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Durkheim et la foi des enseignants

Trois ministres de l’Education sont présents aux Journées de la refondation de l’école pour défendre les réformes engagées depuis 2012. En France, les générations voient défiler les réformes de l’éducation sans jamais que l’une d’elle ne fasse consensus. C’est parce que l’enseignement a perdu son idéal et les enseignants leur foi pédagogique, plaidait Emile Durkheim, il y a déjà un siècle. Dans ce cours devant les candidats à l’agrégation prononcé en 1904, le sociologue appelle les professeurs à se mobiliser pour redonner un sens à leur métier. Il n’y a pas une ligne à changer à ce texte pour saisir le désarroi actuel.

 

Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’enseignement secondaire traverse une crise très grave qui n’est pas encore parvenue à son dénouement. Tout le monde se rend compte qu’il ne peut pas rester ce qu’il a été dans le passé : mais on ne voit pas avec la même clarté ce qu’il est appelé à devenir. De là ces réformes qui, depuis près d’un siècle, se succèdent périodiquement, attestant, à la fois, la difficulté et l’urgence du problème. Certes, on ne pourrait, sans injustice, méconnaître l’importance des résultats obtenus : l’ancien système s’est ouvert à des idées nouvelles ; un système nouveau est en train de se constituer qui paraît plein de jeunesse et d’ardeur. Mais est-il excessif de dire qu’il se cherche encore, qu’il n’a de lui-même qu’une conscience encore incertaine, et que le premier s’est tempéré par d’heureuses concessions beaucoup plus qu’il ne s’est renouvelé ? Un fait rend particulièrement sensible le désarroi où sont, sur ce point, nos idées. A toutes les périodes antérieures de notre histoire, on pouvait définir d’un mot l’idéal que les éducateurs se proposaient de réaliser chez les enfants. Au Moyen Age, le maître de la Faculté des Arts voulait avant tout faire de ses élèves des dialecticiens. Après la Renaissance, les jésuites et les régents de nos collèges universitaires se donnèrent comme but de faire des humanistes. Aujourd’hui, toute expression manque pour caractériser l’objectif que doit poursuivre l’enseignement de nos lycées ; c’est que cet objectif, nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.

Et qu’on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes ! La solution est toute verbale ; car il s’agit précisément de savoir quelle idée nous devons nous faire de l’homme, nous, Européens, ou, plus spécialement encore, nous, Français du XXe siècle. Chaque peuple a, à chaque moment de son histoire, sa conception propre de l’homme ; le Moyen Age a eu la sienne, la Renaissance a eu la sienne, et la question est de savoir quelle doit être la nôtre. Cette question, d’ailleurs, n’est pas spéciale à notre pays. Il n’est pas de grand État européen où elle ne se pose et dans des termes presque identiques. Partout, pédagogues et hommes d’État ont conscience que les changements survenus dans l’organisation matérielle et morale des sociétés contemporaines nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans cette partie spéciale de notre organisme scolaire. Pourquoi est-ce surtout dans l’enseignement secondaire que la crise sévit avec cette intensité ? C’est une question que nous aurons à examiner un jour ; pour l’instant, je me borne à constater le fait, qui n’est pas contestable.

Or, pour sortir de cette ère de trouble et d’incertitude, on ne saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements. Quelle qu’en soit l’autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu’avec le concours de ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu’à contrecœur, si vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans résultats utiles ; et, suivant la manière dont vous les entendrez ils pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés. Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra toujours de vous et de votre état d’opinion. Combien il importe, par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion éclairée ! Tant que l’indécision sera dans les esprits, il n’est pas de décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète pas l’idéal, il faut qu’il soit compris, aimé, voulu par tous ceux qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand travail de réfection et de réorganisation qui s’impose soit l’œuvre du corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu’il puisse prendre conscience de lui-même, de ce qu’il est, des causes qui le sollicitent à changer, de ce qu’il doit vouloir devenir. On entend sans peine que, pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs maîtres à la pratique de leur métier ; il faut, avant tout, provoquer de leur part un énergique effort de réflexion, qu’ils devront poursuivre dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici, à l’Université ; car, ici seulement, ils trouveront les éléments d’information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.

Et c’est à cette condition qu’il sera possible de réveiller, sans aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler, par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain entre un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l’enseignement secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à vivre qu’autrefois. La remarque en peut être faite librement, car elle n’implique aucune critique qui s’adresse aux personnes ; le fait qu’elle constate est le produit de causes impersonnelles. D’une part, l’ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu’elles inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être question d’oublier le glorieux passé de l’humanisme, les services qu’il a rendus et continue même à rendre ; cependant, il est difficile de se soustraire à l’impression qu’il se survit en partie à lui-même. Mais, d’un autre côté, aucune foi nouvelle n’est encore venue remplacer celle qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts ; il ne voit pas clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique, c’est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer ; et vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir cette tâche, ce ne sera pas assez d’un cours de quelques mois. Ce sera à vous d’y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer par éveiller chez vous la volonté de l’entreprendre et par vous mettre entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter.

LE LIVRE
LE LIVRE

Éducation et sociologie de Emile Durkheim, Félix Alcan, 1922

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