L’irrésistible ascension d’un prédateur

En inventant la librairie en ligne, Jeff Bezos a facilité l’accès au livre. Et asphyxié les libraires. En banalisant l’e-book, il a réinventé la lecture. Et entamé un dangereux bras de fer avec les éditeurs. L’agressivité commerciale d’Amazon et sa superpuissance sur le marché du livre effraient. Au moment où la multinationale devient elle-même maison d’édition, beaucoup se demandent si la littérature de qualité survivra à ce rouleau compresseur.

D’entrée de jeu, Jeff Bezos entendait « devenir vite super-grand ». Il n’a jamais été du genre à admirer le « small is beautiful ». L’essentiel de l’histoire se raconte en chiffres cyclopéens. En 1994, quatre ans après la création du premier navigateur Internet, Bezos tombait sur des statistiques étonnantes : le Web se développait au rythme annuel de 2 300 %. En 1995, l’année où, âgé de 31 ans, il créa Amazon, le réseau comptait à peine seize millions d’usagers. Un an après, ils étaient trente-six millions, volume qui allait croître à une vitesse folle. Aujourd’hui, 2,7 milliards d’individus sont connectés, soit plus d’un habitant de la planète sur trois. Bezos a compris deux choses. D’abord, la manière dont Internet permet de s’affranchir de la géographie, en donnant à toute personne munie d’une connexion et d’un ordinateur la possibilité de sillonner un monde de marchandises apparemment infini, avec une précision jusque-là inconnue, puis de les acheter directement depuis le nid douillet de son domicile. Ensuite, il a compris comment la Toile permet aux marchands de rassembler une énorme quantité d’informations personnelles sur chaque client.

1 Jeff Bezos fait un rêve

Internet ouvrait la perspective d’une sorte de vente sur mesure. James Marcus, engagé par Bezos en 1996 et qui devait travailler cinq ans pour Amazon, a ensuite publié des Mémoires révélateurs sur l’époque où il était l’Employé n° 55 (1). Il se souvient de Bezos martelant qu’Internet, avec « sa capacité infinie de récolte des données », allait « permettre de passer au peigne fin des populations entières. Les affinités appelleraient d’autres affinités : vos goûts et vos dégoûts – de Beethoven à la sauce barbecue, du shampooing au cirage en passant par les séries télévisées – étaient aussi spécifiques que votre ADN, et ce serait un jeu d’enfant de vous apparier à vos 9 999 cousins ». Marcus voyait alors dans cette perspective « soit une rêverie utopique, soit le cauchemar du marketing ciblé ».

Rêverie ou cauchemar, Bezos n’en avait cure. « Vous savez, normalement, les nouveaux secteurs ne se développent pas aussi vite, faisait-il observer. C’est extrêmement inhabituel, et je me suis mis à réfléchir : “Quel genre de business plan aurait du sens dans le contexte d’une telle croissance ?” » Et il décida que la vente de livres était le meilleur moyen de devenir super-grand rapidement sur Internet. Cela n’allait pourtant pas de soi : la librairie, aux États-Unis, avait toujours été moins un commerce qu’une vocation. Comme chacun le savait, les marges bénéficiaires y étaient faibles et la plupart des enseignes indépendantes survivaient grâce à un loyer modéré. La fréquentation des magasins était souvent sporadique, les goûts des clients, changeants ; compter sur un flot régulier de bestsellers pour échapper à l’expulsion n’avait rien d’une stratégie infaillible pour rester solvable.

Cela étant, c’était somme toute un beau marché. En 1994, les Américains avaient acheté pour 19 milliards de dollars de livres (2). Barnes & Noble et le groupe Borders contrôlaient alors un quart du secteur, les libraires indépendants parvenant à grand-peine à s’en arroger le cinquième (3), le reste étant entre les mains d’un réseau de clubs du livre, de supermarchés et d’autres points de vente. Cette année-là, 513 millions d’ouvrages avaient été vendus, dix-sept bestsellers dépassant le million d’exemplaires chacun. Bezos savait que deux distributeurs nationaux, le groupe Ingram et Baker & Taylor, possédaient des entrepôts abritant quelque 400 000 titres, et avaient commencé à numériser leur catalogue jusqu’alors sur microfiches. Il savait aussi qu’en 1992, lors du procès opposant l’entreprise Quill au Dakota du Nord, la Cour suprême avait jugé que les détaillants n’étaient pas tenus d’appliquer la taxe sur les ventes [équivalent de la TVA] dans les États où ils n’avaient aucune présence physique. Pendant des années, Amazon devait en profiter pour se donner un énorme avantage compétitif sur les vendeurs de livres de toute sorte, des libraires aux supermarchés comme Best Buy ou Home Depot (récemment, face à une pression croissante, l’entreprise a assoupli sa position et trouvé un accord avec une douzaine d’États, dont la Californie et le Texas, pour s’acquitter de la taxe (4)).

« Les livres ont ceci d’incroyablement singulier, déclara Bezos : il existe infiniment plus d’articles dans cette catégorie que dans aucune autre. » Il n’y avait pas là de quoi décourager cet adorateur de la culture numérique (5). Le fondateur d’Amazon était persuadé que les algorithmes de la recherche informatisée ouvriraient les portes d’un royaume de la consommation aux richesses encore inexploitées et dont on commençait tout juste à rêver. Bezos entreprit de concevoir un mécanisme de VPC pour le XXIe siècle qui, au moins dans un premier temps, acheminerait les marchandises à l’ancienne : à la main, depuis les entrepôts, par le biais des services postaux et des transporteurs commerciaux.

L’un des consultants d’Amazon était Jason Epstein, l’éditeur visionnaire qui avait fondé en 1952 Anchor Books, maison dédiée à la publication de livres de poche intellectuellement ambitieux, et la New York Review of Books onze ans après ; un homme qui fut pendant des décennies l’une des sommités de Random House (6). Son admiration pour Bezos était teintée de perplexité ; il savait que, pour révolutionner véritablement la librairie, il faudrait à Amazon transformer les livres, d’objets, en bits et en octets susceptibles d’être acheminés sans obstacle. Sinon, Bezos n’aurait fait que créer une structure virtuelle prisonnière de l’ère Gutenberg, avec toutes ses pesanteurs. Mais Epstein n’a pas compris que le désir de tenir un livre entre ses mains diminuerait un jour. Il rêvait plutôt de machines capables d’imprimer à la demande, à partir d’une bibliothèque virtuelle d’ouvrages numérisés, et de livrer des exemplaires dans les boutiques du genre Copy-Top de tout le pays. Dans ce scénario, les librairies survivantes serviraient principalement à accueillir des spécimens de consultation d’un éventail représentatif de titres, les volumes étant imprimés un par un tandis que les clients se prélasseraient au coin café en attendant l’arrivée de leur commande. Epstein devait d’ailleurs finir par se consacrer à cette vision (7).

Bezos voyait les choses autrement, convaincu de pouvoir un jour façonner une chaîne ininterrompue de commande et de livraison de livres, malgré les lourdes pertes que lui avait pronostiquées Epstein. Mais, d’abord, il se devait de graver le nom de sa nouvelle entreprise dans le cerveau du consommateur américain (et pas seulement américain). Comme tous les grands chefs d’entreprise obsessionnels, Bezos caressait des rêves d’empire, son optimisme s’enracinant dans la certitude arrogante d’avoir raison. Il visait à construire une marque qui serait, selon la formule de Marcus, « à la fois omniprésente et irrésistible ». Une décennie auparavant, vers le milieu des années 1980, encore étudiant à Princeton, il avait pris pour credo cette phrase volontariste de Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451 : « L’Univers nous dit non. En réponse, nous lui tirons une salve de notre propre chair en criant : Oui ! » (Bien des années plus tard, un Bradbury octogénaire dénoncerait la fermeture de sa chère librairie Acres of Books à Long Beach, Californie, qui n’avait pu rivaliser avec l’empire toujours plus vaste de la vente en ligne.) Gnome frêle au crâne dégarni, Bezos apparaissait souvent comme un être étrange, distant et énigmatique. À défaut d’être vraiment attendrissant, il possédait le charisme d’un homme venu d’un autre monde. L’un de ses premiers patrons, professeur d’économie à l’université Columbia, a dit de lui : « Il n’était pas chaleureux… Pour ce que j’en sais, il aurait aussi bien pu être Martien. Un gentil Martien, bien intentionné. » Bill Gates, autre extraterrestre, allait saluer l’arrivée de Bezos à Seattle en ces termes : « J’achète des livres sur Amazon parce que mon temps est compté, qu’ils ont un catalogue immense et sont très fiables. » Des millions d’acheteurs devaient bientôt partager son avis.

En tant que rédacteur en chef du supplément livres du Los Angeles Times, j’avais assisté avec admiration aux débuts de l’ascension de Bezos : quelle que soit la manière dont il compliquait le marché du livre, le mal était largement compensé par les mille façons dont il facilitait l’accès des lecteurs à une plus grande variété d’ouvrages. Après tout, même les succursales géantes de Barnes & Noble ou Borders, d’une surface supérieure à 5 000 m2, ne pouvaient contenir plus de 175 000 titres. L’offre d’Amazon, elle, était quasiment illimitée. Bezos assurait alors qu’Amazon ne faisait qu’offrir un service différent et ne cherchait pas à faire vaciller les magasins traditionnels. Les libraires indépendants n’en étaient pas si sûrs.

2 Petits meurtres entre libraires

Dans la seconde moitié des années 1990, alors que le commerce de livres sur Internet en était à ses balbutiements, Barnes & Noble et Borders étendaient leur empire, s’implantant souvent à côté de librairies de quartier établies de longue date. Cette méthode et d’autres stratégies agressives inquiétaient les indépendants. Les chaînes pouvaient offrir aux clients des rabais importants sur un grand nombre de titres grâce aux conditions favorables que les éditeurs n’accordaient pas aux petits (8). Dans les chaînes, les vendeurs ne connaissaient pas forcément les goûts et centres d’intérêt personnels des habitants du quartier, mais le prix faisait la décision : plus il était bas, mieux c’était.

Pour comprendre ce qui s’est passé ensuite, il suffit de compter les victimes. Il y a vingt ans, il existait aux États-Unis environ 4 000 librairies indépendantes ; il n’en reste plus que 1 900 [lire cependant ci-dessous « La librairie américaine redresse la tête », p. 32]. Et, à présent, même les vainqueurs sont en péril. Le sort des deux principales chaînes est instructif : Borders a fait faillite en 2011 et fermé ses centaines de magasins dans l’ensemble du pays (9). Son trépas a brièvement profité à sa rivale Barnes & Noble, qui n’en cherche pas moins désespérément les moyens de rembourser les emprunts contractés pour acquérir le parc immobilier considérable que représentent ses 1 332 magasins (10). Elle en a ainsi retiré des milliers d’exemplaires afin de créer de chouettes espaces numériques, pour convaincre les clients d’adopter sa liseuse Nook, alternative au Kindle d’Amazon. Et les couloirs du monde de l’édition bruissent de la rumeur selon laquelle les propriétaires de Barnes & Noble souhaitent vendre. Mais l’idée même de posséder une librairie paraît folle à la plupart des investisseurs avisés. Au printemps 2012, Microsoft a décidé de défier Amazon en investissant 605 millions de dollars dans l’activité numérique de Barnes & Noble, accord qui suppose le partage des bénéfices réalisés grâce aux ventes d’e-books et autres contenus (11).

Pour beaucoup d’entre nous, professionnels du livre, il était impensable que les librairies puissent un jour disparaître. En 2001, Jason Epstein l’avait parfaitement exprimé dans Book Business, son livre incisif sur le passé, le présent et l’avenir de l’édition, en écrivant : « Une civilisation sans librairies est inimaginable. Comme les temples et autres lieux de réunion sacrés, elles constituent une création essentielle de la nature humaine. La sensation que procure un livre pris sur une étagère et tenu en main est une expérience magique, qui relie l’auteur au lecteur. » Étonnant exemple de vœu pieux, de la part d’un homme pourtant connu pour son absence de sentimentalisme.

Voilà qui apparaîtra probablement aux jeunes lecteurs comme une forme de nostalgie à la limite du fétichisme. La réalité est ailleurs. Songez aux millions de personnes qui achètent ces modernes lampes d’Aladin qu’on appelle liseuses ou tablettes. Il suffit d’effleurer ces appareils magiques, toujours plus beaux et plus maniables, pour convoquer le génie de la littérature. Ce qui compte, pour les adorateurs de ces idoles, c’est de savoir si et comment les livres seront mis à la disposition du plus grand nombre, au plus bas prix. Qu’on trouve les ouvrages dans une librairie ou sur un appareil électronique n’a aucune importance ; seuls comptent le coût et la facilité d’accès. Entrez dans n’importe quelle boutique Apple et vous serez saisi par le quasi-délire d’individus de tous les milieux manifestement impatients de dépenser l’argent gagné à la sueur de leur front pour se procurer le tout dernier iPad. Ensuite, essayez de trouver une librairie. Bonne chance ! Si vous y parvenez, vous remarquerez qu’on y propose moins de livres qu’avant, que les allées se sont élargies entre les rayonnages, et que le client s’y fait rare. La librairie a perdu son magnétisme.

3 L’ennemi mortel de l’édition

La guerre des librairies paraît sur le point de s’achever. Les indépendants sont assiégés, Borders est mort, Barnes & Noble affaibli, et Amazon triomphe. Mais une nouvelle guerre a éclaté, dont l’enjeu est cette fois l’avenir de l’édition. Le procès dans lequel le ministère de la Justice américain a accusé cinq des plus grandes maisons d’entente illégale avec Apple sur le prix des livres électroniques fut probablement le Waterloo du secteur. Abasourdis, de nombreux professionnels accusent l’administration Obama de s’être trompée de cible. Scott Turow, président de la Guilde des auteurs, a dénoncé ce mauvais procès, tout comme David Carr, le spécialiste médias du New York Times, qui y a vu « l’équivalent moderne d’un blanc-seing donné à Standard Oil pendant qu’on démolit la petite station-service du coin ». Ce procès eut tout d’une parodie de justice antitrust, incapable de s’en prendre au « mastodonte monopolistique » que le New York Times qualifie d’« ennemi mortel de l’édition » (12). De ce point de vue, la principale menace vient de ce qu’Amazon a décidé de vendre des livres électroniques à perte pour attirer des millions de consommateurs naïfs dans cet immense pays de cocagne des biens et services en ligne (13). Ce qui est clair, c’est que « l’édition à la papa » est morte, tout comme la librairie à l’ancienne. De même que la vente de livres, l’édition est de plus en plus virtuelle. Car la technologie démocratise à la fois les moyens de production et de distribution. Pour les maisons traditionnelles, les conséquences sont graves.

Cela ne surprendra personne : Amazon tient à renforcer son avantage compétitif, en utilisant pour cela tous les moyens à sa disposition pour gêner, entraver et terrasser ses rivaux. Il est bien placé pour y parvenir. Le lancement du Kindle en 2007 a fait s’envoler les ventes d’e-books, jusque-là infimes. Il est bientôt devenu normal de voir le marché du livre électronique quadrupler d’une année à l’autre. Trois millions de liseuses, estime-t-on, ont été vendues en 2009, l’année où Amazon a commercialisé son Kindle 2, le premier appareil de ce type disponible dans le monde entier. Bezos l’a alors présenté comme une réponse aux « faiblesses du livre papier… Ça m’agace d’être obligé de lire un livre papier parce que ce n’est pas aussi pratique. Tourner les pages… Le bouquin se referme toujours tout seul au mauvais moment ». Des millions de personnes étaient d’accord, et des millions de Kindle ont été achetés (même si Amazon refuse de divulguer les chiffres exacts). Les appareils concurrents – dont le Nook et l’iPad, pour ne citer que deux des plus connus – se sont mis à proliférer, donnant du fil à retordre à Amazon, en raison de l’accord sur les prix évoqué plus haut entre Apple et cinq éditeurs. Un an à peine après avoir lancé son iPad en 2010, la firme en avait vendu plus de quinze millions à travers le monde. En juin 2009, seuls 2 % des Américains possédaient une liseuse ou une tablette ; en janvier 2012, ils étaient 28 % [34 % en mai 2013, contre 10 % environ des Français]. Et même s’il a vu sa part de marché passer de 90 % en 2010 à 50-60 % aujourd’hui, Amazon avait, moins de trois ans après le lancement du Kindle, franchi un cap : « Nos clients achètent à présent plus de livres électroniques que de livres reliés (hardcovers), a claironné Bezos, ce qui est incroyable quand on songe que nous vendons des livres classiques depuis quinze ans, et des livres électroniques depuis trente-trois mois. »

D’une manière générale, les ventes d’e-books représentent une part grandissante du chiffre d’affaires des éditeurs. En 2008, elles généraient moins de 1 % des recettes des maisons américaines. Dans la dernière version de Merchants of Culture, livre qui fait autorité sur le sujet, John Thompson estime que les ventes d’e-books représentaient en 2011 « entre 18 et 22 % du chiffre d’affaires de la plupart des éditeurs (avec des résultats peut-être plus élevés pour certains) » (14). Le marché des livres reliés, pilier du secteur, continue de péricliter : il a chuté de 13 % en 2008 et connu depuis un déclin similaire chaque année (15). Selon l’étude la plus récente menée par le Pew Research Center, 23 % des Américains de plus de 16 ans déclarent avoir lu un e-book au cours de l’année écoulée. Bientôt, un livre pour adulte sur trois sera vendu au format électronique (16). Les lecteurs d’e-books sont particulièrement attirés par les ouvrages d’évasion ou ouvertement commerciaux (roman sentimental, policier et thriller, science-fiction) et, dans ces catégories, 60 % du marché est désormais numérique. Les ventes d’e-books commencent même à faire une percée dans le domaine de la littérature de qualité. Thompson mentionne Freedom, de Jonathan Franzen, publié en 2010 par Farrar, Straus & Giroux, l’un des plus éminents éditeurs américains, propriété du conglomérat allemand Holtzbrinck. Au cours des douze premiers mois, le roman s’est vendu à 750 000 exemplaires sous forme papier (hardcover) et 250 000 sous forme électronique (à propos, Franzen déteste les e-books, et c’est aussi lui qui a insulté Oprah Winfrey lorsqu’elle eut le culot de sélectionner son roman précédent, Les Corrections, pour sa très populaire émission de télévision). Les ventes électroniques de Franzen ont-elles nui à ses ventes papier, ou bien l’e-book a-t-il permis de faire découvrir son œuvre à de nouveaux lecteurs ? Sans doute un peu des deux.

L’inexorable passage du livre objet au livre numérique fait peser une menace tangible sur la manière de travailler des éditeurs [lire l’entretien avec François Gèze p. 34]. Comme l’écrivait à juste titre Jason Epstein il y a deux ans, « la résistance qu’opposent aujourd’hui les éditeurs à l’avenir numérique qui arrive à toute allure ne tient pas à leur crainte de voir s’étioler le désir de lire, mais à la peur compréhensible de leur propre obsolescence et de la complexité de la mutation qui les attend, au cours de laquelle leur infrastructure traditionnelle deviendra superflue, ainsi peut-être qu’eux-mêmes ». Ces maisons ne doivent s’en prendre qu’à elles-mêmes, affirmait Epstein, tant elles se sont infligé bon nombre, pour ne pas dire la plupart, de leurs propres tourments. Souvent trop contents d’eux, les éditeurs se sont montrés allergiques aux idées nouvelles, quand ils n’ont pas fait preuve d’incompétence. Leur défense acharnée, probablement vouée à l’échec, des stratégies de tarification classiques les ont rendus vulnérables aux pratiques prédatrices d’Amazon en la matière. Peter Mayer, ex-P-DG de Viking/Penguin aujourd’hui propriétaire d’Overlook Press, maison d’édition indépendante, est de cet avis : « Les maisons d’édition ont clairement besoin de prouver de nouveau aux lecteurs et aux auteurs la valeur ajoutée qu’apporte leur travail. » Cette valeur, reconnaît-il, ne va plus de soi.

Cette incapacité de s’adapter au changement technologique s’enracine peut-être dans la culture éditoriale et marketing rétrograde qui a longtemps caractérisé le secteur. Comme me l’a confié un agent littéraire en vue, « c’est un métier dirigé par des diplômés des facultés de lettres, pas des écoles de commerce ». Ironie suprême : pendant des années, beaucoup d’entre nous avons craint que la tendance à la concentration dans le secteur ne nuise à la diversité de la production (nous avions tort). Nous redoutions aussi que l’inflation des frais généraux ne fasse des éditeurs les otages d’un impératif commercial intenable (nous avions raison). Mais nous n’imaginions guère que l’arme du changement serait un empire âpre au gain du nom d’Amazon. Et l’on se surprend aujourd’hui à voir de nombreuses personnes défendre les pratiques d’éditeurs qui, hier encore, passaient pour des rustres dont la vulgarité allait s’imposer à la culture générale.

Epstein, lui, n’a pas peur d’Amazon : « Si elle réussit, la stratégie de la firme pourrait contraindre les éditeurs à réduire ou même abandonner leur vieille infrastructure », écrivait-il récemment. L’édition redeviendra ainsi l’artisanat qu’elle était « aux jours glorieux d’avant la concentration ». Et de soutenir que la dialectique illustrée par Amazon est irréversible et offre « une expression saisissante de la façon dont une technologie radicalement nouvelle et plus efficace impose par sa logique un changement institutionnel ».

Il n’y a pas si longtemps, on pensait que personne ne lirait jamais un livre sur un écran. Aujourd’hui, on se demande si les auteurs continueront à faire paraître leurs ouvrages de manière traditionnelle ou choisiront la publication directe en ligne. La réponse à cette question est au cœur de la lutte qui oppose Amazon aux éditeurs.

4 Bienvenue dans le fief numérique d’Amazonia

Jeff Bezos a obtenu ce qu’il voulait : Amazon est vite devenu super-grand et continue de grandir, ravalant tous ses rivaux au rang de nains. Pour mesurer pleinement la crainte qui suffoque les éditeurs, il faut comprendre quel rouleau compresseur l’entreprise est devenue. Elle a fait un chiffre d’affaires de 61 milliards de dollars en 2012 (contre 48 en 2011) [dont 43 % hors d’Amérique du Nord]. Soit plus que les six principaux groupes éditoriaux américains réunis. Et dispose d’un trésor de guerre de 9 milliards (5 en 2011). La valeur de l’entreprise est estimée à quelque 135 milliards de dollars et Amazon emploie 100 000 personnes à travers le monde ; selon le magazine Forbes, Bezos est, à 49 ans, la dix-neuvième fortune des États-Unis.

Amazon a beau, dans l’esprit du public, être identifié aux livres, ce domaine représente en réalité une part déclinante de son activité ; l’entreprise n’est plus principalement un libraire. C’est maintenant un supermarché en ligne et, s’il tire la moitié de ses revenus de la musique, des DVD d’émissions de télévision, des films et, bien sûr, des livres, l’autre moitié vient d’une gamme disparate de produits et de services. À la fin des années 1990, Bezos a acheté IMDb.com, le site de référence en matière d’informations sur le cinéma. En 2009, il s’est payé un plus gros gibier, consacrant près de 900 millions de dollars à l’acquisition de Zappos.com, un marchand de chaussures. Il possède aussi Diapers.com, site de produits pour bébés (17). Et il cherche maintenant à conquérir la mode haut de gamme. Selon le magazine Wired, « Bezos est peut-être le technologue numéro 1 des États-Unis, un personnage de l’envergure de légendes comme Bill Gates et Steve Jobs » (18).

Avec le lancement de la tablette Kindle Fire à l’automne 2011, Bezos a introduit un portail mobile avancé dans le cloud d’Amazon, qui héberge les opérations Web d’une ribambelle d’entreprises et d’institutions, dont Netflix, le New York Times, le Jet Propulsion Laboratory de la NASA, Newsweek/Daily Beast de Tina Brown, la chaîne de télévision PBS, Virgin Atlantic et la faculté de médecine de Harvard. Comme le dit Wired, quand vous achetez le Kindle Fire, « vous n’achetez pas un gadget, vous déposez un dossier pour devenir citoyen du fief numérique d’Amazonia ». Pour sa part, Daniel Ellsberg, l’auteur des fameux « Dossiers du Pentagone », a renoncé à sa « citoyenneté », renvoyé sa carte de membre d’Amazon Prime, et appelé au boycott de la firme après avoir découvert en 2010 que l’entreprise avait cédé à la pression de Washington et cessé d’héberger le site WikiLeaks sur ses serveurs (19). Un peu comme les librairies indépendantes, les grandes surfaces comme Walmart, Home Depot et Best Buy sentent désormais le sol se dérober sous leurs pieds. Target a contre-attaqué, déclarant qu’il ne commercialiserait plus le Kindle, visiblement horrifié devant la promotion éhontée que faisait Amazon d’une application de comparaison des prix permettant de rivaliser avec quantité de produits vendus par Target.

La multinationale compte près de cent plateformes logistiques [dont près de la moitié aux États-Unis], et d’autres verront bientôt le jour. Pour les milliers de baby-boomers nomades qui vivent dans leur camping-car et qui travaillent comme des fous dans ces centres pour satisfaire les commandes à un rythme littéralement frénétique, il s’agit sans conteste d’un travail très stressant. Ces employés sont les Morlocks (20) qui rendent possible le service clientèle réputé d’Amazon. À l’automne 2011, le Morning Call a enquêté sur leur sort dans l’un des principaux entrepôts de la firme, à Allentown, en Pennsylvanie. Le journal a montré que certains employés risquaient un accident cérébral ou un coup de chaleur, en s’épuisant à la tâche pour remplir des quotas qui rappellent les conditions tournées de manière inoubliable en ridicule par Chaplin dans Les Temps modernes. Des ambulances stationnaient régulièrement sur le gigantesque parking de l’entrepôt pour emmener les employés atteints dans les hôpitaux voisins (21). La direction d’Amazon affirme que ces problèmes restent exceptionnels. [Lire ci-dessous « Günter Wallraff contre le meilleur des mondes »] Toujours en quête d’efficacité, l’entreprise a acheté en mars 2012 un fabricant de robots, Kiva Systems, pour 775 millions de dollars. Fondé en 2003, Kiva affirme qu’un employé utilisant ses robots pourrait satisfaire trois à quatre fois plus de commandes à l’heure. Pour Bezos le Martien, le facteur humain est enquiquinant. L’automatisation se profile.

5 Amazon parie sur le papier

Au printemps 2011, Amazon a annoncé l’embauche de Larry Kirshbaum, vétéran de l’édition, ancien P-DG du Time-Warner Book Group, pour diriger Amazon Publishing à New York. Kirshbaum a été dénoncé par nombre de ses camarades éditeurs comme un quasi-apostat. D’autres se sont interrogés, perplexes : pourquoi, après avoir spectaculairement mené la révolution du livre électronique, et tant œuvré pour « réinventer la lecture », pour reprendre l’expression d’un de ses porte-parole, Amazon cherche-t-il à jouer dans la cour rétrograde de l’édition papier ? Pour cela, il faut mettre sur pied une équipe d’éditeurs, de publicitaires et même de représentants chargés de convaincre les libraires américains – désormais allergiques à l’idée même d’aider leur plus redoutable adversaire – de vendre ses propres livres. Barnes & Noble, entre autres, s’est empressé de déclarer qu’il refusait de proposer le moindre ouvrage publié par Amazon (il faut se rappeler que B & N avait un jour tenté de devenir éditeur en rachetant Sterling Publishing, faisant hurler au « conflit d’intérêts »). Pour sa part, Amazon a rapidement conclu une alliance avec l’éditeur de manuels scolaires et de littérature jeunesse Houghton Mifflin Harcourt pour s’occuper de la distribution de ses titres en librairie. Par un subterfuge transparent visant à protéger ses stratégies d’évasion fiscale, Amazon compte publier nombre de ses livres par le biais d’une filiale de Houghton appelée New Harvest, continuant ainsi d’entretenir le mythe de plus en plus usé selon lequel il n’a aucune présence physique dans les États où il fait du commerce en ligne (22).

Neuf mois après l’embauche de Kirshbaum, à en juger d’après le nombre de contrats signés, cette activité naissante rivalise avec celle de deux des plus grandes firmes du secteur, HarperCollins, qui appartient à Rupert Murdoch, et le français Hachette. Comme son patron, Kirshbaum veut vite devenir super-grand. Reste à voir si débourser 800 000 dollars pour acheter les mémoires hollywoodiens de l’actrice et réalisatrice Penny Marshall s’avérera rentable ; nombre des éditeurs auxquels j’ai parlé pensent que non et ne s’inquiètent guère de cette approche « gros sabots ». Ils n’ont aucune envie de se joindre à l’hystérie qui a généralement salué la défection de Kirshbaum, estimant qu’une récente couverture du magazine Bloomberg Businessweek, montrant un livre pris dans les flammes, exagérait inconsidérément la vraie menace que constitue la nouvelle aventure de l’entreprise. Si Amazon veut mettre le feu au secteur de l’édition, comme le suggérait le titre du magazine, publier des livres à l’ancienne semble une étrange façon d’y parvenir. Faut-il vraiment y voir un « complot pour détruire la littérature », comme le prétendait Businessweek ? Cela semble pour le moins tiré par les cheveux.

En même temps, l’incursion new-yorkaise d’Amazon peut être perçue comme une tentative de séduire les grands auteurs, en leur garantissant à la fois le trophée du livre relié et une édition numérique dernier cri, dans le cadre d’une stratégie pour vaincre la résistance des auteurs de bestsellers qui répugnent à publier chez le géant de la vente en ligne. Comme l’a déclaré un haut responsable de l’édition, 40 à 60 % des ventes des Stephen King, Lee Child et autres John Grisham proviennent encore de Barnes & Noble, Walmart et Costco. Selon lui, si ces auteurs « quittaient leur éditeur traditionnel, ils laisseraient sur la table une fortune considérable ». Mais, comme les autres maisons d’édition contrôlées par Amazon l’ont découvert, les amateurs de genres jusque-là relégués au marché de masse moribond du livre de poche (le roman sentimental, la science-fiction et le fantastique) se moquent bien du graphisme de la couverture ou de la qualité du style, et ne sont aucunement attachés au livre en tant qu’objet. Comme des drogués, ils veulent juste leur dose au plus bas prix, et Amazon est ravi d’être leur dealer en ligne.

James Marcus, désormais à la rédaction en chef de Harper’s Magazine, voit une singulière ironie dans l’entrée du géant de Seattle dans l’édition. « Quand j’ai commencé à travailler pour Amazon, vers le milieu des années 1990, on nous conseillait de considérer les éditeurs comme nos partenaires. Je pense que cette directive était sérieuse. Mais, même à cette époque, on pouvait discerner un certain mépris pour le secteur. Ne rassemblait-il pas des traditionalistes rassis, avec leurs téléphones à cadran et leur modèle économique hérité de la Grande Dépression ? Eh bien, voilà Amazon devenu un éditeur à l’ancienne. Il est impossible de prédire le sort de ces livres, surtout quand tant d’enseignes refusent de les vendre (cet embargo n’affectera évidemment pas les ventes d’e-books, format qu’Amazon continue de dominer). Mais Bezos va peut-être se rendre compte que supprimer l’intermédiaire n’a pas les effets miraculeux espérés, qu’il est étonnamment facile d’échouer dans le secteur néovictorien de l’édition, surtout lorsqu’il s’agit de trouver des lecteurs pour des ouvrages de qualité. Peut-être est-il temps pour lui d’acheter un téléphone à cadran, disponible en cinq couleurs rétro, qu’il pourra recevoir en deux jours s’il choisit la livraison Premium sur son propre site. »

L’entrée d’Amazon dans cette loterie qu’est l’édition traditionnelle est un épiphénomène. Le succès du programme Kindle Single, qui encourage les auteurs à contourner les éditeurs, non seulement de livres, mais aussi de magazines, est plus inquiétant à long terme. Kindle Single donne aux auteurs la possibilité de publier sous forme électronique des essais originaux de 30 000 mots maximum (les auteurs acceptent un prix plancher dérisoire de 2,99 dollars, en échange de droits d’auteur de 70 %, sans à-valoir). Il a déjà attiré Nelson DeMille, Jon Krakauer, William Vollmann, Walter Mosley, Ann Patchett, Amy Tan et feu Christopher Hitchens, ainsi que toute une série d’écrivaillons moins connus, dont certains ont touché des sommes égales ou supérieures à ce que leur auraient versé des magazines comme Vanity Fair ou le New Yorker pour un travail de commande. Chaque mois, les royalties sont directement déposées sur leur compte, et les auteurs peuvent à tout moment vérifier leurs ventes : un degré d’efficacité et de transparence pratiquement inconnu chez les éditeurs et magazines traditionnels.

Les frontières tombent partout dans l’univers de l’édition, où nombre d’acteurs ont fini par prendre conscience de la nécessité et de l’attrait du monde en ligne. L’agence littéraire William Morris Endeavor, par exemple, a lancé « 212 Books », programme d’e-édition conçu pour mettre en avant ses clients, comme l’estimable David Frum, anciennement auteur des discours du président George W. Bush, dont le premier roman porte le titre spirituel de Patriots. J. K. Rowling, un empire à elle seule, diffuse la série Harry Potter à ses propres conditions et la rend disponible sur son propre site Web, sur Amazon, sur Apple et sur toutes les autres « plateformes » numériques imaginables dans l’univers connu. Sourcebooks, éditeur indépendant de taille moyenne, implanté à Naperville, Illinois, lance une librairie en ligne pour vendre ses romans sentimentaux directement aux lecteurs, moyennant une somme mensuelle. D’autres projets incitant les écrivains à aller vers le numérique sont en train d’éclore chez divers éditeurs.

6 Bras de fer avec les éditeurs indépendants

Ces efforts ont peu de chances d’empêcher le bulldozer Amazon de renverser tous les obstacles, réels ou imaginaires, qui s’opposeraient à sa quête résolue du plus grand pouvoir. La firme est assez puissante pour imposer des conditions de plus en plus dures à ses concurrents comme à ses clients. Ainsi que l’a signalé le Seattle Times, elle commence même à contraindre de petits éditeurs indépendants à renoncer à leur faible remise (23) pour adopter des rabais difficiles à supporter. Quand Karen Christensen, de Berkshire Publishing Group, a refusé, Amazon « a cessé les commandes, affectant 10 % de son activité ».

L’Independent Publishers Group, principal distributeur de quelque cinq cents petits éditeurs, a suscité l’ire de l’entreprise en refusant de se soumettre à la mise en demeure de lui concéder des remises plus importantes. Amazon a aussitôt extirpé de son catalogue près de cinq mille titres numériques. Les petits éditeurs étaient hors d’eux. Bryce Milligan, de Wings Press, implanté au Texas, a exprimé l’opinion de la plupart d’entre eux en publiant une tribune cinglante où il étrillait la firme de Seattle, lui reprochant d’avoir fait chuter ses ventes de 40 % : « Amazon veut apparemment éliminer les distributeurs, puis éliminer les éditeurs et les libraires indépendants, pour devenir le seul lien entre le lecteur et l’auteur… Les ventes d’e-books sont une drogue particulièrement addictive pour bien des petites maisons. D’une part, il n’y a pas à gérer le “retour” des exemplaires non vendus… Et les ventes de livres électroniques ont permis aux éditeurs indépendants de se faire une idée des sommes que peut générer l’achat impulsif en ligne. À Wings Press, les ventes d’e-books finançaient déjà la publication de livres papier… En les privant de cette manne, Amazon utilise cette tactique de marketing classique qui consiste d’abord à appâter pour ensuite changer la donne. Cela tuera forcément des centaines d’entre nous… Il fut une époque, pas si lointaine, où la “concurrence” était chose saine et non synonyme de “meurtre”. Amazon aurait pu être une étoile éclairant le chemin vers un monde où les lecteurs sont plus nombreux et l’accès aux littératures alternatives est plus facile. Hélas, il risque davantage d’être un énorme astéroïde mortel. Nous, les dinosaures littéraires, nous scrutons pour voir s’il va nous manquer de peu ou si l’extinction de l’espèce a commencé. »

Mais Amazon n’est pas le seul acteur à vouloir jouer « viril ». En mars dernier, par exemple, Random s’est discrètement mis à faire payer aux bibliothèques publiques trois fois le prix au détail de ses e-books, ce qui a poussé les South Shore Public Libraries de Nouvelle-Écosse à appeler au boycott, en accusant de politique tarifaire déloyale ce groupe détenu par des Allemands. Et cela va empirant : selon le New York Times, « cinq des six principaux éditeurs soit refusent de fournir leurs nouveaux e-books aux bibliothèques, soit ont rendu bien plus difficiles les conditions de prêt de ces ouvrages au cours de l’année écoulée ».

Jacob Stevens, directeur général de Verso, brillant éditeur indépendant issu de la New Left Review londonienne, dit d’Amazon : « Jusqu’à présent, l’avantage de voir l’ensemble de notre catalogue immédiatement disponible l’a emporté sur les inconvénients. À mon avis, le problème est plus sérieux quand Amazon cesse d’être un “simple” acteur majeur de la librairie pour se mettre à contrôler des pans entiers du secteur. Ça tourne un peu à Big Brother. On imagine bien Amazon éjectant complètement de la scène les éditeurs existants pour inviter les auteurs et les agents à traiter directement avec lui. Qu’est-ce que cela signifierait pour la richesse et la diversité de notre culture ? »

Pourtant, Amazon donne chaque année un million de dollars, en subventions d’environ 25 000 dollars chacune, à un large éventail de revues littéraires indépendantes et d’organismes à but non lucratif, dont la Kenyon Review, la Los Angeles Review of Books récemment lancée en ligne, et même One Story, magazine littéraire voué à la nouvelle, qui vient de fêter son dixième anniversaire en honorant Ann Patchett, critique déclarée des pratiques de Bezos et copropriétaire d’une librairie indépendante à Nashville. Les dons d’Amazon dépassent de loin les dollars que m’a rapportés la publicité achetée par les éditeurs traditionnels au cours des presque neuf années où j’ai dirigé le supplément livres du Los Angeles Times. Bien sûr, ces largesses – une goutte d’eau au vu du trésor de guerre de l’entreprise – ont peut-être pour but de prendre ses critiques les plus manifestes dans sa toile, en cultivant leur dépendance. En ce cas, Amazon risque d’être surpris, car les responsables de ces revues ont la réputation bien méritée de mordre la main qui les nourrit, et ils s’enorgueillissent de leur liberté d’esprit.

Andy Ross est un autre vieux routier de la librairie qu’inquiète le succès colossal d’Amazon ; après avoir succédé au vénérable Fred Cody comme propriétaire de Cody’s Books, à Berkeley, il a été obligé par la concurrence en ligne de fermer son célèbre magasin en 2006, après cinquante ans de métier, et est devenu agent littéraire à Oakland. « Les monopoles sont toujours un problème dans une société libre, et ils le sont plus encore quand il s’agit de la diffusion des idées, ce dont il s’agit ici. Dans le domaine de l’édition électronique, Amazon a contrôlé jusqu’à près de 90 % du marché, ce qui constitue un monopole, quelle que soit la définition qu’on en a. La plupart des gens achetaient leurs e-books dans le format breveté Kindle, qu’on trouvait uniquement sur Amazon et lisible sur le seul appareil d’Amazon. D’autres fabricants de liseuses ont fait en sorte que leur modèle puisse accepter le format d’e-édition en open source qui permet aux clients d’avoir un choix plus large de fournisseurs pour acheter leurs e-books. Depuis, la part de marché d’Amazon décline, mais près de 60 % de tous les livres électroniques en Amérique continuent à être vendus par l’entreprise en format Kindle. Amazon a tout simplement trop de pouvoir sur le marché. Et quand son intérêt commercial entre en conflit avec l’intérêt général, l’intérêt général en souffre. »

C’est assez juste, et c’est aussi ce que déplore Peter Mayer, d’Overlook Press : « Tous les intéressés doivent mener une réflexion approfondie, pas seulement sur leurs métiers mais aussi sur leur monde. J’ai grandi dans un microcosme où l’on s’affrontait mais où l’on formait aussi une communauté : auteurs, rédacteurs, agents, éditeurs, grossistes, vendeurs et lecteurs. J’espère, inquiet comme je suis de la trajectoire actuelle de l’édition, que nous ne nous retournerons pas un jour, assis sur une souche comme le petit garçon du conte de Shel Silverstein L’Arbre généreux, sur un paysage de terrain vague aride. »

Cet article est paru dans The Nation le 18 juin 2012. Il a été traduit par Laurent Bury.

Notes

1| Amazonia: Five Years at the Epicenter of the Dot.com Juggernaut (« Cinq ans à l’épicentre du cataclysme.com »), New Press, 2004.
2| En 1995, le marché français du livre représentait l’équivalent de deux milliards d’euros. Rapporté à la population, il se vendait deux fois plus de livres aux États-Unis qu’en France ; c’est toujours vrai aujourd’hui.
3| Soit 20 %, comme en France. Mais, aux États-Unis, les librairies indépendantes ne représentent plus que 10 % du marché, contre 30 % pour Amazon.
4| Pour compenser cette perte d’avantage, Amazon installe dans ces États des entrepôts qui assurent la livraison des livres le jour même de la commande.
5| Bezos fut un brillant étudiant en informatique à Princeton.
6| Random House est le plus grand éditeur de livres en anglais. Propriété du groupe allemand Bertelsmann, il a récemment fusionné avec Penguin.
7| Epstein a fondé en 2004 On Demand Books, qui commercialise l’Espresso Book Machine. Principalement installées dans des universités anglo-saxonnes, les machines Espresso impriment un livre, couverture comprise, en quelques minutes. Pour l’instant, la machine est considérée comme non rentable par les libraires français.
8| Le prix du livre est librement fixé par les acteurs du marché aux États-Unis (de même au Canada, au Royaume-Uni, en Suède, en Belgique et en Suisse).
9| On constate une évolution comparable en France, où Virgin a déposé le bilan et où la chaîne Chapitre a dû fermer plusieurs établissements (2013).
10| Dont 580 dans des universités.
11| Au printemps 2013, le Nook s’est révélé être un échec commercial et le P-DG de Barnes & Noble a dû démissionner.
12| La justice américaine a donné tort à Apple et aux cinq éditeurs en juillet 2013.
13| De fait, pour asseoir ses parts de marché, Amazon n’a pas hésité à vendre massivement à perte, en proposant ses premiers e-books à 9,99 $, remboursant aux éditeurs le manque à gagner.
14| La croissance du marché des e-books a encore été de 44 % en 2012 aux États-Unis et la part du marché avoisinait 20 % au printemps 2013 selon Bloomberg. En France, la part du marché varie de 1 à 3 % selon les estimations. Une raison est que le prix demandé par les éditeurs reste élevé (entre 20 et 30 % de moins que le livre papier).
15| Les ventes de hardcovers se sont un peu redressées en 2012 (+ 1,3 %), mais ce marché a pour la première fois été dépassé par celui des e-books.
16| Le pourcentage d’Américains déclarant avoir lu un livre imprimé dans les douze mois précédents est passé de 72 % en 2011 à 67 % en 2012.
17| Sa dernière acquisition dans le monde du livre est Goodreads, le principal réseau social de lecteurs aux États-Unis. Cela fait d’un site comme Babelio en France une cible potentielle.
18| En juillet 2013, Bezos a créé une nouvelle fois la surprise en annonçant le rachat du Washington Post, l’un des piliers de la presse américaine.
19| Daniel Ellsberg s’est rendu célèbre en 1971 en fournissant au New York Times sept mille pages de documents secrets, les Pentagon Papers, qui révélaient le processus de décision pendant la guerre du Vietnam.
20| Référence à La Machine à explorer le temps, de H.G. Wells ; dans le monde futur, les Morlocks sont des esclaves dégénérés vivant en sous-sol.
21| Sur les conditions de travail chez Amazon en France, on peut lire l’enquête de Jean-Baptiste Malet : En Amazonie : infiltré dans « le meilleur des mondes », Fayard, 2013.
22| Amazon commercialise désormais treize marques de livres, couvrant à peu près tous les genres. Il a acheté en 2012 la maison d’édition Avalon.
23| La remise est la différence de prix consentie par l’éditeur au libraire.

Pour aller plus loin

En anglais

• Jason Merkoski, The eBook Revolution and the Future of Reading, Sourcebooks, 2013. Par l’un des inventeurs du Kindle. On en apprend plus sur Amazon que sur l’avenir du livre.

En français

• Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, 2001. Pour une mise en perspective.

• Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, N’espérez pas vous débarrasser des livres, LGF, 2010. Un regard historique ironique, du papyrus à l’e-book.

• Jean-Baptiste Malet, En Amazonie : infiltré dans « le meilleur des mondes », Fayard, 2013. Enquête très critique sur les méthodes de management d’Amazon. Disponible sur Kindle…

 

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