Dans le cerveau des terroristes

« Ils se sont retourné le cerveau » commente un musulman à propos de ces jeunes Français arrêtés avant d’avoir perpétré leur attentat. Mais que se passe-t-il au juste dans le cerveau d’un jeune prêt à risquer sa vie pour tuer ? Pour les musulmans comme pour tout un chacun, le plus troublant est que la plupart ne sont pas des marginaux. Que ce soit en Europe où dans les pays musulmans, qui fournissent le gros des troupes, ils appartiennent à la classe moyenne, ont plutôt bien réussi leur scolarité et ne souffrent pas de troubles mentaux. Comme le savent les chercheurs qui travaillent sur la question depuis maintenant une dizaine d’années, ils n’ont pas non plus subi de traumatisme exceptionnel durant l’enfance. Quand ils peuvent être interrogés directement, les terroristes ou apprentis terroristes (ceux qui ont été arrêtés avant de passer à l’acte) font certes parfois remonter leur engagement à un incident de leur enfance. Comme ce Français interrogé par l’Américain Scott Atran, de l’université du Michigan : sa sœur a heurté un homme dans une rue de Paris et celui-ci lui a lancé : « Sale Arabe ». « C’est à ce moment-là que j’ai su ce que j’allais devenir », raconte-t-il. Mais la plupart de ceux qui éprouvent ce genre d’incident ne deviennent pas des djihadistes. Un processus complexe doit se mettre en œuvre, que les chercheurs pensent être en mesure aujourd’hui de décrire avec une certaine précision. A l’origine, il y a un désenchantement, une indignation morale, un jugement dur porté sur les valeurs pratiquées par la société. Un découragement aussi face à l’absence de clés permettant de déchiffrer la complexité des choses. Et la recherche d’un ailleurs, d’un point d’ancrage propre à satisfaire un besoin d’idéal et d’outils de compréhension simples. Rien de très différent des chemins qui mènent aux sectes et à différentes formes d’engagement au sein d’une communauté. Le déclic vient d’une rencontre avec un réseau social djihadiste. Les premiers contacts peuvent être sur Internet, mais une condition est que se noue une forte amitié avec au moins un autre jeune éprouvant les mêmes sentiments. Le reste est l’affaire de recruteurs qui exercent leur emprise localement, sans forcément recevoir d’instructions d’un centre éloigné. Divers types de biais cognitifs tout à fait ordinaires sont mobilisés. Le politologue de Harvard Cass Sunstein les évoque dans un livre, Going To Extremes (non traduit en français). Les recruteurs et les leaders spirituels qui nourrissent les forums sur la Toile sont des « entrepreneurs en polarisation », écrit-il. Référence à la notion de « polarisation de groupe » : quel que soit le contexte, une discussion de groupe conduit habituellement les participants à finir par exprimer des positions plus extrêmes que celles qu’ils avaient au départ. Les recruteurs djihadistes créent des « enclaves de gens qui pensent la même chose ». Ils se séparent du reste de la société. Ils tombent droit dans le piège de la dissonance cognitive, n’allant voir sur Internet que les sites qui les renforcent dans leurs convictions, les autres étant jugés manipulés par la propagande occidentale. Ils « votent avec leur souris ». Ils cèdent à la théorie du complot, scellée par la nécessité du secret. Les membres du groupe sont les seules personnes dignes de confiance. Une confiance absolue. Ils deviennent une nouvelle famille, plus forte que la famille. Une fois ancrée l’adhésion à la sharia, aller jusqu’au sacrifice de sa vie exige la mobilisation d’autres biais cognitifs, pas moins ordinaires. «L’optimisme irréaliste » est celui des conducteurs automobiles, dont 90% croient être plus sûrs que le conducteur moyen et avoir moins de chances d’être impliqués dans un accident grave. Le biais de « disponibilité cognitive » fait croire à l’efficacité démontrée du terrorisme, au vu d’événements récents. Un biais narcissique entre aussi en jeu, qui conduit à se vivre soudain en héros. Sans parler de la croyance en l’accès immédiat au paradis, pour ceux qui s’engagent dans l’attentat suicide. Pour Sunstein et la plupart des chercheurs impliqués, les terroristes sont des acteurs aussi rationnels que nous tous. C’est-à-dire pas tant que ça… Olivier Postel-Vinay Ce texte est paru dans Libération le 22 juillet 2015.

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