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Dans les grottes de glace


Grotte de glace dans le glacier Erebus, Antarctique. / PD-USGOV-NOAA

Des chercheurs australiens assurent, dans une étude publiée dans le journal Polar Biology la semaine dernière, avoir trouvé des traces d’ADN végétal et animal dans des grottes situées sous les glaciers de l’Antarctique. Rien d’étonnant pour Athel, Labergère et Bobby, les héros de L’Effrayante aventure écrit par Jules Lermina. Ceux-ci ont eux-même exploré une grotte de glace bien étrange, et cela sans même sortir de Paris.

 

Sir Athel, enthousiaste, avait sauté le premier par l’issue ouverte et était tombé sur une plate-forme, sommet d’un vaste pylône d’où la grotte dominée semblait étendre à l’infini ses richesses de reflets et ses queues de comète.

Les deux autres l’avaient suivi.

Éblouis, les pupilles dilatées, ils regardaient, jouissant de cette ivresse de beauté, jouant comme des enfants avec ce kaléidoscope de splendeur, ayant tout oublié : les fatigues, les affres de la mort qui étaient passées sur leurs têtes, s’enveloppant dans cette magnificence qui les pénétrait, rallumant en eux la volonté de vivre !

Sir Athel, le premier, s’était ressaisi ; s’arrachant à l’étourdissement physique qu’il avait subi, il cherchait à se rendre compte des dimensions de la grotte, de son origine, de son orientation.

Il n’en pouvait douter, cette excavation glaciaire datait de périodes si lointaines que, jusqu’ici, la science n’a pu les calculer ; elle était l’œuvre d’un de ces bouleversements telluriques qui ont accompagné, déterminé la formation de notre sol.

Cette grotte était immense : cherchant à diriger la lumière de sa torche, il n’apercevait au-dessus de lui que des pics aux formes hétéroclites, aiguilles aux arêtes tranchantes, tours carrées comme des castels du moyen âge, plates-formes et balustres suspendus en dehors de toutes les règles de la statique…

En bas, des mamelons, des collines, des blocs d’où des pointes dardaient, comme s’élançant à la rencontre des stalactites qui pendaient des hauteurs.

Aussi des creux profonds, sombres, presque noirs.

Là-bas, aux dernières limites de sa vision, une énorme tache se plaquait sur la blancheur des névés, et une autre, sur le sommet d’un des pics, cachant sa crête et qui lui inspira le souvenir d’une chauve-souris gigantesque.

Alors il s’aperçut que le froid était intense, surtout en comparaison de la température lourde dans laquelle ils étaient si longtemps restés immergés… Et se tournant du côté de l’issue qui lui avait donné passage, il sentit que de là venait un courant tiède qui, vivement, filait dans la grotte.

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Tirant de sa trousse un petit thermomètre, il constata que l’ambiance était de six degrés au-dessous de zéro, température sans danger pour l’organisme humain.

Alors il s’adressa à ses compagnons :

— Eh bien ! mes amis, que pensez-vous de ce spectacle ?…

— Inouï ! beautiful ! magnifique ! splendid !

Les exclamations se heurtaient aux adjectifs, débauche d’épithètes.

— Comme mise en scène, dit Labergère, ça fait la pige au Châtelet !… il n’y manque que des figurantes en maillot !…

— Quel décor pour une féerie de Christmas ! compléta Bobby.

— Donc, vous admirez, reprit Athel. Moi aussi. Mais si vous m’en croyez, nous ferons trêve à notre enthousiasme. D’abord il fait froid…

— C’est vrai, j’ai l’onglée…

— Et il nous sera bon de prendre un peu d’exercice…

— Je ne m’y refuse pas… Ah çà ! où sommes-nous ?

— Sur le sommet d’un pic de roche et de glace, répondit Athel. Et je dois ajouter, pour vous arracher au rêve et vous ramener à la réalité, que sauf examen ultérieur, nous n’en sommes guère plus avancés que tout à l’heure : nous savons comment nous sommes entrés ici, mais nous ignorons absolument comment nous en sortirons…

— Diable ! je n’y pensais plus, fit Labergère. Comme quoi on ne peut jamais être un instant tranquille, même à cent pieds sous terre… ça ne fait rien, j’ai eu dix minutes de bon temps ! Maintenant, ô vous qui êtes le dieu de la sagesse, racontez votre petite affaire…

— D’abord, avons-nous tous nos outils… la caisse ?…

— Sous mon bras, dit Bobby. Je ne connais que la consigne…

— C’est bien… Le vrilium nous a rendu service, il nous aidera encore… Tout d’abord il nous faudra descendre…

— De notre perchoir, dit Labergère, mais ça ne me paraît guère facile…

— Ce n’est qu’un jeu… je vois des aspérités qui nous serviront d’échelons et en cas d’interruption, le vrilium nous taillera des marches d’escalier… ; mais, vous, monsieur Labergère, regardez donc autour de vous et dites-moi donc quelle idée vous vous faites de la grotte…

— Je la vois énorme… une vraie cathédrale… Mais, qu’est-ce qu’il y a donc, tout au fond, entre deux pics de glace… une chose colossale, toute noire… une forme arrondie… et luisante…

— Je la vois aussi. Tout à fait immobile, n’est-ce pas ?

— Absolument… mais ce n’est pas la seule… on dirait d’énormes blocs de pierre noire… basalte, granit ? Peut-être quelque chose comme les moraines, ces roches charriées par la fonte des neiges et qu’on retrouve aux bords des glaciers…

— C’est possible ! fit évasivement Sir Athel. J’irai examiner cela…

— Nous irons ensemble…

— J’irai, si vous me le permettez, j’irai seul…

Le ton péremptoire, presque autoritaire de Sir Athel étonna quelque peu Labergère ; mais il commençait à le respecter profondément et ne répliqua pas.

— Occupons-nous d’abord de reprendre des forces, reprit Sir Athel, de son ton redevenu naturel. Nous avons besoin de sommeil et il nous faudrait trouver un coin où nous n’eussions pas trop froid…

— Nous pouvons rentrer chez nous, hasarda Bobby, désignant de la main l’ouverture par laquelle ils avaient pénétré dans la grotte…

— Je crois que ce nous serait impossible, répondit Athel.

— Pourquoi ?

— Regardez vous-même ; l’aiguille sur laquelle nous sommes est revêtue d’une couche de neige durcie… Examinez bien, et vous verrez que le courant d’air chaud qui vient de l’ouverture a déjà désagrégé la partie glacée qui le reçoit directement… elle ne serait pas assez dure pour nous servir de point d’appui… elle se déroberait sous nos pieds et nous nous briserions dans le vide…

— C’est pardieu vrai ! dit Labergère. Mais alors, peut-être en déblayant la place avec le vrilium — car décidément il est bon à tout — nous pourrions, profitant de ce peu de calorique, installer ici notre chambre à coucher…

— Essayons ! dit Sir Athel.

La flamme de vrilium fit merveille cette fois encore. Sur un périmètre de quatre mètres, la glace et la neige furent écartées, puis la roche fut séchée et les trois hommes s’installèrent, sans grand souci de l’heure future.

Labergère et Bobby, épuisés, s’endormirent profondément.

Mais Sir Athel veillait.

Certes, il savait bien que, sur cette plate-forme qui les isolait, lui et ses camarades ne couraient aucun danger immédiat. Mais une idée vague, obscure, le hantait et lui inspirait la crainte de complications nouvelles, plus terribles encore que celles qu’ils avaient surmontées…

Il attendit patiemment. Labergère ronfla, Bobby susurra. Ils dormaient profondément… il était libre d’agir.

Avec des précautions infinies, il se glissa vers la partie déclive de la plate-forme : ayant attaché à son front un bandeau métallique auquel était fixée une lampe vrilienne, il se mit à descendre.

Rompu comme tous les Anglais aux exercices du corps, à tous les jeux d’agilité et d’adresse, et de plus exceptionnellement robuste, Sir Athel utilisa à merveille les moindres anfractuosités du roc et de la glace. Bientôt, il atteignit une sorte de corniche qui lui permit de prendre quelques instants de repos : il aspira largement l’air frais qui donnait à ses poumons une nouvelle activité. Bien qu’il ne pût se flatter d’être sorti, avec ses amis, de la passe effroyable où la fatalité les avait engagés, pourtant il ne s’était jamais senti l’esprit plus libre ni de vaillance plus active. Il avait accepté la lutte, il était certain de ne pas faiblir.

Il reprit la descente. Maintenant, il commençait à apercevoir le fond de la grotte, fait de strates congelées qui se chevauchaient les unes les autres, comme si le flot d’une rivière s’était tout à coup figé, en une brusque congélation qui avait arrêté ses mouvements pendant qu’ils s’accomplissaient encore.

Au pied de l’aiguille qu’il abandonnait, un large espace s’étendait, formant une sorte de mamelon, de teinte noire, comme les taches qu’il avait aperçues d’en haut avec Labergère. Cependant une couronne de glace entourait la base de toute cette partie, d’une blancheur éclatante, ne faisant que mieux ressortir la noirceur du bloc qui gisait au-dessous. Sir Athel posa enfin ses pieds sur cette galerie : il avait accompli la plus dure partie de sa tâche. Mais c’était maintenant surtout qu’il se sentait saisi par une curiosité si intense que son cœur battait à lui rompre la poitrine.

Avec une prudence que doublait la crainte de compromettre le succès de l’enquête qui s’imposait à lui, le jeune Anglais fit d’abord le tour de la couronne de glace, projetant la lumière aussi loin qu’il lui était possible.

Il aperçut encore des taches noires, mais de dimensions plus petites que celles déjà remarquées. Il sentit quelque chose craquer sous ses pieds : il détacha sa lampe, se pencha, regarda : il venait de marcher sur un objet qu’il avait écrasé à moitié et, l’ayant ramassé, il eut un cri de surprise.

Très versé dans la science paléontologique, il venait de reconnaître les os d’une aile qu’il reconnut aussitôt pour avoir appartenu à un Ptérodactyle, cet animal à jamais disparu, et dont le crâne avait suggéré au grand anatomiste Richard Owen cette pensée, que jamais organe de vertébré n’avait été construit avec plus d’économie de matériaux, pour allier la légèreté à la force.

Alors, comme si cette découverte avait corroboré certaine pensée qu’il n’osait pas, dans sa modestie de savant, s’avouer à lui-même, il descendit résolument de l’îlot de glace et marcha vers l’énorme tache noire qui avait attiré son attention.

Et bien vite il reconnut que ce n’était là ni un bloc de basalte, ni une masse de granit, mais bien le corps entier d’un animal gigantesque, le Mammouth, disparu depuis des centaines de siècles, et qui ne nous est connu que par des squelettes ou parties de squelettes trouvés dans les profondeurs des couches paléozoïques.

Oui, c’était bien cette masse gigantesque, lourde, véritable ébauche de la nature dont l’éléphant actuel est la descendante réduite au tiers. Et, avec une fièvre passionnée, Sir Athel voyait, reproduit sous ses yeux, le prodige naguère déjà constaté en Sibérie : la conservation entière, absolue, par le froid, d’un animal colossal, avec sa peau, sa chair. Il se hissa sur les épaules du monstre pour considérer de plus près cette tête énorme avec ses deux défenses recourbées sur elles-mêmes ; il tâta de ses mains le poil raidi par le froid, il descendit jusqu’à ses pieds immenses qui semblaient taillés dans un bloc de marbre.

Oh ! il ne pensait plus alors au danger qu’il courait avec ses compagnons : il vivait son rêve de savant, palpant ces membres que nulle force humaine n’aurait pu soulever… quel triomphe pour un chercheur !… quelle réponse victorieuse aux adversaires de l’évolution !…

Et pris d’une sorte de folie, Sir Athel grimpa sur le corps du Mammouth, pour mieux examiner les autres taches noires qui — il n’en doutait plus — étaient des animaux préanthropiques, antérieurs à l’apparition de l’homme… et un premier examen ayant confirmé son hypothèse, il redescendit et se mit à courir à travers la grotte…

Ici, il retrouvait intact, dans son immobilité, séculaire, le Mégathérium, avec son train de derrière massif, avec ses pattes projetées en avant et armées de griffes pareilles à des sabres et qui saisissaient la proie en la lacérant.

Plus loin, c’était, couché sur le flanc, comme endormi, le Mastodonte, le proboscidien gigantesque, le géant des mammifères des temps primitifs, avec six mètres de hauteur, huit mètres de long, la trompe non comprise !

Là, surpris sans doute et immobilisé par le froid, le Megacéros, l’ancêtre de notre cerf, avec des cornes énormes se déployant en éventail et trouant l’air à une hauteur de quatre mètres ! Celui-là, penché sur ses jambes de devant, repliées vers le sol, semblait prêt à achever un saut interrompu par le cataclysme.

Il faillit tomber, s’embarrassant les pieds dans les écailles d’un crocodile monstrueux, mesurant plus de deux mètres, affalé sur son ventre, avec la gueule ouverte comme pour le combat.

Enfin, les deux chefs-d’œuvre de cette collection — le seul terme qui pût caractériser cette étonnante agglomération de monstres — c’était un Brontausaure, le géant des Dinosauriens, d’une longueur d’au moins quinze mètres, d’un poids de quinze tonnes !… il était étendu, son long cou relevé et dardant en l’air sa tête minuscule — et enfin la tache noire que Labergère avait aperçue, dressée sur la paroi d’un bloc de roche ou de glace, c’était le Dinornis, l’énorme oiseau, prototype de nos autruches, et qui, du pied au crâne, mesurait plus de trois mètres… l’animal était resté debout, accoté contre la masse qui le soutenait… étonnamment conservé, avec ses plumes longues et raides, encore luisantes…

Quelle commotion terrestre avait pu déterminer ce stupéfiant phénomène !… Évidemment une vague de froid s’était abattue sur la région, si terrible, si foudroyante, pourrait-on dire, que devant elle un groupe d’animaux avait tenté de fuir, oubliant, en cette évasion terrible, les rivalités et les haines… et par l’afflux soudain des neiges et des glaces, ils avaient été bloqués dans cette caverne où le froid les avait cloués, glaçant instantanément leur sang et leur moelle… puis l’abîme s’était refermé sur eux… les enterrant dans cette température glaciale et à jamais conservatrice…

Les siècles et les siècles avaient passé, et éternellement ces spécimens formidables des premiers efforts de la nature créatrice devaient rester ignorés… et il avait fallu, pour que ce repos fût troublé… que John Coxward, le boxeur, ayant volé une montre, vînt, pour échapper à ceux qui le poursuivaient, sauter par-dessus le mur de Sir Athel Random, et se réfugier, ivrogne affolé, dans le Vriliogire !…

À quoi tiennent les destinées !…

De sa longue course à travers la grotte, Sir Athel était exténué ; mais il ne pouvait abandonner ses compagnons qui, ne le trouvant pas auprès d’eux à leur réveil, auraient pu s’épouvanter et commettre quelque imprudence…

Le courageux Anglais — à qui la joie de sa découverte rendait d’ailleurs des forces nouvelles — remonta, à la force des poignets et des reins, sur la plate-forme où il avait laissé Labergère et Bobby…

Il les retrouva, calmes, immobiles, ronflant et susurrant…

Et, s’étant laissé tomber sur le sol, il s’endormit profondément.

Hélas ! son sommeil eût-il été aussi paisible, s’il avait pu deviner l’effroyable catastrophe qui allait se déchaîner sur Paris !

LE LIVRE
LE LIVRE

L’effrayante aventure de Jules Lermina, Tallandier, 1913

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