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De l’art de bien mourir

Un quart seulement des Français décèdent à leur domicile, selon une étude publiée par l’Ined, ce mercredi. Ils sont pourtant une majorité à souhaiter mourir chez eux. Au lieu de présider à sa mort, l’homme moderne se l’est fait voler, selon l’historien Philippe Ariès. Cet article de la New York Review of Books, traduit par Books à l’automne 2014, rappelle comment, au Moyen-Age, l’homme à l’agonie mettait en scène et gouvernait son trépas, jusqu’à en faire un art.

 

Bien que la mort ait depuis toujours inexorablement succédé à la vie, les historiens ont longtemps présumé qu’elle n’avait pas d’histoire. Ils préfèrent en général les événements spectaculaires aux grandes constantes de la condition humaine – la naissance, l’enfance, le mariage, la vieillesse et le trépas. Lesdites constantes ont pourtant changé, même si ce fut lentement et imperceptiblement. Donner naissance et mourir sont des expériences bien différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient dans l’Antiquité. Et à l’heure actuelle encore, à l’intérieur des frontières américaines, les Apaches, les Hopi, les Cocopa, les mormons, les juifs orthodoxes et les bourgeois de Los Angeles ne les vivent pas de la même manière. Si les anthropologues ont traité la mort comme un rite de passage susceptible de révéler les traits fondamentaux d’une civilisation, les historiens du culturel s’en tiennent le plus souvent à la Culture avec grand C – ou avec un grand K puisque la « Kulturgeschichte » est le produit des universités allemandes du XIXe siècle. Ils auraient beaucoup à gagner à suivre les ethnologues sur le terrain.

Vers la fin du Moyen Âge, l’homme à l’agonie tenait le premier rôle dans une pièce de théâtre surnaturelle. Il mettait en scène et gouvernait sa mort selon un rite obligé, conscient d’avoir atteint le point culminant de sa vie, conscient que le paradis et l’enfer pesaient dans la balance et qu’il pouvait sauver son âme en s’assurant une « bonne mort ». L’art de bien mourir* [les expressions suivies d’un astérisque sont en français dans le texte, ndlr], l’ars moriendi, devint l’un des thèmes les plus populaires et les plus répandus de la littérature et de l’iconographie au XVe siècle.

L’ars moriendi campe un homme sur son lit de mort, entouré de saints et de démons en lutte pour la possession de son âme. Les diables reproduisent ses péchés et le revendiquent pour l’enfer. S’il résiste aux tentations de l’orgueil et du désespoir, et s’il se repent sincèrement, il meurt bien. Les mains croisées, la tête orientée à l’est en direction de Jérusalem, le visage tendu vers le ciel, il exhale son âme avec son dernier soupir. Elle sort de sa bouche, ressemblant à un nouveau-né, et un ange l’emporte au paradis. Ce spectacle révèle le sens médiéval de la réalité, un imbroglio cosmologique de noble et d’ignoble, dans lequel les objets ordinaires sont chargés d’une signification transcendante.

Au Moyen Âge et à l’aube des Temps modernes, l’homme avait en horreur la mort soudaine, qui risquait de le priver de son rôle au moment crucial, métaphysique. En cas de sombre pronostic, le médecin avait pour premier devoir de faire quérir un prêtre. Il était dans l’obligation solennelle de prévenir le patient en cas de mort possible, même s’il s’agissait d’une éventualité lointaine, car il avait besoin de temps pour s’y préparer et l’accueillir selon le cérémonial traditionnel, alité. La scène du lit de mort avait lieu en public. Prêtres, médecins, parents, amis, des passants, même, s’entassaient dans la chambre de l’agonisant. Lors d’une « bonne mort », celui-ci faisait le bilan de sa vie, appelait ses ennemis pour leur accorder son pardon, bénissait ses enfants, se repentait de ses péchés, puis recevait les derniers sacrements. Avec des variantes selon le rang du mourant et l’époque, son testament arrêtait les dispositions de l’enterrement et du deuil jusque dans les moindres détails : la composition du cortège, le nombre de chandeliers à porter, le caractère de la sépulture et le nombre de messes à dire pour son âme. Après la période prescrite de retrait du monde où l’on portait les vêtements appropriés, les membres de la famille pourraient recommencer à vivre, fortifiés en vue de leur propre rencontre avec la grande faucheuse.

La « bonne mort » représentait un « idéal culturel » (pour reprendre l’expression de l’historien Johan Huizinga) et non la réalité car, à l’époque de la Mort noire, on agonisait piteusement et abondamment (1). En période de famine, on retrouvait des cadavres avec de l’herbe dans la bouche. En période de peste, les victimes étaient souvent abandonnées et les dépouilles empilées et brûlées, ou jetées sans cérémonie dans des fosses communes. La mort était familière, omniprésente. Elle faisait même l’objet de plaisanteries et de commentaires, comme on le voit dans la littérature populaire sur la « danse macabre ». En Europe, il y a quelques siècles, les exécutions publiques étaient un sport-spectacle. Les enfants trouvaient des vagabonds morts dans les granges, des « croquants* ». Et les cimetières servaient de lieux de rencontre où l’on venait jouer, mener son troupeau ou faire du colportage, boire, danser et courir le jupon.

Au lieu de présider à sa mort, l’homme moderne se l’est fait « voler », pour utiliser l’expression de Philippe Ariès (2). Aux États-Unis, huit décès sur dix environ ont aujourd’hui lieu à l’hôpital et dans les « maisons » de retraite (3). La plupart des Américains meurent dans l’isolement, entourés de ces inconnus que sont les praticiens hospitaliers, plutôt que de leur famille. Le prêtre a été remplacé par le médecin, que sa formation ne prépare pas à répondre aux besoins psychologiques de l’agonisant, et qui dissimule au patient l’arrivée de la mort. Celui-ci sombre sans le savoir : loin d’être confronté à la réalité ultime, il décède comme si le trépas n’était que la dernière chute sur le graphique de sa courbe de température.

La célébration victorienne de la mort

L’inhumanité de ce positivisme sans douleur a suscité un débat considérable et une abondante littérature médicale, psychologique et sociologique. Hôpitaux et écoles de médecine ont récemment modifié leurs pratiques. Mais, comme l’ont montré de nombreux spécialistes en sciences sociales, le problème va au-delà de la seule gestion hospitalière : il touche un tabou profondément ancré dans la culture américaine.

L’art et la littérature du haut Moyen Âge décrivaient les vers, la saleté et la décomposition qui s’emparent des cadavres. L’art baroque mettait aussi l’accent sur la mort dans une veine de réalisme macabre. Les cimetières du XIXe siècle affichaient leur fonction avec une ostentation que James S. Curl a décrite comme « la célébration victorienne de la mort » (4). Mais l’art des pompes funèbres aux États-Unis peint la mort pour la faire ressembler à la vie, la scellant dans des cercueils étanches et l’escamotant comme par magie dans des cimetières camouflés en jardins. Les Américains se réfugient derrière des euphémismes : « s’éteindre », « phase terminale », « malignité ». Et ils déritualisent la mort.

Ceux qui ont perdu un proche ne se distinguent plus en portant du noir ou en se retirant de la vie sociale pour quelque temps. C’en est presque fini des veillées. De nombreuses familles endeuillées dissuadent les amis d’envoyer rituellement des fleurs, et leur demandent plutôt de donner à des organisations caritatives. Souvent, les enfants n’assistent plus aux obsèques de leurs proches, et leurs parents évitent de parler de la mort (prévention qu’ils n’ont pas pour le sexe). Le code de conduite veut qu’on ne manifeste pas son chagrin lors des funérailles. Les veuves de chefs d’État ont érigé en norme le fait de ne pas « craquer » – à l’opposé de l’idéal d’autrefois, qui rendait les pleurs obligatoires.

Le comble, en matière de réfutation du cérémonial et de répression des sentiments, semble avoir été atteint chez les cadres supérieurs britanniques : c’est un cas de vide rituel, que Geoffrey Gorer a décrit de façon émouvante dans Ni pleurs ni couronnes (1965) (5). Cet anthropologue regrette la disparition des rites qui permettaient d’exprimer la tristesse et de réconforter les proches. Mais le « mode de mort » américain, plus démonstratif, a été condamné avec autant de virulence par Jessica Mitford, qui assure dans un livre publié voici quelques années que le commerce s’est emparé de l’expression du chagrin aux États-Unis, pour l’exploiter à son profit. Dans les deux pays, la mort est devenue le contraire de ce qu’elle était voici cinq cents ans (6).

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Voyage personnel vers le salut

Comment cette transformation a-t-elle eu lieu ? Philippe Ariès, ce remarquable historien de la société qui a écrit L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, a été l’un des premiers à la déceler. Et il tente d’en retracer les étapes dans son dernier livre. À ses yeux, la conception « traditionnelle » de la mort s’est imposée à l’esprit des hommes pendant le millénaire qui a suivi l’effondrement de l’Empire romain. Au début du Moyen Âge, la population voyait la mort comme un destin collectif, ordinaire, inévitable, et pas particulièrement effrayant dans la mesure où elle devait ravir tous les chrétiens, comme dans un grand sommeil, jusqu’à ce qu’ils se réveillent au paradis lors de la seconde venue du Christ.

Entre 1000 et 1250, l’accent s’est déplacé du collectif vers l’individuel ; et, depuis le Moyen Âge tardif jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la mort a principalement servi à aiguiser le sens du moi. Elle est devenue le moment suprême du voyage personnel vers le salut. Elle pouvait cependant, si on la gérait mal, conduire à la damnation, comme l’illustrait l’ars moriendi. La mort s’est donc faite plus spectaculaire, tout en restant fondamentalement la même – une présence familière, agissant ouvertement au milieu de la vie –, et les mêmes rituels suffisaient. L’homme entendait trépasser selon les règles de la « bonne mort », au lit et en public, résolu, repentant et préparé par les sacrements à monter enfin au Tribunal céleste.

Au XIXe siècle, un nouveau sentiment d’affection est venu lester ce rituel. La mort signifiait d’abord être séparé d’êtres chers. Au lieu d’être vécue comme ordinaire, elle devint une rupture catastrophique avec le familier et le familial ; car l’entourage avait beau la prendre en charge, il ployait sous le fardeau du chagrin. La mort plongeait l’endeuillé dans un royaume d’irrationalité terrifiant, expérience évoquée par les thèmes morbides de la littérature romantique et l’émotivité exubérante des sculptures tombales. Puis, au milieu du XXe siècle, les Occidentaux tentèrent d’éviter le paroxysme de la douleur en jetant l’interdit sur la mort. D’abord aux États-Unis, puis en Grande-Bretagne et en Europe du Nord, enfin dans les pays latins, ils ont abandonné le rituel traditionnel, dissimulé son destin aux yeux de l’agonisant et transféré le trépas du domicile à l’hôpital, où le « patient » abandonné quitte la vie de façon imperceptible, par degrés, son instant « terminal » devenant un détail technique au lieu d’un acte spectaculaire auquel il préside.

C’est une histoire époustouflante, racontée avec l’efficacité et la maîtrise caractéristiques des travaux d’Ariès. Mais est-elle vraie ? Les règles de la preuve dans l’histoire des « mentalités* » restent floues. Les changements de vision du monde se produisent normalement à un rythme glaciaire, sans événement marquant ni tournant visible. Cette matière ne peut être traitée de la même façon que les batailles, les victoires électorales et les fluctuations des marchés financiers qui ponctuent avec tant de précision l’« histoire événementielle* ». Les « mentalités » doivent être étudiées sur la « longue durée », et Ariès utilise toutes ces formules dans la première phrase de son livre, comme s’il était un ambassadeur de l’école des Annales venu présenter ses lettres de créance à l’université Johns Hopkins, qui l’avait invité à rendre compte de son travail dans une série de conférences (7).

Le livre issu de ces exposés comporte quatre essais sur quatre moments de l’attitude occidentale envers la mort : la mort « apprivoisée » traditionnelle du premier millénaire de la chrétienté ; la mort plus personnelle des 750 années suivantes ; l’obsession des familles pour la « mort de toi », celle du proche, qui a prévalu de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe ; puis la « mort interdite » des trente dernières années (8). Très formel et très français, le livre est organisé d’une façon qui peut paraître un peu trop schématique. Mais il a l’avantage de montrer comment une mutation culturelle peut se produire à des rythmes différents. L’attitude occidentale s’est transformée à une vitesse croissante jusqu’à échapper à tout contrôle à l’époque contemporaine, ère qu’Ariès définit avec vigueur comme celle d’une « brutale révolution des idées et sentiments traditionnels ».

En traitant du XXe siècle, l’auteur part d’une position de force, car il peut s’appuyer sur les travaux de sociologues comme Gorer, le premier à avoir montré la déritualisation et le déni caractéristiques de l’approche contemporaine de la mort. Ariès aurait même pu aller plus loin, en exploitant davantage la littérature de plus en plus abondante sur le sujet dans les domaines de la psychologie, de la sociologie ou de la « thanatologie ». Quand il analyse les comportements plus anciens face à la mort, l’historien dispose de moins d’éléments sur lesquels s’appuyer, mais il a davantage à apporter car il cartographie une région inexplorée de la conscience humaine au gré de son évolution dans le temps. L’audace de l’entreprise est digne d’admiration, même si elle n’a pas plus de rapport avec la réalité que les cartes d’Amerigo Vespucci (9). Gorer a pu étudier les comportements britanniques à l’aide d’un échantillonnage, de questionnaires et d’entretiens conçus de manière scientifique. Ariès a dû, lui, rassembler tous les éléments qu’il a pu trouver, fouillant dans l’archéologie, la sémantique, la littérature, le droit et l’iconographie. Pour fascinante que soit sa démonstration, son hétérogénéité et son caractère disparate affaiblissent inévitablement l’argumentation. Ariès affirme par exemple que la vision que l’on avait du Jugement dernier a changé de manière significative entre le VIIe et le XVe siècle. Pour fonder sa thèse, il se réfère à une tombe du VIIe  siècle, une demi-douzaine de tympans de cathédrales des XIIe et XIIIe, un hymne du XIIIe et une fresque du XVe. Le lecteur est libre d’imaginer les contre-exemples dans l’art de ces huit siècles, expédié en quatre pages. Ariès prend pour preuve de l’individualisation de la mort entre le XIIIe et le XVIIIe siècle l’importance des plaques des bienfaiteurs dans les églises et cite un exemple, de 1703. Pour illustrer le caractère public du rite médiéval du lit de mort, il cite une source de la fin du XVIIIe. Il enjambe allègrement les continents et les siècles et entraîne sans effort le lecteur de la Table ronde du roi Arthur au mir (assemblée de village) de Tolstoï en passant par le gold country de Mark Twain (10). Présenter ces sources en mode accéléré n’est peut-être pas aussi illégitime qu’il y paraît, parce que bien des vestiges des coutumes d’antan ont longtemps survécu à l’ère moderne. Mais, sans la preuve solide que telle pratique était effectivement répandue dans le passé, on ne peut savoir si son existence tardive était un vestige. L’histoire longue ne dispense pas d’une documentation rigoureuse.

La difficulté est à son comble quand la recherche concerne le peuple, qui vivait et disparaissait sans laisser de trace de sa conception de la vie et de la mort. Ariès contourne généralement le problème en cantonnant son analyse à la haute culture et aux classes supérieures. Quand il interprète les attitudes des débuts du Moyen Âge, il se tourne vers La Chanson de Roland. Arrivé au XIXe siècle, il cite Lamartine et les sœurs Brontë. Il exploite l’histoire de l’art mais se limite habituellement à celui de l’élite.

Il ne fait guère d’exception, et c’est la partie la plus originale du livre, qu’avec son analyse des coutumes d’inhumation et de la conception des cimetières. Il observe que les premiers enterrements chrétiens ont inversé la coutume des patriciens romains, qui étaient inhumés dans des mausolées individuels à l’extérieur des villes. Les chrétiens de l’Antiquité avaient une croyance quasi magique dans l’efficacité de l’enterrement près des reliques de saints et préféraient donc que le rite ait lieu à l’intérieur des églises situées au centre des villes. Pendant un millénaire, cette pratique est restée essentiellement collective. Les riches et les bien nés étaient placés sous les dalles de l’église, les gens du peuple dans des fosses autour de l’édifice. Quand il n’y avait plus de place, les ossements étaient transférés dans des ossuaires communs, où ils étaient empilés et présentés avec un art macabre. Pendant ce temps, bétail, enfants, colporteurs et filles de joie investissaient les cimetières.

L’interpénétration intime de la mort et de la vie parut naturelle aux Européens jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, quand des administrateurs français éclairés la jugèrent malsaine et inconvenante, interdirent les enterrements dans l’église et déplacèrent les cimetières à l’extérieur de la ville (11). Même les gens du peuple commencèrent d’être inhumés dans des concessions individuelles. La tombe personnelle, surmontée d’une pierre avec une inscription biographique, en vint à être considérée, au XIXe siècle, comme un domaine réservé inviolable. La famille se rendait sur la sépulture pour honorer ses défunts en privé et à l’occasion de cérémonies comme la Toussaint. Un véritable culte des morts se développa, particulièrement dans l’Europe latine, où statuaires et mausolées recherchés transformèrent l’allure des cimetières. Et puis soudain, au cours des dernières décennies, la tendance s’est inversée. Dans la Grande-Bretagne actuelle, la plupart des gens sont incinérés et ne laissent donc derrière eux aucun témoignage physique de leur existence ; les survivants font rarement apposer une plaque ou se contentent d’inscriptions dans le « Livre du souvenir » fournit par le crématorium.

Les coutumes funéraires illustrent donc la thèse d’Ariès : l’homme occidental a d’abord conçu la mort comme le destin familier, collectif, de tous les chrétiens ; il l’a ensuite considérée comme le moment suprême d’une vie ; puis l’a investie de l’affection familiale ; pour finalement tenter de la nier. Mais, aux États-Unis, la résistance à la crémation, les funérariums cérémonieux et les cimetières recherchés ne cadrent pas avec ce schéma. L’auteur n’explique pas pourquoi la déritualisation est aussi peu sensible dans ce pays, où la « révolution » est supposée avoir commencé, au contraire de la Grande-Bretagne où elle a atteint sa forme extrême (12).

Si Ariès dévoile certains aspects fascinants et peu connus de la civilisation occidentale, il cherche tout au long de son livre à comprendre la mentalité populaire en analysant la « haute » culture, une méthode douteuse, surtout quand elle est appliquée à l’histoire relativement récente. Au Moyen Âge, il est vrai que la culture de l’élite et la culture populaire n’étaient pas différenciées. L’homme du peuple a gravé sa cosmologie sur son église, où des historiens de l’art comme Erwin Panofsky ont été en mesure de la déchiffrer. Dans La Peinture à Florence et à Sienne après la peste noire, Millard Meiss a mis en relation les tendances stylistiques de l’art toscan et une crise générale de la civilisation médiévale tardive, crise où la Grande Peste a joué un rôle crucial (13).

Huizinga a décrit cette même crise dans son Automne du Moyen Âge, un chef-d’œuvre qui lui fut inspiré par Van Eyck. Alberto Tenenti a tenté avec moins de succès de saisir les visions du monde à travers l’art du XVe siècle (14). Et les historiens de la littérature de la Renaissance, comme Jean Rousset et Theodore Spencer, ont exploré les liens entre la haute culture et l’attitude à l’égard de la mort. Cette approche s’est montrée particulièrement efficace dans l’étude de genres comme la tragédie élisabéthaine et d’œuvres spécifiques comme The Faerie Queene (15), dont Kathrine Koller a montré que certains motifs sont dérivés du populaire ars moriendi.

Ariès peut donc se réclamer d’une riche tradition, et il le fait avec imagination et érudition. Il est regrettable qu’il s’appuie beaucoup sur Tenenti, alors qu’il aurait pu exploiter les travaux plus approfondis sur l’ars moriendi de Mary Catharine O’Connor et Nancy Lee Beaty. Il fait aussi trop peu usage d’un autre genre populaire, la danse macabre, étudiée par J. M. Clark et d’autres (16). Mais on ne saurait lui reprocher de ne pas intégrer dans son « histoire des mentalités* » l’histoire culturelle traditionnelle. Ce qu’on peut lui reprocher, en revanche, c’est de ne pas interroger les relations entre l’art et ce qui n’a pas été exprimé. Quand et jusqu’à quel point la « haute » culture s’est-elle coupée des milieux les plus modestes ? Alors que ce problème devrait être central dans l’histoire des attitudes populaires, la notion de classe est quasiment absente chez Ariès.

Préserver les vieilles coutumes

Gorer, lui, a découvert des différences frappantes dans la manière dont les classes réagissent à la mort dans la Grande-Bretagne contemporaine. Il a montré par exemple que l’isolement du mourant croît à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale (dans les cas qu’il a étudiés, des membres de la famille sont présents dans un décès sur trois chez les ouvriers et employés et un décès sur huit chez les cadres supérieurs). Les milieux modestes semblent entretenir une relation beaucoup plus familière avec la mort et en avoir moins peur ; ils tendent aussi à préserver plus longtemps les vieilles coutumes (les stores sont tirés après un décès dans les quatre cinquièmes des cas qu’il a étudiés en milieu populaire ; dans les deux tiers des cas chez les classes moyennes ; la pratique semble avoir disparu dans les classes supérieures). La signification culturelle de la mort a donc pu varier énormément selon la catégorie sociale et a pu évoluer selon des schémas très différents. Ariès ignore ce genre de nuance et s’en tient au canevas général, présumant qu’il ne faisait qu’un et qu’on peut le connaître en étudiant l’élite.

Non démontrées, ces hypothèses pourraient néanmoins se révéler justes. S’il en est ainsi, Ariès aura réussi la tâche monumentale de tracer les contours de l’évolution des attitudes occidentales face à la mort. Mais alors comment l’explique-t-il ? Son interprétation, implicite, dérive de ses travaux antérieurs sur l’enfance et la famille. Au cours du millénaire de la « mort apprivoisée », soutient-il, hommes et femmes étaient intégrés presque immédiatement à la collectivité sans passer par l’étape bien définie de l’enfance et sans nouer de liens forts avec leur famille. Mais, à la fin du XVIIIe siècle, la famille avait pris en charge la socialisation des petits, et l’enfance elle-même était perçue pour la première fois comme une étape cruciale dans le développement de l’individu. La nouvelle donne démographique exposant moins la jeunesse et le mariage à la mortalité, la famille devint alors l’institution dominante de la société : d’où le culte des morts au XIXe siècle. Loin d’avoir décliné, comme certains le soutiennent, la famille est à présent le centre des affections. Une mort en son sein laisse donc l’homme moderne foudroyé par le chagrin, car il s’investit peu émotionnellement dans d’autres institutions, et n’a plus que les restes vidés de leur substance de la religiosité et des rituels traditionnels pour le soutenir dans son deuil.

L’argument paraîtrait convaincant si L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime valait démonstration. C’est un livre brillant mais qui fait reposer l’histoire de l’enfance sur le fil ténu de celle de l’enseignement, notamment secondaire et supérieur. Comme peu de gamins bénéficiaient d’une instruction formelle avant les Temps modernes, il est improbable que les institutions éducatives aient eu beaucoup d’impact sur les attitudes générales envers l’enfance. À l’inverse, chaque petit avait une famille. Contrairement à ce qu’Ariès affirme, aucun élément sérieux n’étaye l’idée que celle-ci n’a pas pris en charge la socialisation des enfants en tout temps en Europe occidentale et, à vrai dire, dans toutes les sociétés. Il est étrange qu’Ariès ignore ce point crucial, depuis longtemps au cœur de la littérature anthropologique (17). La cohésion familiale a probablement beaucoup varié au cours de l’histoire de l’Occident, et elle est sans doute plus forte que jamais aujourd’hui ; mais elle était peut-être déjà très forte au Moyen Âge. En échafaudant une interprétation non démontrée de l’évolution des attitudes devant la mort sur une interprétation non démontrée de l’évolution de la famille, l’auteur empile ses hypothèses en équilibre si précaire qu’elles pourraient s’effondrer.

Il n’en a pas moins produit un livre important et stimulant. Il a enrichi l’histoire en fournissant des pistes qui vont réorienter la recherche, même si beaucoup d’entre elles se révèlent stériles. Sans beaucoup ajouter à ce qu’il avait déjà écrit, il a fondu ses intuitions en une synthèse éloquente – il couvre presque deux millénaires en une centaine de pages. Il ne serait pas raisonnable d’attendre de lui qu’il prouve sa thèse dans un texte aussi court. Bien qu’il soit le produit d’années de recherche, ce livre est un essai et doit être évalué comme tel (18).

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 13 juin 1974. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.

 

Notes

1| Johan Huizinga était un historien hollandais. Il fut l’un des fondateurs de l’histoire culturelle. Il a publié L’Automne du Moyen Âge en 1919 (Payot, 2002, pour l’édition de poche).

2| Les citations d’Ariès sont prises dans le texte des conférences qu’il a données en anglais à l’université Johns Hopkins en 1973, et qui forment le volume cité en référence.

3| Une enquête publiée en 2009 par l’Inspection des affaires sociales établissait qu’en France, donc vingt ans après cet article, 27 % des gens meurent encore à domicile.

4| James S. Curl est un historien irlandais de l’architecture.

5| Geoffrey Gorer, Ni pleurs ni couronnes, précédé de Pornographie de la mort, préface de Michel Vovelle, EPEL, 1995.

6| The American Way of Death, 1963. Elle en a publié une nouvelle version en 1998 : The American Way of Death Revisited.

7| L’expression « école des Annales » fait référence aux Annales d’histoire économique et sociale, revue créée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch.

8| C’est-à-dire depuis 1945.

9| Explorateur italien du XVe siècle, qui a donné son nom à l’Amérique.

10| La Californie de la ruée vers l’or.

11| Le roi interdit les enterrements sous le sol des églises en 1776.

12| La résistance à la crémation a de fait reculé : la proportion d’incinérations est passée de 6 % en 1975 à environ 40 % aujourd’hui aux États-Unis.

13| Traduit chez Hazan en 2013.

14| La Vie et la Mort à travers l’art du XVe siècle, Éd. Serge Fleury, 2004.

15| Poème épique d’Edmund Spenser, publié à la fin du XVIe siècle.

16| La danse macabre était une sarabande où se mêlaient morts et vivants, de toute classe sociale. Le thème était représenté dans de nombreuses églises.

17| Voir G. P. Murdock, Social Structure, 1949.

18| Ariès devait publier trois ans plus tard un livre beaucoup plus fourni, dans lequel il développe les mêmes thèses (L’Homme devant la mort, Seuil, 1977). Paru en anglais en 1981, il n’a pas été recensé dans la New York Review of Books. Darnton n’est pas revenu dessus.

LE LIVRE
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Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours de Philippe Ariès, Seuil, 1975

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