De la démagogie en Amérique

Tandis que certains sondages commencent à donner Donald Trump gagnant,  Hillary Clinton continue de subir sur son flanc gauche les morsures de Bernie Sanders. A la désespérance qui affecte les caciques du parti républicain se conjugue désormais un début de désespérance chez les démocrates. A gauche comme à droite, le sentiment s’installe que la démocratie américaine est partie en roue libre. Un article de la New York Review of Books rappelle un texte prémonitoire du philosophe Richard Rorty, écrit en 1997. Il vaut d’être cité :  les travailleurs modestes « vont tôt ou tard réaliser que l’Etat n’essaie même pas d’empêcher leurs salaires de chuter ou leurs emplois d’être exportés. Ils vont aussi comprendre que les cols blancs des banlieues chics n’ont pas l’intention de se laisser taxer pour financer les prestations sociales d’autrui. A ce moment-là, quelque chose va craquer. L’électorat modeste va juger que le système a échoué et se mettre en quête d’un homme fort pour qui voter, qui leur promettra qu’une fois élu, les bureaucrates prétentieux, les avocats roublards, les financiers surpayés et les professeurs postmodernes ne tiendront plus le haut du pavé […]. Tout le ressentiment éprouvé par les Américains de faible niveau d’instruction à l’égard des diplômés des universités qui leur dictent les façons de penser trouvera un exutoire ». Le moment annoncé par Rorty est donc arrivé, propulsé par  les résultats de la débâcle financière de 2008. Trump surfe sur un boulevard. « J’adore les gens peu instruits », dit-il. Son adversaire, Hillary Clinton, représente tout ce que déteste ce peuple américain décrit par Rorty. L’establishment, la morgue et l’argent. Trump lui a trouvé un petit nom, « Crooked Hillary » (Hillary pourrie), qui trouve un écho chez les partisans de Sanders, eux aussi souvent des laissés pour compte. Sanders s’est démarqué de la formule de Trump mais  ne tient pas un meeting sans rappeler les millions de dollars acquis par Hillary dans des conditions douteuses.  Comme on lui demandait récemment à la télévision s’il n’avait pas lui-même enfourché le cheval de bataille de « Hillary pourrie », il sourit et déclara : « Mais dans ce cas, c’est tout le système politique américain qui est pourri ». L’actrice de gauche Susan Sarandon,  qui soutient Sanders, a déclaré  ne pas être sûre de voter Clinton pour barrer la route à Trump. « Le statu quo ne fonctionne plus, a-t-elle déclaré. Donc vendre aux gens un système fondé sur la reconduction du statu quo n’est pas réaliste ». Selon un dictionnaire de sciences politiques américain, le démagogue  est « un politicien peu scrupuleux qui cherche à acquérir et conserver le pouvoir en exploitant les préjugés et les passions des masses. Demi-vérités, mensonges francs et autres moyens de truquer les cartes peuvent être utilisés avec plus ou moins de subtilité et d’impudeur pour duper les électeurs ». Cette définition n’a pas changé depuis le temps de la démocratie athénienne. Aristophane présente dans son théâtre des personnages qui ressemblent  étrangement à Donald Trump.  Démosthène fait de la démagogie le principal danger pour Athènes. L’histoire lui donnera raison et un siècle plus tard Aristote en tirera la leçon : « Dans les démocraties, les changements ont principalement pour cause l’effronterie des démagogues ». Mais ceux-ci ne sortent pas de nulle part. Les grandes orgues de la démagogie ne se déchaînent que lorsque la situation est devenue détestable. Et les Grecs avaient aussi compris  que la  démocratie est minée, au quotidien, par la démagogie ordinaire, médiocre, des politiciens qui songent avant tout à leur carrière et s’emploient à flatter leur électorat sans grand souci de la vérité. C’était avant Internet. Se fondant sur les analyses d’un site américain qui vérifie les déclarations des personnalités politiques,      un commentateur de gauche se félicite  de voir Clinton et Sanders loin devant Trump en matière d’intégrité verbale : « 50% des déclarations de Clinton et 49% de celles de Sanders sont vraies ou principalement vraies. Le chiffre tombe à 9% pour Trump ».  Mais, auraient dit les Grecs,  cela signifie aussi que la moitié des déclarations de Clinton et Sanders sont fausses. Comme en France, cette pratique est entrée dans les mœurs. Elle pervertit les esprits. Témoin ce paradoxe : toutes tendances confondues les Américains pensent que s’il est élu, Donald Trump,  le plus fieffé menteur du moment, « leur dira plus la vérité »  que Hillary Clinton. Cet article est paru initialement dans Libération le 25 mai 2016.

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