Figures emblématiques de l’Amérique latine

Redentores : Ideas y poder en América latina, d’Enrique Krauze, est une galerie de portraits de personnalités historiques ou contemporaines, politiques et littéraires, de l’Amérique latine, qui ont formulé ou incarné des idées politiques ayant joué un rôle déterminant dans cette partie du monde. C’est un assemblage d’essais biographiques qui se veut en même temps une contribution à l’histoire des idées.

Mexicain issu d’une famille d’origine juive polonaise, Enrique Krauze est l’un des intellectuels les plus en vue et les plus « influents », selon l’expression consacrée, du monde hispanophone. Ingénieur de formation initiale, puis docteur en histoire, historien non universitaire (il n’a que très peu enseigné), auteur d’essais politiques et de nombreux livres d’histoire populaire aussi bien documentés que des ouvrages académiques, omniprésent dans le débat politique et sur  la scène intellectuelle et médiatique au Mexique, il est aussi, grâce à ses articles dans The New Republic et The New York Review of Books, à côté de l’écrivain Carlos Fuentes et de l’essayiste et homme politique Jorge Castañeda, l’un des interprètes les plus écoutés des réalités mexicaines dans le monde anglo-saxon, plus spécialement aux États-Unis. Enrique Krauze est aussi et surtout l’héritier spirituel d’un des plus grands écrivains sud-américains du XXe siècle, Octavio Paz, dont il a été longtemps le bras droit à la tête de la revue littéraire et d’idées Vuelta, avant de fonder, à la mort de ce dernier, sa propre revue, Letras Libres, qui s’en veut la continuation mais rompt avec l’esprit très ouvert de Vuelta pour afficher une vision davantage marquée par la philosophie libérale.

Une perspective résolument biographique

La spécialité d’Enrique Krauze est l’histoire du Mexique, un sujet auquel il a consacré plusieurs ouvrages, dont la fresque en huit volumes, Biografía del Poder, qui couvre la période 1810-1996. Comme l’indique explicitement le titre, ainsi que ceux de la plupart de ses autres ouvrages (Caudillos culturales en la Revolución Mexicana, Personas e ideas, Siglo de caudillos: biografía política de México, Mexicanos eminentes, Retratos personales), Krauze approche l’histoire nationale dans une perspective résolument biographique. Il s’en est d’ailleurs expliqué, en indiquant que ce choix répondait largement à un goût personnel pour le genre biographique. L’histoire, reconnaît-il volontiers, couvre un champ de réalités bien plus vaste que la biographie, puisqu’il existe une histoire politique, une histoire économique, une histoire culturelle dans lesquelles opèrent des forces qui ne se réduisent pas à celle de la vie des personnes qui ont joué un rôle dans ces domaines. En dépit de ses limites, souligne-t-il, ce « genre mineur » qu’est la biographie peut toutefois s’avérer un instrument d’investigation historique utile, lorsqu’on ne tombe pas dans l’accumulation d’anecdotes et qu’on s’emploie, comme il met un point d’honneur à le faire, à situer la personne dont on raconte la vie dans son époque et son milieu, en montrant les liens qu’elle entretient avec son temps. Enrique Krauze ne rate à ce propos aucune occasion de dénoncer la conception du rôle des individus dans l’histoire véhiculée par le célèbre ouvrage de l’écrivain écossais du XIXe siècle Thomas Carlyle Les Héros, qui voit dans les personnalités d’exception les véritables et uniques agents du changement historique, une conception qu’il regrette de voir si souvent à l’œuvre dans la manière dont les Latino-Américains se représentent leur propre histoire.

Redentores se situe dans le droit fil des écrits antérieurs de Krauze sur les personnalités politiques, littéraires et culturelles mexicaines, dont il étend avec cet ouvrage l’approche au monde latino-américain dans son ensemble. Ce nouveau livre se place aussi dans le prolongement de multiples portraits publiés par Krauze dans Letras Libres de personnalités qui se sont intéressées au Mexique (Rebecca West), qu’il admire (George Orwell), ou avec lesquelles il est en désaccord (l’historien marxiste Eric Hobsbawm), ainsi d’ailleurs que des entretiens qu’il a réalisés avec des penseurs comme le sociologue américain Daniel Bell, le philosophe polonais Leszek Kolakowski, l’historien des idées Isaiah Berlin ou l’historien Joseph Maier, qui publiaient dans Vuelta et dont il se sent intellectuellement proche (plusieurs de ces entretiens ont été repris dans son ouvrage Traversía Liberal).

À titre de source d’inspiration pour Redentores, Enrique Krauze invoque le livre d’Isaiah Berlin Les Penseurs russes et celui du critique américain Edmund Wilson To the Finland Station, histoire de la genèse du communisme à travers des portraits de, notamment, Mikhail Bakounine, Karl Marx, Friedrich Engels, Leon Trotsky, et Lénine. Le titre, qui lui a été suggéré par Mario Vargas Llosa, fait référence à l’irrésistible tendance, selon lui, des Latino-Américains, sous l’effet de l’emprise puissante du catholicisme, à envisager leur histoire dans une perspective messianique et à statufier comme les « rédempteurs  » de leur pays ou du continent entier des personnalités militaires, politiques ou littéraires. L’ouvrage propose un échantillon d’individus ayant joué ce rôle, et on peut s’interroger sur la logique qui a présidé à la sélection des noms retenus. On a par exemple déploré l’absence des chiliens Pablo Neruda et Salvador Allende, de Jorge Luis Borges, de l’ancien président de la république du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva, et de personnalités brésiliennes en général. Il ne faut pas voir là le produit d’une volonté délibérée, mais bien le résultat d’un état de fait contingent. Les textes rassemblés dans Redentores n’ont pas été rédigés pour l’occasion, beaucoup d’entre eux avaient déjà été publiés dans Letras libres, et il se trouve simplement qu’au moment de composer cet ouvrage, Enrique Krauze n’avait rien écrit sur les personnalités apparemment omises.  

Une exception est sans doute Carlos Fuentes, dont on a quelque peine à penser que si son nom n’apparaît pas, c’est le pur fruit du hasard. Lorsqu’un interlocuteur lui a posé la question de la nature de ses rapports avec Carlos Fuentes, Enrique Krauze a répondu qu’il n’avait « pas de rapports » avec lui et ne l’avait rencontré qu’une seule fois dans sa vie. On peut facilement comprendre que les deux hommes ne se parlent pas. En 1988, Enrique Krauze (peut-être à la demande d’Octavio Paz, en tous cas avec suffisamment son accord pour que les deux hommes se brouillent définitivement), a publié dans The New Republic, sous le titre The Guerilla Dandy, un article féroce et cruel sur Carlos Fuentes, dans lequel il stigmatisait ses préjugés idéologiques et son manque de vrai talent  (« La vision politique de Carlos Fuentes est primaire et dogmatique. Sa littérature est brillante mais sans substance »). Il lui reprochait aussi son cosmopolitisme et lui déniait le droit de parler au nom d’un pays où il ne résidait pas, d’une manière que Mario Vargas Llosa lui-même, pourtant très lié à Krauze,  n’a pas pu s’empêcher de qualifier d’injustifiée, dans un texte repris dans De sabres et d’utopies.

Un long chapitre sur Octavio Paz

La première partie de Redentores rassemble les portraits de quatre personnalités historiques, toutes les quatre prénommées José, dont seule la première est largement connue en dehors du continent sud-américain : le héros de la lutte pour l’indépendance cubaine José Marti. Les autres sont le premier théoricien du nationalisme hispano-américain, l’uruguayen José Enrique Rodó, le philosophe José Vasconcelos, ministre de l’éducation dans plusieurs gouvernements issus de la révolution nationale mexicaine de 1910, et le péruvien José Carlos Mariátegui, père du marxisme indigéniste. Le récit de leurs vies forment un ensemble instructif et solide, de facture assez classique.

La seconde partie de l’ouvrage possède un caractère beaucoup plus personnel, puisqu’il s’agit d’un très long chapitre sur Octavia Paz. En l’absence, à ce jour, d’une véritable biographie intégrale de l’écrivain, ce portrait fouillé, par quelqu’un qui l’a connu de très près, offre sans doute la meilleure vision d’ensemble de l’homme, de son œuvre et du rôle clé qu’il a joué dans l’histoire littéraire et intellectuelle hispano-américaine. Poète (l’un des plus grands du XXe siècle en langue espagnole), ambassadeur du Mexique durant de longues années (notamment  en France et en Inde), prix Nobel de Littérature, Octavio Paz a été proche des surréalistes, à Paris de Sartre, Malraux et Camus, du philosophe espagnol José Ortega y Gasset et de sa disciple Maria Zambrano, du poète anglais Steven Spender, toutes personnes dont il a subi l’influence à des degrés divers et pour lesquels il représentait l’interlocuteur de choix dans le monde hispano-américain. Socialiste dans sa jeunesse, comme son père, il a peu a peu évolué vers le libéralisme de son grand-père, non sans que son « itinéraire », pour reprendre le titre très heureux de son autobiographie, ne l’ait amené à s’intéresser au spiritualisme asiatique, bouddhisme et hindouisme. Au Mexique, il a fondé la revue Plural, qui disparaîtra rapidement au profit de Vuelta, conçue au départ dans un esprit proche de celui de revues progressistes anglo-saxonnes comme Dissent et la Partisan Review. Elle évoluera dans le sens d’une défense vigoureuse du libéralisme politique, tout en conservant son éclectisme et en ouvrant ses pages à des contributeurs venant d’horizons intellectuels et idéologiques aussi éloignés que Jorge Luis Borges, Mario Vargas Losa, José Ortega Y Gasset, Jean-Paul Sartre, Luis Bunuel, Irwing Howe, Jean-François Revel, Cornelius Castoriadis ou Daniel Bell. Enrique Krauze retrace méticuleusement les sinuosités du parcours remarquable d’Octavio Paz, dont il comprend parfaitement l’éloignement du communisme et un peu moins son retour vers le socialisme à la fin de sa vie.

Portraits parallèles

Avec la troisième partie de Redentores, Enrique Krauze inaugure une série de portraits parallèles à la manière de Plutarque. Le premier diptyque met en scène deux icônes politiques latino-américaines situées aux deux extrêmes du champ idéologique : Eva Perón et Che Guevara. Pour raconter leur vie (comme d’ailleurs dans l’ensemble de l’ouvrage, qui s’appuie sur une bibliographie impressionnante), Krauze puise aux meilleurs sources, comme le beau livre de l’écrivain argentin Tómas Eloy Martínez Santa Evita ou les écrits complets du Che et son excellente biographie par Jorge Castañeda. Dans les deux cas, l’image qui ressort du portrait est peu flatteuse. Pour Krauze, Eva Perón et Che Guevara, personnalités toutes deux égocentriques et autoritaires, incarnent ce que le continent américain peut produire de pire, et d’abord pour lui-même : le populisme et la dévotion absolue envers un « rédempteur », saint ou figure christique de martyr, comme le Che, affirme-t-il l’a été.

Le second volet de cette série de vies parallèles est un portrait contrasté de deux autres des six prix Nobel de littérature dont l’Amérique latine peut s’enorgueillir, Gabriel Garcia Marquez et Mario Vargas Llosa. Le chapitre sur l’auteur de Cent Ans de solitude, qui s’ouvre en guise de clin d’œil sur un pastiche des premières lignes de ce roman (« Bien des années plus tard [....] Gabriel Garcia Marquez devait se souvenir de l’après-midi lointaine », etc.), a d’abord été publié sous la forme d’un compte rendu critique de la biographie de l’écrivain par Gerald Martin, auquel ce dernier a réagi avec hostilité, en reprochant à Krauze de l’accuser sans raison de naïveté face à la production journalistique de Garcia Marquez et de présenter ce dernier comme un homme obsédé par le pouvoir. S’il reconnaît bien volontiers l’immense talent littéraire de Garcia Marquez dans son œuvre romanesque, Enrique Krauze, en une formule un peu sommaire, place en effet son travail de journaliste sous le signe, non du « réalisme magique » mais du « réalisme socialiste ». Il n’a par ailleurs de cesse de dénoncer son amitié, fièrement revendiquée, avec Fidel Castro et sa cécité envers les égarements de la révolution cubaine, au sujet de laquelle la plupart des intellectuels progressistes du monde entier et des autres écrivains latino-américains ont perdu leurs illusions.

Parmi ces derniers apparaît en première place Mario Vargas Llosa, l’homme, parmi les douze personnes évoquées dans son livre, dont Enrique Krauze se sent à l’évidence le plus proche, dont il partage largement la vision de l’Amérique latine, de la culture et de la société. Qualifié d’écrivain conservateur, Vargas Llosa, relève avec justesse Enrique Krauze, devrait plutôt être appelé un intellectuel libéral. Intellectuel, il l’est en effet : en dépit de l’importance continue qu’il accorde lui-même à son travail d’auteur de fiction, Vargas Llosa est aujourd’hui au moins aussi présent dans le champ culturel hispanophone et mondial par ses essais littéraires et politiques que par ses romans. Comme Enrique Krauze, il défend par ailleurs les thèses du libéralisme politique humaniste classique, celui d’Adam Smith, de Tocqueville et d’Ortega y Gasset, tout en manifestant sans doute davantage de sympathie que lui, en matière économique, envers des formes plus radicales et schématiques de cette doctrine.

Démocratie ou rédemption ?

Le troisième et dernier double portrait oppose deux militants de la cause indigène au Mexique : d’un côté l’évêque Samuel Ruiz, apôtre de la théologie de libération, que Krauze n’hésite pas à comparer à la figure historique de Bartolomé de las Casas,  de l’autre Rafael Sebastián Guillén Vicente, dit le « sous-commandant Marcos », fondateur et leader de l’armée zapatiste de libération nationale, qui défend les indiens de la région des Chiapas en un combat dont Krauze  considère en substance qu’il constitue une réponse inappropriée à un problème bien réel. L’ouvrage s’achève par un portrait du Président de la république du Venezuela Hugo Chavez, qui est de l’aveu même de son auteur un résumé du livre qu’il a consacré au personnage, El Poder y el delirio. S’il n’est pas « un homme d’idées », Hugo Chavez n’est pas non plus, pour Enrique Krauze, « un homme sans idées », ni « un vulgaire caudillo ». Il est un « caudillo postmoderne » souffrant d’une incoercible tendance à identifier l’histoire de son pays et sa biographie personnelle. Chavez, déclare Krauze, qui se revendique des thèses du théoricien marxiste Gueorgui Plekhanov au sujet du rôle de l’individu dans l’histoire, par delà ce denier, et en contradiction absolue avec la représentation du monde de Karl Marx, en revient en réalité aux idées sur les héros historiques de celui qui a inspiré le penseur russe, Thomas Carlyle.

Redentores se conclut par une série de réflexions sur le thème : « Démocratie ou rédemption ? » L’enseignement que l’histoire politique et des idées en Amérique latine invite à tirer, affirme Enrique Krauze, est que le continent n’a d’avenir qu’à condition d’abandonner la tradition, d’origine religieuse, d’autorité politique et culturelle messianique, pour s’engager résolument dans la voie de la démocratie libérale. Parfois indûment catégorisé comme un « historien conservateur », proche, en réalité, en politique, du centre-droit libéral, sans avoir pour autant complètement tourné le dos à la tradition social-démocrate, il verrait aujourd’hui volontiers le Mexique dirigé par un homme « combinant engagement social et pragmatisme économique » comme Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil. Avec Redentores, il a dans tous les cas produit un livre très riche et intelligent,  écrit dans ce style aisé et familier que prônait et pratiquait à merveille George Orwell, un ouvrage « qui se lit comme un roman » commente l’écrivain mexicain Jorge Volpi dans l’hebdomadaire américain de gauche The Nation (à propos de l’édition de l’ouvrage en anglais), ajoutant à juste titre qu’il s’agit là du plus grand accomplissement auquel puisse prétendre un historien des idées.

Michel André

LE LIVRE
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Rédempteurs, idées et pouvoir en Amérique latine, Debate

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