Inattendu
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Des Chinois en guerre contre la compétition scolaire


Alors que les jeunes Français se préparent au baccalauréat, les Chinois affrontent aujourd’hui le gaokao, le redoutable examen d’entrée à l’université. Face à la dureté d’un système scolaire fondé sur une discipline de fer et des apprentissages par cœur, une frange de la nouvelle bourgeoisie opte pour des pédagogies alternatives. Dans cet article du New Yorker traduit par Books en octobre 2014, Ian Johnson rencontre une communauté de parents et de professeurs du Sichuan suivant la méthode Waldorf-Steiner.

 

En 1994, Harry Huang et son épouse, Zhang Li, tenaient sur les rives du fleuve Jin, à Chengdu, un petit restaurant pour routards qu’ils avaient baptisé Lily Burger. Il y a vingt ans, la capitale du Sichuan n’était pas encore la métropole tentaculaire de 7 millions d’habitants qu’elle est devenue, et bien des gens vivaient encore dans les pittoresques maisons en bois de la vieille ville. Sise à 1 600 kilomètres au sud-ouest de Pékin, Chengdu était à la fois un havre à l’écart de l’effervescence des grandes villes côtières, et une voie d’accès au Tibet.

Cette année-là, un couple d’Australiens vint un jour au restaurant. Et l’homme, silhouette d’ascète, regard perçant, commença d’évoquer un système d’enseignement idéaliste inventé en Europe centrale au début du xxe siècle. Cette pédagogie fondée sur les idées de réincarnation, de libre arbitre et d’individualité, mettait l’accent sur la nécessité d’aider les enfants à devenir des êtres autonomes. Au bout de quatre jours, le couple repartit, en invitant Harry et Li à rester en contact.

Mais le jeune restaurateur continua de réfléchir à l’histoire qu’avaient racontée les Australiens. Pour un Chinois né comme lui en 1968, c’était une époque indéfinissable. Révolu le climat d’optimisme politique des années 1980, quand les réformes tous azimuts de Deng Xiao­ping, après la mort de Mao et la fin de la Révolution culturelle, avaient paru ouvrir de nouveaux horizons. En 1989, l’écrasement du mouvement étudiant avait douché les espoirs, et la génération Tian’anmen dirigé ailleurs son énergie, dans la création d’entreprises par exemple.

En 1992, diplôme en poche, Harry partit arpenter la Chine, en s’interrogeant sur ce qu’il allait faire de sa vie. Après avoir rencontré Li, une institutrice de Chengdu, il s’installa dans la ville. La visite des Australiens avait rouvert le champ des possibles, et Li se prenait à rêver d’un projet de vie moins égocentrique que le simple fait de gagner de l’argent. En outre, cette philosophie de l’éducation semblait séduisante : Li était frustrée, dans son travail d’enseignante, par les méthodes rigides de l’école chinoise et l’accent mis sur l’apprentissage par cœur.

Quelques semaines plus tard, Harry écrivait au Emerson College, un éta­blissement d’enseignement alternatif en Angleterre. Et se voyait offrir une bourse pour étudier la pédagogie Waldorf et les idées de Rudolf Steiner, le mystique autrichien fondateur du mouvement. Il n’avait pas lu un seul mot de son œuvre, mais accepta immédiatement la proposition. Li, alors enceinte de leur premier enfant, le rejoindrait un plus tard en Angleterre pour entreprendre à son tour l’étude du corpus.

Steiner a élaboré sa philosophie de l’éducation en 1919, quand le propriétaire de l’usine de cigarettes Waldorf-Astoria, à Stuttgart, lui demanda de monter une école pour les enfants des ouvriers. L’Allemagne traversait une période de troubles révolutionnaires au lendemain de la Première Guerre mondiale, et il s’agissait de rompre avec la discipline atroce de l’école traditionnelle. Steiner pensait qu’il fallait amener l’enfant à quitter en douceur l’« enveloppe éthérique » où il baigne avant la naissance, et que la pédagogie devait mobiliser d’abord les mains, puis le cœur et enfin le cerveau. L’élève scolarisé dans les établissements Steiner-Waldorf joue beaucoup quand il est petit, et n’apprend généralement pas à lire avant la deuxième année (1). Au terme de près de dix ans d’étude de ce système, Harry et Li rentrèrent à Chengdu pour créer la première école Waldorf de Chine.

L’établissement qui ouvrit ses portes à l’automne 2004 n’était guère plus, au début, qu’une garderie aux abois dans un coin de pêche abandonné. Humide l’hiver, étouffant l’été et infesté de moustiques toute l’année, l’endroit était tellement inhospitalier que tous les parents avaient retiré leur gamin avant la fin du premier trimestre. Même Harry et Li ont expédié leurs enfants dans la famille de leur père. L’école était incapable de payer ses factures, et le couple se demandait si la Chine était vraiment mûre pour la pédagogie Waldorf.

Pourtant, dans tout le pays, les conceptions éducatives de Steiner commençaient de faire discrètement des adeptes. L’histoire d’un jeune Allemand issu du système Waldorf et venu travailler auprès de villageois déshérités, dans le sud de la Chine, circulait sur la Toile. La télévision publique diffusa un repor­tage sur lui, et son idéalisme suscita l’admiration. Les gens commençaient aussi à s’intéresser aux théories de Steiner sur les modes de vie alternatifs : l’agriculture biodynamique ; l’anthroposophie (une philosophie spirituelle complexe) ; et la danse eurythmique (une communion chamanique avec le monde des esprits).

Machines à réussir

Pour convaincre les parents, Harry et Li ouvrirent des ateliers où ils ensei­gnaient la pâte à modeler, la confection de poupées et l’aquarelle. Bientôt, les volontaires se présentèrent à l’école. La plupart étaient chinois, mais il y avait aussi des étrangers. Et tout le monde vivait ensemble sur le domaine. Les histoires d’amour, tout comme les conflits, se multiplièrent. Les waldorfiens étran­gers s’inquiétaient de la méconnaissance qu’avaient la plupart des Chinois de l’œuvre de Steiner, tandis que les Chinois se demandaient si la philosophie Waldorf était vraiment compatible avec leur culture. Les débats se poursuivirent tout au long des fêtes du nouvel an 2005. Li se souvient encore de ces mois difficiles : « Tout le monde nous observait en se demandant si ce qu’on faisait était bien. Et puis, finalement, après la fête du Printemps cette année-là, ils sont venus. Je ne sais pas pourquoi, mais tout d’un coup, ils sont venus (2). »

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L’école de Harry et Li accueille aujour­d’hui plus de trois cents élèves, de la maternelle à la quatrième. La liste d’attente est de cinq ans, et la dimension de l’établissement pourrait prochainement quadrupler, avec la construction d’un lycée et d’un nouveau campus pour un millier d’élèves. Voilà moins de dix ans, il n’existait pas d’écoles Steiner-Waldorf en Chine ; aujourd’hui, deux cents maternelles et plus de trente écoles primaires sont en activité. Et dans ce pays qui se cherche encore, le mouvement est en train de devenir l’un des courants les plus influents de la contre-culture.

L’essor de Waldorf remet en question les idées reçues en Occident sur ces « mères tigres » chinoises qui tyranni­sent leurs enfants pour en faire des machines à réussir [lire « Les fausses griffes de maman tigre », Books, juin 2011]. Car les parents sont de plus en plus nombreux à reconsidérer les mérites et les dangers de l’enseignement classique. En octobre 2013, l’histoire du suicide d’un écolier de Chengdu hantait les conversations : ce petit garçon s’était jeté d’un immeuble de trente étages après avoir laissé un mot où il avait écrit : « Maître, je n’y arrive pas (3) ».

L’école est au cœur des bouleversements politiques chinois depuis plus de cent ans. Pendant l’essentiel du xixe siècle, les réformateurs voulurent combattre le déclin de la Chine en adoptant certains aspects de la technologie occidentale. Mais le système d’examen impérial faisait obstacle à toute avancée : les fonctionnaires du pays étaient sélectionnés depuis des siècles sur la base de concours axés sur l’apprentissage par cœur des textes de Confucius. Cela permit de renforcer l’armature de ce très vaste empire, mais engendra une caste de mandarins peu versés dans les questions pratiques. Les concours seront abandonnés en 1906 et l’édifice impérial chinois, vieux de deux mille ans, s’écroulera cinq ans plus tard, avec l’abdication de l’empereur.

Suivront des décennies d’expérimentations pour reconstruire les systèmes éducatif et politique. Il ne se trouvait quasiment aucun philosophe, romancier et dirigeant important qui n’eût des idées et des projets à proposer, dont beaucoup s’inspiraient de modèles étrangers. En 1919, Hu Shih, philosophe et réformateur de la langue, invita ainsi en Chine le grand théoricien de l’éducation améri­cain John Dewey, afin qu’il y expose sa philosophie du pragmatisme (4). Dewey fut tellement enthousiasmé par l’effervescence du pays qu’il resta deux ans. « Rien dans le monde d’aujourd’hui – pas même l’Europe dans les affres de la reconstruction – ne vaut la Chine », écrivit-il.

Après leur arrivée au pouvoir, en 1949, les communistes se lancèrent dans un programme de scolarisation de masse. Même si la Révolution culturelle ferma des écoles et déplaça de force des millions d’étudiants, expédiés à la campagne pour travailler, les trois premières décennies du régime firent quasiment disparaître l’illettrisme. Toutes les grandes villes possèdent aujourd’hui des lycées modèles équipés de matériel dernier cri, et le programme met l’accent sur les maths, les sciences et les langues. Les évaluations internationales font régulièrement l’éloge du système ; et en décembre 2013 le classement PISA révélait que les lycéens de Shanghai surpassaient désormais leurs pairs des États-Unis et d’Europe, dans toutes les matières.

De nombreux intellectuels chinois n’en considèrent pas moins l’enseignement actuel comme l’un des principaux pro­blèmes du pays. Ran Yunfei, un auteur et éditorialiste véhément que je rencontre dans son appartement d’un quartier historique de Chengdu, est de ceux-là. Dans l’un de ses livres, « Gouffre insondable », il énumère six enjeux susceptibles à ses yeux de provoquer une crise nationale, parmi lesquels le « système d’enseignement chinois, banal, vain, dans l’impasse ». À ses yeux, la réforme de l’éducation est la seule manière d’éliminer la corruption et les autres fléaux endémiques dans le pays.

Âgé de 49 ans, Ran appartient à la minorité ethnique Tujia qui habite les monts Wuling, à l’est du Sichuan. Petit, la peau sombre, il dit lui-même avoir l’apparence d’un hors-la-loi de roman chinois classique – sur les réseaux so­ciaux, son pseudo est tufeiran, « bandit Ran ». Notre conversation a lieu dans son bureau, une sorte de verrière qu’il a construite sur le toit de son immeuble. Quand je l’interroge sur l’enseignement, il me désigne les deux grands coffres en bois posés dans le coin de la pièce.

« Ils nous prennent nos rêves »

« Je collectionne les livres sur la pédagogie chinoise depuis des années – je veux dire des années et des années », explique-t-il d’une voix saccadée, en écarquillant les yeux pour donner plus d’effet à ses paroles. « J’ai là des manuels de la dynastie Qing, de l’époque répu­blicaine, d’autres issus de monastères bouddhistes, de prisons, et j’en passe. Et, bien sûr, de la période communiste. » Tous les groupes en Chine, dit-il, ont considéré l’éducation comme un moyen de modeler le peuple, mais les communistes sont allés plus loin : « Ils ont pensé pouvoir façonner les gens en façonnant l’histoire qu’ils apprenaient. Le résultat, c’est la décadence morale que nous connaissons. »

Les écoles privées sont rares en Chine, où les établissements confessionnels sont interdits, assurant la prééminence du programme de l’Éducation nationale, sur lequel pèsent la politique et l’histoire vue par le Parti. Quand les jeunes découvrent que les héros dont on les a abreuvés sont le produit de l’appareil de propagande, ils deviennent naturellement cyniques. Zhong Daoran, un étu­diant, a récemment publié un livre qui traduit le sentiment général d’écœurement : « À l’école primaire, ils nous dérobent nos valeurs propres, dans l’enseignement secondaire, ils nous ôtent toute capacité de réfléchir de manière autonome ; et à l’université, ils nous prennent nos rêves et notre idéalisme. C’est ainsi que nos cerveaux deviennent aussi vides que le slip d’un eunuque. »

Cela étant, même si tous les élèves chinois suivent le même programme, les écoles sont très différentes. Dans certaines zones rurales déshéritées, les enfants doivent emporter un tabouret chaque jour, car il n’y a rien pour s’as­seoir ; dans les régions plus riches, les ordinateurs et les labos bien équipés sont la norme. Les meilleurs établissements soumettent les élèves à des examens d’entrée, et les pots-de-vin sont monnaie courante. Un directeur d’école primaire qui avait touché plus de 20 000 dollars pour admettre des enfants dans son établissement est récemment passé en jugement. Et l’administrateur d’un lycée affilié à une université d’élite de Pékin m’a confié que les parents faisaient un don de plus de 50 000 dollars pour y faire entrer leur progéniture. « Ils pensent que le jeu en vaut la chandelle, parce que fréquenter la bonne école permet d’accéder à l’université. » La pression à l’entrée en fac est en effet immense. Malgré le boom de la construction d’universités au cours des quinze dernières années, les bonnes écoles sont particulièrement surchargées. L’accès à l’enseignement supérieur est soumis à la réussite d’un célèbre concours, le gaokao. Les élèves passent toute la terminale à s’y préparer, et bon nombre d’entre eux fréquentent aussi des boîtes à bac privées le soir et le week-end. Les histoires abondent sur les méthodes extrêmes utilisées pour assurer la réussite : des jeunes branchés à une réserve d’oxygène pour pouvoir étudier plus intensément, des filles à qui l’on donne la pilule, pour empêcher leur cycle menstruel de compromettre leurs performances…

L’État a commencé de reconnaître l’énorme pression que subissent les élèves. En 2013, le ministère de l’Éducation a ainsi interdit les devoirs écrits pendant les vacances pour les enfants de CP et CE1. Le gouvernement a aussi annoncé qu’il allait réduire l’importance du gaokao, et probablement envisager d’autres critères d’admission à l’université. Il a également commencé d’autoriser le débat sur la réforme de l’éducation. Dans ce contexte, on a vu paraître une débauche de livres portant des titres comme « S’il vous plaît, laissez-moi grandir lentement ». Ces évolutions ont beau le réconforter, Ran estime qu’elles ne règlent pas les problèmes culturels plus profonds, comme la croyance aveugle dans les vertus de la mémorisation, héritage des concours de l’ère impériale. Or la Chine craint de plus en plus que de telles méthodes entravent la créativité et l’esprit critique nécessaires pour faire jeu égal avec l’Occident.

Chaque matin à 8 h 30, les élèves de CE2 de l’école de Chengdu se mettent en rang pour serrer la main de leur institutrice, Shi Beilei. C’est l’un des petits rituels instaurés par la pédagogie Waldorf pour véhiculer les idées d’égalité et de respect. Shi parle quelques secondes avec chaque enfant, en le regardant cha­leureusement mais avec fermeté dans les yeux, l’encourageant à dire ce qu’il pense ou à prêter attention à un sujet dont elle mesure d’avance la difficulté.

Les murs de la salle de classe sont peints dans un vert-jaune qui donne à la pièce une atmosphère légèrement ouatée. Dans le système Waldorf, les couleurs, les textures et les matériaux des locaux sont choisis avec soin pour éviter de déstabiliser les enfants par un environnement anguleux, outrageusement rationalisé. En maternelle, le mobilier est enveloppé dans du tissu rose. Dans la classe de Shi, les arbres et les fleurs peints à l’aquarelle par les élèves sont accrochés sur le tableau d’affichage recouvert d’un drap. Comme dans toutes les classes des écoles Steiner, il n’y a ni ordinateur, ni rétroprojecteur, ni écran à enrouleur. Mais un grand tableau noir avec deux panneaux latéraux, qui s’articule comme un triptyque.

Absence de limites

Quand la classe commence, les bureaux sont repoussés contre les murs. Les enfants forment un cercle et se mettent à taper dans leurs mains en cadence. Ce moment de détente débouche sur un exercice d’apprentissage des tables de multiplication. Shi crie les énoncés sur les trois premiers claps, et les élèves répondent sur le quatrième. Peu à peu, Shi accélère le rythme, obligeant les enfants à réfléchir plus vite. Certains sont pris de court, mais aucun ne semble embarrassé.

Puis l’institutrice ouvre les ailes repliées du tableau noir pour révéler un magnifique dessin à la craie de couleur qu’elle a fait de Pangu, le géant chevelu qui, dans la mythologie chinoise, a créé l’univers en séparant le ciel et la terre d’un coup de hache. Le programme enseigné dans les écoles Waldorf traduit la conviction de Steiner que le développement de l’individu reflète celui de la civilisation, et de nombreux mythes de création sont enseignés au cours des deux premières années. À côté du dessin, Shi a recopié un récit en vers pour aider les élèves à apprendre les dix tiges célestes et les douze branches terrestres, qui font partie du système ordinal traditionnel utilisé en Chine pour désigner les jours de la semaine et les années du zodiaque.

Shi répartit rapidement les élèves en deux groupes pour interpréter un sketch satirique sur l’histoire de Pangu. Pendant qu’ils jouent, elle lit la légende dans un livre, en utilisant un bâton et un petit tambour pour battre la mesure, comme le ferait un conteur dans une maison de thé traditionnelle de Chengdu. Plus tard, elle leur demande d’écarter les bureaux du mur, et les enfants copient l’histoire dans leurs cahiers en utilisant des cra­yons de couleur pour décorer les marges.

Les élèves ont une récréation de vingt minutes au milieu de la matinée, et mangent un en-cas, après avoir récité un chant de remerciements au ciel et à la terre, ainsi qu’aux paysans. Deux périodes de quarante-cinq minutes suivent, l’une pour l’anglais et l’autre pour le travail manuel, en l’occurrence de la couture. Plus tard, ils déjeuneront et, dans l’après-midi, apprendront le violon et la calligraphie.

Toutes les classes ne sont pas aussi bien tenues. J’ai vu une classe de CM1 naviguer de crise en crise. L’enseignante était en congé maternité, et sa remplaçante manquait d’expérience. D’ordinaire, les instituteurs des établissements Steiner-Waldorf suivent leurs élèves d’un niveau à l’autre, pratique qui leur permet de nouer un lien étroit avec leur classe mais peut compliquer la prise en charge du groupe par un nouveau venu. En l’espèce, une bonne partie des enfants arri­vaient en retard, se fichaient comme d’une guigne de ce que disait la maîtresse et quelques-uns, même, dormaient.

Pour David Wells, un Américain de Chicago qui enseigne l’anglais à l’école, les parents et l’équipe hésitent tellement à fixer des règles que l’anarchie règne parfois. « Il y a une absence de limites, confie-t-il. Quand je suis arrivé en disant qu’il fallait de la discipline, certains enseignants ont pensé que je parlais de manier la carotte et le bâton à la chinoise. Ce n’était pas le cas, mais quand un élève dit à un professeur d’aller se faire foutre, il faut un code de conduite qui dise ce que vous êtes censé faire. »

Je discute avec un couple qui a retiré son enfant de l’école. Ces anciens enseignants ne voulaient pas que leur fille connaisse la dureté du système chinois, et ils avaient été séduits par le système Steiner-Waldorf en raison de l’accent mis sur les disciplines artistiques. Mais plus ils découvraient le fonctionnement de l’école, plus ils avaient le sentiment que cette pédagogie ne pouvait être mise en œuvre dans de bonnes conditions si certaines valeurs essentielles n’étaient pas inculquées au préalable. Le père juge admirable d’accorder aux enfants autant de liberté, à condition qu’ils aient d’abord appris la politesse élémentaire ou le fait de considérer l’autre comme un égal. Or rien de tel ne se passe dans les foyers chinois, en partie parce que la politique de l’enfant unique a créé une génération de « petits empereurs », chouchoutés par leurs deux parents et quatre grands-parents. Les bouleversements politiques comme la Révolution culturelle ont aussi contribué au phénomène, en faisant table rase des formes traditionnelles de respect. « Quand on importe les idées de Steiner en Chine, on ne trouve pas le fondement égalitaire nécessaire, explique ce père. Les enfants grandissent de manière égocentrique. Il n’y a pas de limites, donc ils font ce qu’ils veulent. »

Séparée du reste de la Chine par la montagne, Chengdu a une réputation de ville au style de vie décontracté mais rétive à l’autorité centrale. Peut-être en raison de son isolement, la cité fut souvent une place forte en temps de guerre, et connut plusieurs soulèvements, ce qui valut à la population d’être entièrement massacrée par deux fois. Au xviie siècle, au lendemain d’une rébellion, la cité presque inhabitée fut repeuplée par l’État avec des personnes venues d’autres provinces. Les habitants font souvent remonter la célèbre tolérance de la ville à cet événement ; parce que ses résidents parlaient différents dialectes et vivaient selon des traditions différentes, ils ont dû apprendre à accepter les divergences de points de vue.

Les nombreux parcs et temples de Chengdu possèdent des aires de rencontre où l’on se rassemble pour discuter des affaires publiques pendant des heures et des heures. La cité est aussi connue pour ses maisons de thé, que l’on trouve quasiment à chaque coin de rue dans la vieille ville. Les habitants affirment que cette atmosphère unique encourage la discussion ouverte des événements publics et empêche la propagande de pénétrer les esprits. Même si la chose est difficile à prouver, force est de rappeler que la ville compte la plus forte concentration de dissidents après Pékin, et abrite une communauté homosexuelle dynamique, phénomène encore rare dans le reste du pays.

Après avoir passé quelque temps ici, j’ai appris à repérer en ville les parents Waldorf. Les hommes ont le goût des pantalons amples et des T-shirts, les femmes portent des jupes flottantes. Ils achètent scrupuleusement des crayons de couleur naturels. Et s’interrogent sur l’opportunité de visiter la première école Waldorf, à Stuttgart, durant leurs vacances en Europe. Ces parents ayant les moyens de s’offrir un tel voyage, je leur ai demandé comment ils gagnaient leur vie, ce qui m’a valu des réponses vagues : « Je suis dans les affaires » ou « dans l’import-export ». Un homme m’explique qu’il s’est enrichi en vendant des manteaux de fourrure aux Russes. Les frais d’inscription à l’école sont de 3 000 dollars par an, presque le salaire annuel moyen d’un habitant de Chengdu. Mais toutes les familles ne sont pas riches. Certains deviennent enseignants à l’école pour y inscrire leurs enfants à demi-tarif.

Ju Zhen, une mère, m’attend dans la cour d’une ferme partagée par plusieurs familles Waldorf. Nous nous tenons sous une voûte de chimonanthes, dont les fleurs jaunes resplendissent dans l’air clair de l’automne, et regardons sa fillette de 7 ans clouer ensemble deux morceaux de bois de camphre : un petit tabouret est en train de prendre forme.

Ju est arrivée à l’école à l’été 2013. Au cours des huit années précédentes, elle exerçait comme professeur de physique, à Nankin, et avait reçu de nombreuses distinctions pour son travail. À 37 ans, elle jouissait d’à peu près tout ce que l’Éducation nationale chinoise peut offrir : un bon salaire, une voiture, un appartement. Mais elle s’inquiétait pour sa fille. Ju, qui a grandi à la campagne, n’a pas vu l’intérieur d’une salle de classe avant ses 7 ans. Sa gamine, à 5 ans, allait déjà à l’école primaire privée, où elle apprenait les langues et les maths. Bientôt, sa mère le savait mieux que personne, elle entrerait dans le cycle des examens et des devoirs sans fin. Alors Ju a quitté son poste pour s’installer à Chengdu. Sa fille fait son CP à l’école Waldorf, et l’enseignante a été embauchée pour contribuer à la conception d’un programme de lycée pour l’établissement, où sera inaugurée à l’automne une classe de troisième.

Elle gagne beaucoup moins qu’avant, et son nouveau poste n’est pas aussi prestigieux. Mais Ju est contente d’avoir sauté le pas. Sa fille a désormais moins de devoirs et apprend à travailler de ses mains. La jeune femme a vendu sa voiture, est devenue végétarienne et s’est mise à porter des jupes en coton.

La ferme où je parle avec Ju se trouve dans une ancienne coopérative agricole faite de bungalows en béton et crépi au milieu des haies, des arbres et des petits champs. Une quarantaine de familles se sont installées là. Les enfants courent tout autour de nous et se ruent dehors par une porte en bambou. Tout le monde se dirige vers un petit lopin de terre que cinq familles ont loué aux paysans locaux. Nous passons devant quelques hommes du cru, qui nous dévisagent. Pour eux, les « waldorfiens », ces cadres qui veulent vivre comme des paysans mais n’utilisent pas d’engrais, sont des êtres décidément étranges.

Sur le chemin de la parcelle, je discute avec l’un des parents, Michael He. Ce concepteur de logiciels, grand, les épaules larges, le visage carré, m’avoue qu’il s’intéresse à la philosophie de Steiner, mais sans être un croyant pur et dur. Il se préoccupe davantage de donner à sa fille une éducation moins rigide et d’expérimenter un nouveau mode de vie.

« Quand je vivais en ville, je ne sortais presque jamais, confie-t-il. Et puis, ça fait du bien de lire des livres. Autrefois, je me contentais de surfer sur Internet. »

Au fil des ans, les bénévoles ont transformé le terrain de l’école Waldorf de Chengdu en un superbe campus, avec une bambouseraie, une pagode et un bâtiment en U dans lequel l’école primaire s’organise autour d’un jardin de rocaille. Je retrouve Li, la fondatrice, dans ses bureaux improvisés, une salle de conférences exiguë décorée de photos des maires et des gouverneurs adjoints qui ont visité l’école. À 42 ans, Li a un doux visage rond aux lèvres charnues. Mais il ne faut pas se fier à son air tranquille. Je l’ai vue parfois jeter le type de regard furieux qui peut faire changer quelqu’un d’avis très vite.

Une marque occidentale attractive

Évoquant les premières années de l’école, elle me raconte comment elle a réussi à obtenir l’agrément officiel. Les lourdeurs de la législation chinoise sont telles que la plupart des écoles primaires Waldorf fonctionnent sans autorisation, privant les parents de l’assurance que le niveau scolaire de leur enfant sera reconnu hors du réseau. Li confie qu’elle a eu de la chance : des copains de formation, qui avaient fait avec elle l’école normale, étaient désormais en responsabilité dans la branche locale du ministère de l’Éducation. « Quand nous avons ouvert, les autorités nous ont dit de ne pas dérailler dans les trois domaines de la religion, de la politique et de la sécurité, explique Li : “La sécurité de l’enfant est évidemment essentielle, mais ne touchez pas non plus à la politique et à la religion. Si vous vous en mêlez, personne ne viendra à votre secours.” » Elle ajoute que, même si elle est personnellement attirée par les idées anthroposophiques de Steiner, celles-ci n’influent pas sur l’école.

Pour sa fondatrice, le principal pro­blème de l’établissement est aujourd’hui son développement. De nombreux enfants approchent de l’âge du lycée, et l’école ne va pas au-delà du collège. Les familles les plus riches souhaitent vivement l’expansion, et ont suffisamment d’argent pour la financer. De nombreux enseignants, conscients qu’il n’existe pas suffisamment de professeurs correctement formés à la méthode Waldorf en Chine, y sont opposés. Mais certains pa­rents s’en moquent ; pour eux, Waldorf n’est guère plus qu’une marque occidentale attractive.

« Un tiers des parents apprécient réellement la pédagogie Waldorf et étudient l’anthroposophie, poursuit Li. Un tiers pense : “J’adore la pédagogie Waldorf, J’adore cette méthode, mais l’anthropo­sophie, c’est secondaire.” Et puis le dernier tiers se dit : “Les enseignants sont bons, l’environnement est naturel, mon enfant est heureux, et ça me suffit. L’anthroposophie, c’est un peu dingo, mais mon gamin s’épanouit.” »

L’essor de Waldorf en Chine n’a pas laissé de surprendre ses partisans occidentaux. J’ai rendez-vous à Pékin avec deux d’entre eux. Ils sont venus visiter un nouvel établissement récemment ouvert dans la capitale, et se rendront ensuite à Chengdu. Nana Göbel dirige une fondation allemande qui fournit des subventions et des formations aux écoles du réseau. Christof Wiechert, lui, est l’ancien directeur pédagogique du mouvement. Cet homme de 68 ans, affable et bienveillant, a un penchant pour les bonnes discussions animées. Il regarde Göbel et explique que l’expé­rience chinoise rappelle, en un sens, les origines du mouvement Waldorf. Au­jourd’hui, comme alors, on est dans l’urgence ; la première école de Steiner avait ouvert après quelques mois de préparation seulement. « Quand on regarde la manière dont cela s’est fait, on pourrait qualifier de cours intensif ce que Steiner proposait », explique Wiechert.

Göbel le toise d’un sale œil : « Mais tous ces gens avaient un doctorat et connaissaient l’anthroposophie depuis des années. Ils savaient de quoi il retournait, et ils étaient très instruits. On ne peut pas comparer, Christof ! »

« Et pourtant, il y avait une volonté d’improviser, d’essayer quelque chose. C’était juste après la révolution, et ils voulaient du neuf », reprend Wiechert.

« C’est vrai, reconnaît Göbel. Je dis aux gens en Europe que le réseau chinois sera plus important que le réseau européen d’ici dix ans. »

La fondation intervient dans le monde entier, et Göbel souligne que la pédagogie alternative ne se développe nulle part aussi vite qu’ici. Elle reconnaît que certains, au sein du mouvement, se demandent si la Chine ne risque pas de dénaturer le système Waldorf. Les visiteurs sont souvent frappés par la piètre connaissance qu’ont des théories de Steiner certains enseignants et admi­nistrateurs locaux. Et de nombreux Chinois ont le sentiment, pour leur part, que le système Waldorf est permissif et que les enfants jouent plus qu’ils n’étudient. Göbel a essayé de combattre cette idée fausse en finançant la première traduction des œuvres de Steiner en chinois. Malgré cela, des écoles s’ouvrent, qui promettent aux parents une « version chinoise » de la pédagogie Waldorf, davantage axée sur la mémorisation. Quelques-unes proposent des classes Waldorf au côté de classes Montessori et de classes chinoises traditionnelles, où l’on apprend par cœur les textes classiques de Confucius.

Göbel n’a jamais caché son scepticisme sur la vitesse à laquelle le réseau se développait en Chine. Mais, avec le temps, elle ne cache pas non plus son admiration. « Voilà des gens qui ne savent même pas si leurs enfants auront un vrai diplôme qui leur donnera accès à l’université, mais ils acceptent de prendre le risque, parce qu’ils ne veulent plus de l’enseignement officiel », explique-t-elle. Et Wiechert de se tourner vers elle, tout excité. « Est-ce qu’on imagine ça en Europe ? C’est impensable. Ils sont capables de tout sacrifier et de tout risquer – et nous autres Européens, nous ne pouvons que courir après eux et essayer de faire tout notre possible pour les aider. »

Cet article est paru dans le New Yorker le 3 février 2014. Il a été traduit par Sandrine Tolotti.

 

Notes

1| Environ 2 500 enfants sont aujourd’hui scolarisés dans les vingt-deux écoles et jardins d’enfants Waldorf-Steiner que compte l’Hexagone. Certaines sont sous contrat, d’autres pas. Le rapport interministériel français sur « Les sectes et l’argent » (1999) a classé l’anthroposophie parmi les mouvements sectaires. La Fédération des écoles Steiner a porté plainte pour diffamation contre le député Jacques Guyard, rapporteur de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes, commanditaire du rapport. Jacques Guyard a été condamné en première instance puis relaxé en appel ». La Cour a jugé que ses propos étaient bien « diffamatoires » mais l’a crédité de sa « bonne foi ».

2| La fête du Printemps est la plus importante fête de l’année en Chine. Elle commence le premier jour de l’année lunaire chinoise et dure quinze jours, s’achevant avec la fête des Lanternes.

3| L’écolier de 10 ans devait écrire une lettre d’excuses de mille caractères pour ses bavardages en classe. L’enfant avait échoué à plusieurs reprises à achever cette autocritique. Son professeur lui aurait alors déclaré qu’il n’avait plus qu’à sauter du haut de son immeuble. D’après la radio chinoise, on a retrouvé quelques mots de l’élève, griffonnés dans un de ses manuels scolaires: « Maître, je n’y arrive pas. J’ai déjà hésité plusieurs fois quand j’ai essayé de sauter du haut de l’immeuble. »

4| Sur John Dewey et la philosophie du pragmatisme, lire Books, n° 33, juin 2012.

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Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

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