, et les plus chères espérances du marin génois se trouvèrent anéanties. Ce n’était pas, en effet, le Nouveau-Monde que cherchait le grand amiral de la mer Océane, c’était l’Ancien, le Cathay, le pays de l’or et des épices, où l’on pouvait recueillir, rien qu’en passant, des richesses immenses et des trésors inépuisables.

Ce but est clairement indiqué dans toutes les pièces officielles se rapportant à cette entreprise :Christophe Colomb voulait aborder aux Indes par l’ouest, et l’on pouvait juger « de la grandeur de ses espérances par le prix qu’il fixait à leur réalisation. » Avant même de tenter ce voyage, il devait être nommé vice-roi et gouverneur des îles et terre ferme à découvrir, et grand amiral de la mer Océane. En conséquence, il percevrait royalement la dîme de toutes les richesses, perles, diamants, or, argent, parfums, épices, fruits et productions quelconques découvertes ou exportées dans les régions soumises à son autorité.

Ferdinand d’Aragon entrait difficilement dans ces vues. Si les résultats de l’expédition venaient à justifier les prévisions de cet étranger, lui en laisser la dîme constituait une trop grande récompense; si au contraire les produits des découvertes ne répondaient pas à l’attente générale, les neuf dixièmes offerts à la couronne ne parviendraient jamais à couvrir les dépenses qui allaient être engagées. Dans les deux cas, la prudence conseillait de s’abstenir.

Isabelle la Catholique avait sur cette question des idées plus larges et des vues moins intéressées. Dans une conversation familière avec «  les Rois », Christophe Colomb leur avait livré son secret, qui, dit-il, «  les fit sourire » mais qui répondait trop bien à la politique de la reine de Castille pour ne pas la gagner immédiatement à cette cause.

Voici ce secret dans toute sa pieuse candeur :

Christophe Colomb était convaincu que la Providence lui avait réservé la mission d’annoncer l’Évangile aux nations encore étrangères à la civilisation chrétienne. Il se représentait son apostolat comme une sorte de confession de la foi accompagnée de dangers sans nombre et de périls de toute sorte. En retour de ces travaux incomparables et de ce martyre dont il espérait sortir miraculeusement sain et sauf, comme un nouveau saint Jean purifié par l’huile bouillante, le pauvre marin aspirait à une récompense qui l’aurait glorifié dès ce monde aux yeux de toute la chrétienté. Avec les trésors qu’il attendait de ses découvertes, il avait formé le projet de délivrer le Saint Sépulcre du joug des Musulmans, de rétablir le royaume chrétien de Jérusalem, et d’en faire hommage au pape avec une magnanimité qui tient à la fois d’une grandeur d’âme sublime et d’une naïveté enfantine. Son plan, car il avait déjà tracé les grandes lignes de cette entreprise, consistait à traiter d’abord à l’amiable du rachat de la Terre Sainte, puis, dans l’éventualité d’un échec, à lever à sa solde cinquante mille hommes d’infanterie et cinq mille chevaux, afin d’obtenir par la force et par les armes ce qu’il n’aurait pas réussi a se faire accorder par la diplomatie. Ensuite, après avoir fait hommage de sa conquête au Saint-Siège, il se serait déclaré satisfait « de l’honneur d’être le factionnaire de l’Église au seuil de cette terre miraculeuse où fut accomplie notre Rédemption. »

Mais la divine Providence, qui se sert des hommes sans les consulter et qui les emploie à la réalisation d’un plan surhumain « sans tenir compte de leurs illusions » avait étendu le continent américain comme un obstacle infranchissable à travers les sublimes projets de Colomb. La route de l’ouest vers le vieux monde était barrée; le Cathay se trouvait séparé de l’Espagne par un isthme, rien qu’un isthme, quelques lieues de terre entre l’Océan Atlantique et le grand Océan, un rien dans un infini, mais enfin un écueil sur lequel viendraient échouer toutes les aspirations, toutes les tentatives, tous les efforts d’un héros.

Les incidents des trois premières expéditions n’ayant pas permis d’aller jusqu’au but qu’on s’était proposé, une quatrième flottille fut accordée à l’amiral pour aller chercher et découvrir un détroit dans les parages de Honduras, Nicaragua, Costa-Rica et Panama. Christophe Colomb devançait son époque de quatre siècles : le détroit pourra bien exister de nos jours, mais seulement avec les proportions d’un canal, dont l’exploitation n’aura rien de commun ni avec les théories, ni avec les espérances, ni avec les aspirations du XVe siècle. Si le Nouveau-Monde livre passage à l’ancien vers l’Extrême-Orient, ce sera pour favoriser l’extension du commerce, bien plus que pour aider à la propagation de l’Évangile.

Dans l’ordre d’idées de Christophe Colomb, plusieurs de ses historiens sont allés plus loin et se sont plu à signaler ce fait que le dernier voyage de l’amiral, « entrepris afin d’ouvrir passage à la Croix sur l’immensité de l’Océan, avait rencontré dans « les vents, les flots, les météores aqueux et ignés une opposition violente autant qu’exceptionnelle et ils ont été amenés à conclure que le Héraut de la Croix luttait en réalité contre «  une force invisible… un suprême effort de l’ennemi du salut » qui s’opposait par tous les moyens en son pouvoir à la réalisation de cette sublime entreprise. « L’art ténébreux des nombreux magiciens de la côte a été mis en scène ; « l’acharnement inouï des éléments a été rapproché de l’obstination de l’Océan dans sa fureur et de ces tempêtes inexplicables qui « épiaient » la sortie des caravelles « pour user ensuite contre elles toutes leurs forces et les faire sombrer. D’où il résulte, et cette opinion tend à s’imposer, que Christophe Colomb doit être considéré comme « l’ambassadeur de Dieu. » Mais si les biographes, les chroniqueurs et les historiens dont il s’agit sont dans le vrai, s’ils reproduisent réellement, exactement et fidèlement la pensée de Christophe Colomb, si le caractère providentiel de sa mission ne peut pas être mis en doute, si le merveilleux même tient une place importante dans son entreprise, on est obligé d’avouer que les marins qui l’accompagnèrent, ne ressemblent en rien, quelques-uns au moins, à ceux dont parle Fénelon, qui viennent non pour enlever les richesses et répandre le sang des vaincus, mais pour offrir leur propre sang et communiquer le trésor céleste.

Il est à peine besoin d’ajouter que les collaborateurs de Christophe Colomb n’avaient aucune ressemblance avec l’idéal que le Cygne de Cambrai se faisait du missionnaire apostolique. Quant à l’intervention du merveilleux, on peut objecter qu’elle était inutile pour arrêter les caravelles espagnoles puisqu’elles se trouvaient en face d’un continent qui, de l’Océan glacial arctique, s’étend jusqu’aux limites de l’Océan glacial antarctique.

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Brusquement arrêté dans sa marche vers l’ouest; forcé de laisser une partie de ses équipages sur une île jusque-là perdue dans la mer Ténébreuse; amené par les circonstances à fonder une colonie avec des éléments disparates, des ressources insuffisantes et des hommes habitués à vivre en grands seigneurs; venu pour récolter de l’or parmi les nations riches et puissantes, et ne rencontrant que des peuplades errantes et sans nom ayant promis le bien-être, la richesse et des trésors immenses aux nobles hidalgos qui l’accompagnaient, et ne pouvant leur offrir que des terres incultes, des travaux pénibles et un avenir incertain, Christophe Colomb se trouva tout à coup ramené à la réalité, aux prises avec les difficultés imprévues, en butte à toutes sortes de tribulations, exposé à des dangers sans nombre et dans l’impossibilité absolue de dominer cette situation.

C’est ainsi que la découverte du continent américain peut compter comme un désastre dans les projets et dans les grandes entreprises de cet homme extraordinaire. Toutes ses expéditions tendaient au-delà de l’Amérique ; pendant la première, il cherchait une terre quelconque de l’ancien monde; à la seconde, il prenait le rôle de civilisateur et entendait purger les îles des infâmes Caraïbes ; au début de la troisième, il gouvernait vers le sud, et, revenant à son idée première, cherchait un passage vers les Indes orientales ; son quatrième et dernier voyage fut exclusivement entrepris dans ce même but et ne se couvrait même plus d’aucun prétexte de colonisation.

Les collaborateurs de Christophe Colomb n’avaient rien compris de son projet que l’idée d’amasser des trésors. Quelques-uns s’étaient laissé séduire par les chances qu’il leur offrait de faire fortune, d’autres n’avaient cédé qu’à la nécessité de se soumettre aux ordres royaux ; ni les uns, ni les autres ne songeaient à s’établir dans les îles à découvrir et à y jeter les fondements d’une véritable colonie. Aussi les déceptions, s’ajoutant au mécontentement général, occasionnèrent des complots, des rébellions et des luttes sanglantes dont la cause principale semble continuellement se résumer dans ce mot d’ordre égoïste : chacun pour soi.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Mensonges de l’histoire de Charles Buet, Lefort, 1889

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