Inattendu
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Les comètes du début et de la fin du monde


Des dernières mesures envoyées par la mission Rosetta, les chercheurs ont pu déduire qu’une pluie de comètes ayant bombardé la Terre a contribué à la formation de son atmosphère. Les comètes sources, indirectes, de vie : voilà une idée à mettre la science-fiction sens dessus-dessous. La littérature préfère les objets célestes destructeurs et ce depuis ses débuts. Dès 1895, le vulgarisateur scientifique Camille Flammarion en fait l’outil de La Fin du monde, ou presque. Au XXVe siècle, tous les habitants de la Terre ont les yeux fixés sur une comète qui doit les frapper d’ici quelques heures.

 

Inexorablement, comme une loi du destin que nulle puissance ne peut fléchir, comme un boulet sorti de la gueule du canon et marchant vers la cible, la comète avançait toujours, suivant son orbite régulière et se précipitant avec une vitesse croissante vers le point de l’espace où notre planète devait arriver dans la nuit du 13 au 14 juillet. Les calculs définitifs ne s’étaient pas trompés d’un iota. Les deux voyageurs célestes, la Terre et la comète allaient se rencontrer, comme deux trains lancés l’un vers l’autre au fantastique et aveugle galop de la vapeur, et qui vont à corps perdu s’effondrer et se broyer dans le choc monstrueux de deux rages inassouvies. Mais ici la vitesse de la rencontre devait être 863 fois supérieure à celle de la rencontre de deux trains rapides lancés l’un sur l’autre à la vitesse de cent kilomètres à l’heure chacun. Dans la nuit du 12 au 13 juillet, la comète se développa sur presque toute l’étendue des cieux, et l’on distinguait à l’œil nu des tourbillons de feu roulant autour d’un axe oblique à la verticale. Il semblait que ce fût là toute une armée de météores en conflagrations désordonnées dans lesquelles l’électricité et les éclairs devaient livrer de fantastiques combats. L’astre flamboyant paraissait tourner sur lui-même et s’agiter intestinement comme s’il eût été doué d’une vie propre et tourmenté de douleurs. D’immenses jets de feu s’élançaient de divers foyers, les uns verdâtres, d’autres d’un rouge sang, les plus brillants éblouissant tous les yeux par leur éclatante blancheur. Il était évident que l’illumination solaire agissait sur le tourbillon de vapeurs, décomposant sans doute certains corps, produisant des mélanges détonants, électrisant les parties les plus proches, repoussant des fumées au delà de la tête immense qui arrivait sur nous ; mais l’astre lui-même émettait des feux bien différents de la réflexion vaporeuse de la lumière solaire, et lançait des flammes toujours grandissantes, comme un monstre se précipitant sur la Terre pour la dévorer par l’incendie. Ce qui frappait peut-être le plus encore en ce spectacle, c’était de ne rien entendre : Paris et toutes les agglomérations humaines se taisaient instinctivement cette nuit-là, comme immobilisés par une attention sans égale, cherchant à saisir quelque écho du tonnerre céleste qui s’avançait et nul bruit n’arrivait du pandémonium cométaire.

La pleine lune brillait, verte dans la rouge fournaise, mais sans éclat et ne donnant plus d’ombres. La nuit n’était plus la nuit. Les étoiles avaient disparu. Le ciel restait embrasé d’une lueur intense.

La comète approchait de la Terre avec une vitesse de cent quarante-sept mille kilomètres à l’heure, et notre planète avançait elle-même dans l’espace au taux de cent quatre mille kilomètres, de l’ouest vers l’est, obliquement à l’orbite de la comète qui, pour la position d’un méridien quelconque à minuit, planait au nord-est. La combinaison des deux vitesses rapprochait les deux corps célestes de cent soixante-treize mille kilomètres à l’heure. Lorsque l’observation, d’accord avec le calcul, constata que les contours de la tête de l’astre n’étaient plus qu’à la distance de la Lune, on sut que deux heures plus tard le drame devait commencer.

Contrairement à toute attente, la journée du vendredi 13 juillet fut merveilleusement belle, comme toutes les précédentes : le soleil brilla dans un ciel sans nuages, l’air était calme, la température assez élevée, mais agréablement rafraîchie par une brise légère ; la nature entière paraissait en fête ; les campagnes étaient luxuriantes de beauté ; les ruisseaux gazouillaient dans les vallées, les oiseaux chantaient dans les bois. Seules, les cités humaines étaient navrantes : l’humanité succombait, consternée. L’impassibilité tranquille de la nature posait devant l’angoissante anxiété des cœurs le contraste le plus douloureux et le plus révoltant.

Des millions d’Européens s’étaient sauvés de Paris, de Londres, de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, de Rome, de Madrid, s’étaient réfugiés en Australie ou avaient fui jusqu’aux antipodes. À mesure que le jour de la rencontre approchait, l’administration générale des aéronefs transatlantiques avait dû tripler, quadrupler, décupler les trains aériens électriques, qui allaient s’abattre comme des nuées d’oiseaux sur San Francisco, Honolulu, Nouméa, et sur les capitales australiennes de Melbourne, Sydney, Liberty, et Pax. Mais ces millions de départs ne représentaient qu’une minorité privilégiée, et c’était à peine si l’on s’apercevait de ces absences, tant les villes et les villages fourmillaient d’humains errants et affolés.

Déjà plusieurs nuits entières avaient été passées sans sommeil, la terreur de l’inconnu ayant tenu toutes les pensées éveillées. Personne n’avait osé se coucher : il semblait qu’on eût dû s’endormir du dernier sommeil et ne plus connaître le charme du réveil… Tous les visages étaient d’une pâleur livide, les orbites creusées, la chevelure inculte, les yeux hagards, le teint blafard, marqués des empreintes de la plus effroyable angoisse qui eût jamais pesé sur les destinées humaines.

L’air respirable devenait de plus en plus sec et de plus en plus chaud. Nul n’avait songé depuis la veille à réparer par une alimentation quelconque les forces épuisées, et l’estomac, organe si peu oublieux de lui-même, ne réclamait rien. Mais une soif ardente fut le premier effet physiologique de la sécheresse de l’air, et les plus sobres ne purent se soustraire à l’obligation d’essayer de la calmer par tous les moyens possibles, sans y parvenir. La souffrance physique commençait son œuvre et devait bientôt dominer les angoisses morales. L’atmosphère devenait d’heure en heure plus pénible à respirer, plus fatigante, plus cruelle. Les petits enfants pleuraient, souffrant d’un mal inconnu, appelant leurs mères.

À Paris, à Londres, à Rome, à Berlin, à Saint-Petersbourg, dans toutes les capitales, dans toutes les villes, dans tous les villages, les populations agitées erraient au dehors, comme on voit les fourmis courir éperdues dans leurs cités troublées. Toutes les affaires de la vie normale étaient négligées, abandonnées, oubliées ; tous les projets étaient anéantis. On ne tenait plus à rien, ni à sa maison, ni à ses proches, ni à sa propre vie. C’était une dépression morale absolue, plus complète, encore que celle qui est produite par le mal de mer.

Les églises catholiques, les temples réformés, les synagogues juives, les chapelles grecques et orthodoxes, les mosquées musulmanes, les coupoles chinoises bouddhistes, les sanctuaires des évocations spirites, les salles d’études des groupes théosophiques, occultistes, psychosophiques et anthroposophiques, les nefs de la nouvelle religion gallicane, tous les lieux de réunion des cultes si divers, qui se partageaient encore l’humanité, avaient été envahis par leurs fidèles en cette mémorable journée du vendredi 13 juillet, et, à Paris même, les masses entassées sous les portails ne permettaient plus à personne d’approcher des églises, à l’intérieur desquelles on aurait pu voir tous les croyants prosternés la face contre terre. Des prières étaient marmottées à voix basse. Mais les chants, les orgues, les cloches, tout se taisait. Les confessionnaux étaient enveloppés de pénitents attendant leur tour, comme en ces anciennes époques de foi sincère et naïve dont parlent les histoires du moyen âge.

Dans les rues, sur les boulevards, partout même silence. On ne criait plus, on ne vendait plus, on n’imprimait plus aucun journal. Dans les airs, aviateurs, aéronefs, hélicoptères, ballons dirigeables avaient disparu. Les seules voitures que l’on vit passer étaient les corbillards des pompes funèbres conduisant à l’incinération les premières victimes de la comète, déjà innombrables.

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La journée se passa sans incident astronomique. Mais avec quelle anxiété n’attendait-on pas la nuit suprême !

Jamais peut-être coucher du soleil ne fut aussi beau, jamais ciel ne fut aussi pur. L’astre du jour sembla s’ensevelir dans un lit d’or et de pourpre. Son disque rouge descendit à l’horizon. Mais les étoiles ne parurent pas. La nuit n’arriva pas. Au jour solaire succéda un jour cométaire et lunaire, éclairé d’une lumière intense, rappelant celle des aurores boréales, mais plus vive, émanant d’un large foyer incandescent, qui n’avait pas brillé pendant le jour parce qu’il était au-dessous de l’horizon, mais qui aurait certainement rivalisé d’éclat avec le Soleil.

Ce lumineux foyer se leva à l’Orient presque en même temps que la pleine lune, qui parut monter avec lui dans le ciel comme une hostie sépulcrale sur un autel funèbre, dominant le deuil immense de la nature.

À mesure qu’elle s’élevait, la lune pâlissait ; mais le foyer cométaire grandissait en éclat avec l’abaissement du Soleil au-dessous de l’horizon occidental, et maintenant, à l’heure de la nuit, il régnait sur le monde, nébuleux soleil, rouge écarlate, avec des jets de flammes jaunes et verts qui semblaient lui ouvrir une immense envergure d’ailes. Tous les regards terrifiés voyaient en lui un géant démesuré prenant possession en souverain du Ciel et de la Terre.

Déjà l’avant-garde de la chevelure cométaire avait pénétré dans l’intérieur de l’orbite lunaire ; d’un instant à l’autre, elle allait toucher les frontières raréfiées de l’atmosphère terrestre, vers 200 kilomètres de hauteur.

C’est à ce moment que tous les yeux devinrent hagards et effroyablement affolés en voyant s’allumer autour de l’horizon comme un vaste incendie élevant dans le ciel de petites flammes violacées. Presque immédiatement après, la comète diminua d’éclat, sans doute parce que, sur le point de toucher la Terre, elle avait pénétré dans l’ombre de notre planète et avait perdu une partie de sa lumière, celle qui venait du Soleil ; cette extinction apparente était due surtout à un effet de contraste ; car, lorsque les yeux moins éblouis se furent accoutumés à cette nouvelle clarté, elle parut presque aussi intense que la première, mais blafarde, sinistre, sépulcrale. Jamais la Terre n’avait été éclairée d’une pareille lueur : c’était comme une profondeur d’illumination blême, au delà de laquelle transparaissaient des élancements d’éclairs. La sécheresse de l’air respirable devint intolérable ; la chaleur d’un four brûlant souffla d’en haut, et une horrible odeur de soufre, due sans doute à l’ozone surélectrisé, empesta l’atmosphère. Chacun se crut à sa dernière minute.

Un grand cri domina toutes les angoisses.

La terre brûle !la terre brûle ! s’écriait-on partout en une rumeur formidable…

Tout l’horizon, en effet, semblait allumé maintenant d’une couronne de flammes bleuâtres. C’était bien, comme on l’avait prévu, l’oxyde de carbone qui brûlait à l’air en produisant de l’anhydride carbonique. Sans doute aussi, de l’hydrogène cométaire s’y combinait-il lentement. Chacun croyait voir un feu funèbre autour d’un catafalque.

Soudain, comme l’Humanité terrifiée regardait, immobile, silencieuse, retenant son souffle, pénétrée jusqu’aux moelles, cataleptisée par la terreur, toute la voûte du ciel sembla se déchirer du haut en bas, et, par l’ouverture béante, on crut voir une gueule énorme vomissant des gerbes de flammes vertes, éclatantes ; et l’on fut frappé d’un éblouissement si effroyable que tous les spectateurs, sans exception, qui ne s’étaient pas encore enfermés dans les caves, hommes, femmes, vieillards, enfants, les plus énergiques comme les plus timorés, tous se précipitèrent vers la première porte venue, et descendirent comme des avalanches dans les sous-sols, déjà presque tous envahis. Il y eut une multitude de morts, par écrasement d’abord, ensuite par apoplexies, ruptures d’anévrismes et folies subites dégénérées en fièvres cérébrales. La Raison sembla subitement anéantie chez les hommes, et remplacée par la stupeur, folle, inconsciente, résignée, muette.

Seuls, quelques couples enlacés semblaient s’isoler du cataclysme, se détacher de l’universelle terreur et vivre pour eux-mêmes, abandonnés à l’exaltation de leur seul amour.

Sur les terrasses ou dans les observatoires, les astronomes étaient pourtant restés à leurs postes, et plusieurs prenaient des photographies incessantes des transformations du ciel. Ce furent dès lors, mais pendant un temps bien court, les seuls témoins de la rencontre cométaire, à part quelques exceptionnels énergiques, qui osèrent encore regarder le cataclysme derrière les vitres des hautes fenêtres des appartements supérieurs.

Le calcul indiquait que le globe terrestre devait pénétrer dans le sein de la comète comme un boulet dans une masse nuageuse et que, à partir du premier contact des zones extrêmes de l’atmosphère cométaire avec celles de l’atmosphère terrestre, la traversée durerait quatre heures et demie, ce dont il est facile de se rendre compte puisque la comète – étant environ soixante-cinq fois plus large que la Terre en diamètre – devait être traversée non centralement, mais à un quart de la distance du centre, à la vitesse de 173 000 kilomètres à l’heure. Il y avait environ quarante minutes que le premier contact avait eu lieu, lorsque la chaleur de l’incandescente fournaise et l’horrible odeur de soufre devinrent tellement suffocantes que quelques instants de plus de ce supplice allaient, sans rémission, arrêter toute vie dans son cours. Les astronomes eux-mêmes se traînèrent dans l’intérieur des observatoires, qu’ils cherchèrent à fermer hermétiquement, et descendirent aussi dans les caves ; seule, à Paris, la jeune calculatrice, avec laquelle nous avons fait connaissance, resta quelques secondes de plus sur la terrasse, assez pour assister à l’irruption d’un bolide formidable, quinze ou vingt fois plus gros que la Lune en apparence, et qui se précipitait vers le sud avec la vitesse de l’éclair. Mais les forces manquaient pour toutes les observations. On ne respirait plus. À la chaleur et à la sécheresse destructives de toute fonction vitale, s’ajoutait l’empoisonnement de l’atmosphère par le mélange de l’oxyde de carbone qui commençait à se produire.

Les oreilles tintaient d’une sorte de glas sonore intérieur, les cœurs précipitaient leurs battements avec violence, et toujours cette odeur de soufre irrespirable ! En même temps, une pluie de feu s’abattit du haut des cieux, une pluie d’étoiles filantes et de bolides dont l’immense majorité n’arrivaient pas jusqu’au sol, mais dont un grand nombre toutefois éclataient comme des bombes et vinrent traverser les toits, et l’on s’aperçut que des incendies s’allumaient de toutes parts. Le ciel s’enflamma. Au feu du ciel répondaient maintenant les feux de la Terre, comme si une armée d’éclairs eût soudain embrasé le monde. Des coups de tonnerre étourdissants se succédaient sans interruption, venant d’une part de l’explosion des bolides, et d’autre part d’un orage immense dans lequel il semblait que toute la chaleur atmosphérique se fût transformée en électricité. Un roulement continu, rappelant celui de tambours lointains, emplissait les oreilles d’un long ronflement sourd, entrecoupé de chocs horripilants et de sinistres sifflements de serpents ; et puis c’étaient des clameurs sauvages, le hurlement d’une immense chaudière qui bout, des explosions violentes, des canonnades répétées, des plaintes du vent, des heu ! heu ! gémissants, des secousses du sol comme si la Terre s’effondrait. La tempête devint à ce moment si épouvantable, si étrange, si féroce, que l’Humanité se trouva cataleptisée, muette de terreur, annihilée, puis, finalement, aussi tranquille qu’une feuille morte que le vent va emporter. C’était bien, cette fois, la fin de tout. Chacun se résigna, sans chercher un seul instant aucun secours, à être enseveli sous les ruines de l’universel incendie. Une suprême étreinte embrassa les corps de ceux qui ne s’étaient pas quittés et qui n’aspiraient plus qu’à la consolation de mourir ensemble.

Mais le gros de l’armée céleste avait passé, et une sorte de raréfaction, de vide s’était produite dans l’atmosphère, peut-être à la suite d’explosions météoriques, car tout d’un coup les vitres des maisons éclatèrent, projetées au dehors, et les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. Une tempête formidable souffla, accélérant l’incendie et ranimant les humains qui, du même coup aussi, revinrent à la vie et sortirent du cauchemar. Puis ce fut une pluie diluvienne…

… « Demandez le XXVe Siècle ! L’écrasement du pape et de tous les évêques. La chute de la comète à Rome. Demandez le journal ! »

Il y avait à peine une demi-heure que la tourmente céleste était passée, on commençait à remonter des caves et à se sentir revivre, on sortait insensiblement du rêve et l’on ne se rendait pas exactement compte encore des feux qui se développaient malgré la pluie diluvienne, que déjà la voix glapissante des jeunes crieurs remplissait Paris, Lyon, Marseille, Bruxelles, Londres, Vienne, Turin, Madrid, toutes les villes à peine réveillées ; c’était partout la même annonce, les mêmes cris, et, avant de songer à conjurer les incendies, tout le monde achetait le grand journal populaire à un centime, l’immense feuille de seize pages illustrées, fraîchement sortie des presses.

… « Demandez l’écrasement du pape et des cardinaux. Le Sacré Collège tué par la comète. Impossibilité de nommer un nouveau pape. Demandez le journal ! »

Et les crieurs se succédaient, et chacun désirait savoir ce qu’il y avait de vrai dans cette annonce, et chacun achetait le grand journal socialiste populaire.

Voici ce qui s’était passé.

L’Israélite américain avec lequel nous avons déjà fait connaissance, et qui avait trouvé moyen, le mardi précédent, de réaliser plusieurs milliards par la réouverture de la Bourse de Paris et de Chicago, n’avait pas désespéré de la suite des affaires, et de même qu’autrefois les monastères avaient accepté les testaments écrits en vue de la fin du monde, de même notre infatigable spéculateur avait jugé opportun de se tenir à son téléphone, descendu pour la circonstance en une vaste galerie souterraine hermétiquement fermée. Propriétaire de fils spéciaux reliant Paris aux principales villes du monde, il n’avait pas cessé de rester en communication avec elles.

Le noyau de la comète renfermait, noyés dans une masse de gaz incandescent, un certain nombre de concrétions uranolithiques dont quelques-unes mesuraient plusieurs kilomètres de diamètre. L’une de ces masses avait atteint la Terre, non loin de Rome, et les phonogrammes du correspondant romain annonçaient ce qui suit Tous les cardinaux, tous les prélats du concile étaient réunis à la fête solennelle donnée sous le dôme de Saint-Pierre pour la célébration du dogme de la divinité pontificale. On avait, fixé à l’heure sacrée de minuit la cérémonie de l’adoration. Au milieu des illuminations splendides du premier temple de la chrétienté, sous les invocations pieuses élevées dans les airs par les chants des confréries, les autels fumant des parfums de l’encens et les orgues roulant leurs sombres frémissements jusqu’aux profondeurs de l’immense église, le pape assis sur son trône d’or voyait prosterné à ses pieds son peuple de fidèles représentant la chrétienté tout entière des cinq parties du monde, et se levait pour donner à tous sa bénédiction suprême, lorsque, tombant du haut des cieux, un bloc de fer massif d’une grosseur égale à la moitié de la ville de Rome avait, avec la rapidité de l’éclair, écrasé le pape, l’église, et précipité le tout dans un abîme d’une profondeur inconnue, véritable chute au fond des enfers ! Toute l’Italie avait tremblé, et le roulement d’un effroyable tonnerre avait été entendu jusqu’à Marseille.

On avait vu le bolide de toutes les villes d’Italie, au milieu de l’immense pluie d’étoiles et de l’embrasement général de l’atmosphère. Il avait illuminé la terre comme un nouveau soleil, d’un rouge éclatant, et un immense déchirement, quelque chose d’infernal, avait suivi sa chute, comme si réellement la voûte du ciel s’était déchirée du haut en bas. (C’est ce bolide qui avait été l’objet de la dernière observation de la jeune calculatrice de l’Observatoire de Paris au moment où, malgré tout son zèle, il lui avait été impossible de rester dans l’atmosphère suffocante du cataclysme.)

Notre spéculateur recevait les dépêches, donnait ses ordres de son cabinet téléphonique et dictait les nouvelles à sensation à son journal imprimé au même moment à Paris et dans les principales villes du monde. Tout ordre lancé par lui paraissait un quart d’heure après, en tête du XXVe Siècle, à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Melbourne comme dans les capitales voisines de Paris.

Une demi-heure après la première édition, une seconde était annoncée.

… » Demandez l’incendie de Paris et de presque toutes les villes de l’Europe, la fin définitive de l’Église catholique. Le pape puni de son orgueil. Rome en cendres… Demandez le XXVe Siècle, deuxième édition. »

Et, dans cette nouvelle édition, on pouvait déjà lire une dissertation très serrée, écrite par un correspondant compétent, sur les conséquences de l’anéantissement du Sacré Collège. Le rédacteur établissait que, d’après les constitutions du concile de Latran de l’an 1179, du concile de Lyon de l’an 1274, du concile de Vienne de 1312 et les ordonnances de Grégoire X et Grégoire XIII, les souverains pontifes ne peuvent être élus que par le conclave des cardinaux. Ces conciles et ces ordonnances n’avaient pas prévu le cas de la mort de tous les cardinaux à la fois. Aux termes mêmes de la juridiction ecclésiastique, aucun pape ne pouvait donc plus être nommé. Par ce fait même, l’Église n’avait plus de chef et saint Pierre n’avait plus de successeur. C’était la fin de l’Église catholique, telle qu’elle était constituée depuis tant de siècles.

… « Demandez le XXVe Siècle, quatrième édition. L’apparition d’un nouveau volcan en Italie, une révolution à Naples… Demandez le journal. »

Cette quatrième édition avait succédé à la seconde, sans souci de la troisième. Elle racontait qu’un bolide du poids de cent mille tonnes, ou davantage peut-être, s’était précipité, avec la vitesse signalée plus haut, sur la solfatare de Pouzzoles et avait traversé la croûte légère et sonore de l’ancienne arène, qui s’était effondrée ; les flammes intérieures s’étaient mises à jaillir, ajoutant un nouveau volcan au Vésuve et illuminant de leur éclat les champs Phlégréens. La révolution qui couvait sous les terreurs napolitaines avait vu là un ordre du ciel et, conduite par des moines fanatiques, commençait à piller le « Palazzo reale ».

… « Demandez le XXVe Siècle, sixième édition. L’apparition d’une nouvelle île dans la Méditerranée, les conquêtes de l’Angleterre… »

Un fragment du noyau de la comète s’était fixé dans la Méditerranée, à l’ouest de Rome, et formait une île irrégulière émergeant de 50 mètres au-dessus du niveau des flots, longue de 1500 mètres sur 700 de largeur. La mer s’était mise à bouillir tout autour et des raz de marée considérables avaient inondé les rivages. Néanmoins, il s’était trouvé justement là un Anglais qui n’avait eu d’autre souci que de débarquer en une crique de l’île nouvelle et d’escalader le rocher pour aller planter le drapeau britannique à son plus haut sommet.

Sur tous les points du monde, le journal du fameux spéculateur jeta ainsi pendant cette nuit du 13-14 juillet des millions d’exemplaires, dictés téléphoniquement du cabinet du directeur qui avait su se monopoliser toutes les nouvelles de la crise. Partout on s’était avidement précipité sur ces nouvelles, avant même de se mettre à combiner les efforts nécessaires pour éteindre les incendies. La pluie avait apporté dès les premiers moments une aide inespérée, mais les ravages matériels étaient immenses, quoique presque toutes les constructions fussent en fer. Les compagnies d’assurances invoquèrent le cas de force majeure et refusèrent de payer. D’autre part, les assurances contre l’asphyxie avaient réalisé en huit jours des fortunes colossales.

« Demandez le XXVe Siècle, dixième édition. Le miracle de Rome. Demandez le journal. »

Quel miracle ? Oh ! c’était bien simple. Le XXVe Siècle déclarait, dans cette nouvelle édition, que son correspondant de Rome s’était fait l’écho d’un bruit mal fondé, et que le bolide… n’avait rien écrasé du tout à Rome, mais était tombé assez loin de la ville. Saint-Pierre et le Vatican avaient été miraculeusement préservés. Mais le journal s’était vendu, dans tous les pays du monde, à des centaines de millions. C’était une excellente affaire.

La crise passa. Peu à peu, l’Humanité se ressaisit, tout heureuse de vivre. La nuit resta illuminée par l’étrange lueur cométaire qui planait toujours sur les têtes, par la chute des météores qui durait encore et par les incendies partout allumés. Lorsque le jour arriva, vers trois heures et demie, il y avait déjà plus de trois heures que le noyau de la comète avait heurté le globe terrestre et la tête de l’astre était passée dans le sud-ouest, mais notre planète restait encore entièrement plongée dans la queue. Le choc avait eu lieu dans la nuit du 13 au 14 juillet, à minuit dix-huit minutes de Paris, c’est-à-dire à minuit cinquante-huit de Rome, selon l’exacte prévision du Président de la Société astronomique de France dont nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié l’affirmation.

Tandis que la plus grande partie de l’hémisphère terrestre tourné vers la comète à l’heure de la rencontre avait été frappée par la constrictante sécheresse, la suffocante chaleur, l’infecte odeur sulfureuse et la stupeur léthargique résultant de la résistance apportée au cours de l’astre par l’atmosphère, de l’électrisation sursaturée de l’ozone et du mélange du protoxyde d’azote avec l’air supérieur, l’autre hémisphère terrestre était resté à peu près indemne, à part les troubles atmosphériques inévitables déterminés par la rupture d’équilibre. Les baromètres enregistreurs avaient tracé des courbes fantastiques, avec des montagnes et des abîmes. Heureusement, la comète n’avait fait que frôler la Terre, et le choc était loin d’avoir été central. Sans doute même l’attraction du globe terrestre avait-elle énergiquement agi dans la chute des bolides sur l’Italie et la Méditerranée. Dans tous les cas, l’orbite de la comète fut entièrement transformée par cette perturbation, tandis que la Terre et la Lune continuèrent tranquillement leur course autour du Soleil, comme si rien ne s’était passé. De parabolique, l’orbite de la comète devint elliptique, avec son aphélie voisin du point de l’écliptique où elle avait été capturée par l’attraction de notre planète.

Lorsqu’on fit plus tard la statistique des victimes de la comète, il se trouva que le nombre des morts s’élevait au quarantième de la population européenne. À Paris seulement, qui s’étendait sur une partie des anciens départements de la Seine et de Seine-et-Oise et comptait neuf millions d’habitants, il y avait eu pendant cet inoubliable mois de juillet plus de deux cent mille morts, qui se répartissaient ainsi :
Semaine finissant le 7 juillet : 7750
Journée du dimanche 8 juillet : 1648
Lundi 9 : 1975
Mardi 10 : 1917
Mercredi 11 : 2465
Jeudi 12 : 10 098
Vendredi 13 : 100 842
Samedi 14 : 81 067
Dimanche 15 : 11 425
Lundi 16 : 3783
Mardi 17 : 1893
Les cinq jours suivants (moyenne de chacun) : 980
Après le 22 (moyenne normale) : 369
TOTAL du 1er au 31 juillet : 230 084

La mortalité avait triplé dès avant la semaine sinistre et avait quintuplé dans la journée du 9. La progression s’était arrêtée à la suite des séances de l’Institut qui avaient tranquillisé les esprits et calmé les imaginations affolées ; elle avait même manifesté un sensible mouvement de rétrocession dans la journée du mardi. Malheureusement, avec l’approche de l’astre menaçant, la panique avait repris de plus belle dès le lendemain et la mortalité avait sextuplé sur la moyenne normale : la plupart des constitutions faibles y avaient passé. Le jeudi 12, à l’approche de la date fatale, avec les privations de tout genre, l’absence d’alimentation et de sommeil, la transpiration cutanée, la fièvre de tous les organes, la surexcitation cardiaque et les congestions cérébrales, la mortalité avait atteint, à Paris seulement, le chiffre désormais disproportionné de dix mille. Quant à l’attaque générale de la nuit du 13 au 14, dessiccation du larynx, empoisonnement de l’air par l’oxyde de carbone, congestions pulmonaires, entassements dans les caves, anesthésie des organes respiratoires, arrêt dans la circulation du sang, les victimes avaient été plus nombreuses que celles des anciennes batailles rangées, et c’est à plus de cent mille que s’était élevé le chiffre des morts. Une partie des êtres frappés mortellement vécurent jusqu’au lendemain, et même un certain nombre prolongèrent encore pendant plusieurs jours une vie désormais condamnée. Ce n’est guère qu’une quinzaine de jours après le cataclysme que la moyenne normale se rétablit. Pendant ce mois désastreux dix-sept mille cinq cents enfants étaient nés à Paris ; mais presque tous étaient morts, comme empoisonnés, leurs petits corps tout bleus.

La statistique médicale, défalquant du total général la moyenne normale calculée sur le taux alors hygiéniquement atteint de 15 morts par an pour mille habitants, soit de 135 000 par an ou 369 par jour, et retranchant du nombre précédent le chiffre de 11 439, citoyens qui seraient morts sans la comète, attribua naturellement à celle-ci la différence des deux nombres, soit deux cent dix-huit mille environ.

Sur ce nombre, la maladie qui avait fait le plus de victimes avait été : par syncopes, ruptures d’anévrisme ou congestions cérébrales.

Mais ce cataclysme n’amena point la fin du monde. Les vides ne tardèrent pas à se réparer par une sorte de surcroît de vitalité humaine, comme il arrivait autrefois après les guerres ; la Terre continua de tourner dans la lumière solaire, et l’humanité continua de s’élever vers de plus hautes destinées.

La Comète avait surtout été le prétexte de toutes les discussions possibles sur ce grand et capital sujet de LA FIN DU MONDE.

LE LIVRE
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La Fin du monde de Camille Flammarion, Flammarion, 1894

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