Classiques
Temps de lecture 15 min

Eloge de l’historien en artiste


Edvard Munch

Il est déjà difficile de rendre compte du présent, comment peut-on prétendre restituer fidèlement le passé ? Depuis toujours, l’histoire est au cœur de la bataille pour l’établissement de la vérité, écartelée qu’elle est entre tradition narrative et prétention scientifique. Ecartelée, vraiment ?, s’interroge ici Anatole France dans un texte prodigieux sur ce qu’écrire l’histoire veut dire. En presque précurseur inattendu d’Ivan Jablonka, le voilà qui glorifie l’historien conteur et supplie de ne pas abandonner le récit du passé aux statisticiens : « L’histoire narrative est inexacte par essence, écrit-il dans La vie littéraire. Mais elle est encore, avec la poésie, la plus fidèle image que l’homme ait tracée de lui-même. »

 

Les philosophes, ont, en général, peu de goût pour l’histoire. Ils lui reprochent volontiers de procéder sans méthode et sans but. Descartes la tenait en mépris. Malebranche disait n’en pas faire plus de cas que des nouvelles de son quartier. Dans sa vieillesse, il distinguait le jeune d’Aguesseau et le favorisait même de quelques entretiens sur la métaphysique ; mais un jour, l’ayant surpris un Thucydide à la main, il lui retira son estime : la frivolité de cette lecture le scandalisait. Avant-hier encore, étant assez heureux pour causer avec un philosophe dont l’entretien m’est toujours profitable, M. Darlu, j’eus grand peine à défendre contre lui l’histoire, qu’il tient pour la moins honorable des œuvres d’imagination.

Aussi n’ai-je pas éprouvé trop de surprise en ouvrant, ce matin, le livre tout à fait solide et puissant dans lequel M. Louis Bourdeau rejette les œuvres des historiens au rang des fables, avec Les Contes de ma Mère l’Oie. D’après M. Bourdeau, comme d’après le moraliste Johnson, l’histoire est un vieil almanach, et les historiens ne peuvent prétendre à une plus haute dignité que celle de faiseurs d’almanachs.

« L’histoire, dit M. Louis Bourdeau, n’est et ne saurait être une science. » Les raisons qu’il en donne ne sont pas sans faire impression sur mon esprit ; et il y a, peut-être, quelque raison à cela. Pour tout dire, j’avais essayé de les indiquer avant lui. Je les avais jetées légèrement et par badinage il y a dix ans, dans un petit livre intitulé Le Crime de Sylvestre Bonnard. Je n’y tenais point. Mais maintenant que je vois qu’elles valent quelque chose, je m’empresse de les reprendre.

« Et d’abord, avais-je dit dans ce petit livre, qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire est la représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! C’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin ! Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque chose d’extrêmement complexe. L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et par cela même inconnus, comment l’historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits ?

Et je suppose que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité, il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons d’intérêt ou de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art, et on n’y réussit que par l’imagination. »

Ce sont là, précisément, si je ne me trompe, les idées fondamentales sur lesquelles M. Louis Bourdeau s’appuie pour refuser à l’histoire toute valeur scientifique. Il reproduit cette définition du Dictionnaire de l’Académie : « L’histoire est le récit des choses dignes de mémoire. »

Et il ajoute :

« Une définition de ce genre, si elle convient assez aux ouvrages des historiens, ne saurait suffire à l’institution d’une science et, plus on la creuse, moins elle satisfait la raison. Que représentent, dans l’ensemble des développements de la vie humaine, les choses ‘dignes de mémoire’ ? Ont-elles une essence propre, des caractères fixes ? Nullement. Cette qualification résulte d’une appréciation arbitraire qui échappe à toute règle… Jusqu’où doivent s’étendre, dans le détail, les tenants et aboutissants des choses célèbres ? Cela n’est pas indiqué. La frontière reste indécise. Chacun place des bornes à sa fantaisie. »

Puis venant à examiner la valeur des témoignages et la créance due à la tradition, M. Bourdeau établit aisément que la constatation des faits par l’historien est toujours une opération malaisée et de succès incertain.

Nous voilà parfaitement d’accord, M. Bourdeau et moi. J’en suis fier, car je tiens l’esprit de M. Bourdeau pour ferme et assuré. Donc il n’y a pas, à proprement parler, de science historique.

C'est gratuit !

Recevez chaque jour la Booksletter, l’actualité par les livres.

Du moins, cette vérité qu’on poursuit en vain quand il s’agit d’établir un événement ancien, pourra-t-on l’atteindre si l’on se borne à constater un fait contemporain ? Si le passé nous échappe, pouvons-nous saisir le présent ? M. Bourdeau ne le croit pas. Il défend bien aux chroniqueurs et aux mémorialistes de ne point mentir, et il raconte à ce propos l’aventure de Walter Raleigh. Enfermé à la Tour de Londres, cet homme d’État s’occupait à écrire la seconde partie de son Histoire du monde. Un jour, il fut interrompu dans ce travail par le bruit d’une querelle qui éclatait sous les fenêtres de sa prison. Il suivit d’un regard attentif les incidents de la rixe et crut s’en être bien rendu compte. Le lendemain, ayant causé de la scène avec un de ses amis qui en avait aussi été témoin et même y avait pris une part active, il fut contredit par lui sur tous les points. Réfléchissant alors à la difficulté de connaître la vérité sur des événements lointains, quand il avait pu se méprendre sur ce qui se passait sous ses yeux, il jeta au feu le manuscrit de son histoire.

Il est à remarquer, toutefois, que cette difficulté de connaître la vérité la plus prochaine a frappé tous les historiens et qu’ils n’ont pas tous brûlé leurs écrits. Entre les esprits pénétrés de l’incertitude universelle, M. Renan se distingue par un sentiment particulier de défiance résignée. Il ne s’est jamais fait d’illusions sur l’irrémédiable incertitude des témoignages historiques :

« Essayons de nos jours, a-t-il dit, avec nos innombrables moyens d’information et de publicité, de savoir exactement comment s’est passé tel grand épisode de l’histoire contemporaine, quels propos s’y sont tenus, quelles étaient les vues et les intentions précises des auteurs ; nous n’y réussirons pas. J’ai souvent essayé, pour ma part, comme expérience de critique historique, de me faire une idée complète d’événements qui se sont passés presque tous sous mes yeux, tels que les journées de Février, de Juin, etc. Je n’ai jamais réussi à me satisfaire. »

Les esprits indulgents prennent leur parti des trahisons de l’histoire. Cette Muse est menteuse, pensent-ils, mais elle ne nous trompe plus dès que nous savons qu’elle nous trompe. Le doute constant sera notre certitude. Prudemment nous nous acheminerons d’erreurs en erreurs vers une vérité relative. Un mensonge même est une sorte de vérité.

Quant à M. Bourdeau, il ne veut pas être trompé, même sciemment, et il répudie absolument l’histoire. Il la chasse comme décevante, impudique et dissolue, vendue aux puissants, courtisane aux gages des rois, ennemie des peuples, inique et fausse. Il la remplace par la statistique, qui est proprement « la science des faits sociaux exprimés par des termes numériques ». Plus de beaux récits, plus de narrations émouvantes, seulement des chiffres.

« Les historiens de l’avenir auront surtout pour tâche de recueillir et d’interpréter des données statistiques sur les faits de la vie commune. L’activité de la raison se résout toujours en actes, et l’unique manière de s’en rendre compte est, après les avoir classés par fonctions définies, de les constater au moment où ils s’accomplissent, de les dénombrer dans des conditions déterminées de population, d’époque et de territoire, puis de comparer ces relevés, simultanés où successifs, de noter les variations de la fonction et d’en tirer les inductions qu’elles comportent. Ainsi seulement on pourra savoir un jour ce que font les multitudes dont l’humanité se compose. »

Désormais, les seuls documents historiques seront les tables de population, les tarifs des douanes, les états de commerce, les bilans des banques, les rapports des chemins de fer. M. Bourdeau se flatte qu’ils tromperont moins que les témoignages invoqués par des historiens tels que Tacite ou Michelet. Il peut avoir raison, bien que la statistique soit elle-même soumise à beaucoup d’incertitudes. Il n’y a pas que les Muses qui mentent.

Bourdeau veut que l’histoire, exclusivement consacrée jusqu’ici aux personnages illustres et aux événements extraordinaires, s’attache désormais aux actes journaliers de la vie des peuples. À cet égard, il faut le reconnaître, le prix des fers ou le taux de la rente instruisent mieux que le récit d’une bataille ou de l’entrevue de deux souverains.Bourdeau veut qu’on sache comment ont vécu les millions d’êtres obscurs dont l’énergie harmonieuse fait la vie d’un peuple. Il veut que cette grande activité collective soit décomposée, étudiée pièce à pièce, méthodiquement notée, chiffrée.

« Voilà, dit-il, l’histoire qu’il faudra faire désormais, non seulement pour les jeunes États qui, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, la Plata, se fondent dans des conditions si nouvelles, mais même pour les vieilles sociétés d’Europe qui aspirent à se régler aussi sur un idéal d’ordre, de travail, de paix et de liberté. Au point où nous sommes parvenus, toute autre manière d’étudier l’histoire est inexacte et puérile. Une réforme s’impose et se fera par les historiens ou contre eux. L’âge de l’historiographie littéraire touche à son terme ; celui de l’histoire scientifique va commencer. Quand elle sera capable de nous retracer la vie d’un peuple, dans le sens que nous indiquons, on verra qu’aucun récit ne présente autant d’intérêt, d’enseignement et de grandeur. »

Je n’y contredis point. Créez la science de l’histoire : nous y applaudirons. Mais laissez-nous l’art charmant et magnifique des Thucydide et des Augustin Thierry. M. Bourdeau sent lui-même qu’il est cruel. Il nous ôte nos belles histoires ; mais il nous les ôte à regret. « Puisqu’il nous faut choisir entre la beauté et la vérité, dit-il, préférons sans hésiter la seconde. » Pour ma part, s’il me fallait choisir entre la beauté et la vérité, je n’hésiterais pas non plus : c’est la beauté que je garderais, certain qu’elle porte en elle une vérité plus haute et plus profonde que la vérité même. J’oserai dire qu’il n’y a de vrai au monde que le beau. Le beau nous apporte la plus haute révélation du divin qu’il nous soit permis de connaître. Mais pourquoi choisir ? Pourquoi substituer l’histoire statistique à l’histoire narrative ? C’est remplacer une rose par une pomme de terre ! Ne pouvons-nous donc avoir ensemble et les fleurs de la poésie et ces « racines nourrissantes qui rendent les âmes savantes », comme disait le bon M. Lancelot. Je sais aussi bien que vous que l’histoire est fausse et que tous les historiens, depuis Hérodote jusqu’à Michelet, sont des conteurs de fables. Mais cela ne me fâche pas. Je veux bien qu’un Hérodote me trompe avec goût ; je me laisserai éblouir par le sombre éclat de la pensée aristocratique d’un Tacite ; je referai avec délices les rêves de ce grand aveugle qui vit Harold et Frédégonde. Je regretterais même que l’histoire fût plus exacte. Je dirai volontiers avec Voltaire : ‘Réduisez-la à la vérité, vous la perdez, c’est Alcine dépouillée de ses prestiges’.

Elle n’est qu’une suite d’images. C’est pour cela que je l’aime ; c’est pour cela qu’elle convient aux hommes. L’humanité est encore dans l’enfance. On a déterminé récemment, ou cru déterminer, d’une manière approximative l’âge de la Terre. La Terre n’est pas vieille. Elle existe à l’état solide depuis 25 millions d’années au plus et il n’y a guère que 12 millions d’années qu’elle a donné la vie à des herbes marines et à des coquillages. Une lente évolution a produit les plantes et les animaux. L’homme est venu le dernier : il est né d’hier. Il est encore dans le feu de la jeunesse. Il ne faut pas lui demander d’être trop raisonnable. Il a besoin d’être amusé par des contes. Ne lui ôtez pas l’histoire, qui est son plus bel amusement intellectuel. S’il faut des contes à l’humanité, répondra M. Bourdeau, n’avons-nous pas les poètes. Ils sont plus amusants que les historiens et ils ne sont pas beaucoup plus faux. M. Bourdeau, qui est si dur pour les annalistes, les chroniqueurs et généralement pour tous les mémorialistes, garde, au contraire, dans son cœur, des trésors d’indulgence pour les poètes. Comme ils ne tirent point à conséquence, il leur pardonne tout. J’ai remarqué que les philosophes vivaient généralement en bonne intelligence avec les poètes. Les philosophes savent que les poètes ne pensent pas ; cela les désarme, les attendrit et les enchante. Mais ils voient que les historiens pensent, et qu’ils pensent autrement que les philosophes. C’est ce que les philosophes ne pardonnent pas. M. Bourdeau nous renvoie à l’Iliade et à Peau d’Ane. Ce sont là de beaux contes. Mais nous n’y croyons plus guère. Nous voulons des contes que nous puissions croire, l’histoire de la Révolution française, par exemple. Laissez-nous le roman de l’histoire. S’il n’est pas vrai tout entier, il contient quelque vérité. Je dirai même qu’il renferme des vérités que votre statistique ne contiendra jamais. La vieille histoire est un art ; c’est pourquoi elle a, dans sa beauté, une vérité spirituelle et idéale bien supérieure à toutes les vérités matérielles et tangibles des sciences d’observation pure : elle peint l’homme et les passions de l’homme. C’est ce que la statistique ne fera jamais. L’histoire narrative est inexacte par essence. Je l’ai dit et ne m’en dédis pas : mais elle est encore, avec la poésie, la plus fidèle image que l’homme ait tracée de lui-même. Elle est un portrait. Votre histoire statistique ne sera jamais qu’une autopsie.

LE LIVRE
LE LIVRE

La vie littéraire de Anatole France, Calmann-Lévy, 1921

SUR LE MÊME THÈME

Classiques Où vont les vieux ?
Classiques A la lecture publique avec Sainte-Beuve
Classiques La maladie de la vitesse

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

Voir le sommaire