Histoire de l’homme prodige qui ne pouvait pas oublier

D’où me vient cette curiosité pour la mémoire ? Sans doute de l’enfance, et de quelques images d’un film d’Hitchcock qui mettait en scène, dans un music hall, le spectacle d’un « monsieur mémoire ». Depuis, j’ai croisé de loin en loin quelques figures étonnantes d’homme mémoire. Celle décrite dans Funès par Borges – qui en était un lui-même -, ou celle, plus confidentielle, qui apparaît dans ces étranges Mémoires d’un prodige de foire, roman paru il y a plus de vingt ans et signé d’un énigmatique Coll-part. Sans doute, au-delà de la fiction, l’histoire a-t-elle laissé des noms de personnages à la mémoire fabuleuse comme Démétrios de Phalère, bibliothécaire d’Alexandrie, dont j’ai lu quelque part qu’il était capable de naviguer, de mémoire, dans le maquis des cinq cent mille rouleaux entreposés dans les rayonnages. Ou comme, à l’autre bout du temps, Perec dont l’oeuvre la plus connue, Je me souviens, dit assez le tropisme mémoriel. Mais je n’ai jamais rencontré directement de tels personnages sinon, tout récemment, par l’intermédiaire d’un savant soviétique, disparu en 1977. Son livre, L’homme dont le monde volait en éclats, publié il y a dix ans au Seuil, mais rédigé trente ans plus tôt dans les années soixante, permet d’entrer véritablement dans le cerveau d’un homme mémoire. Ce psychologue et neurologue soviétique a ainsi décrit, sur plus de trente ans, le destin d’un mnémoniste. C’est un pur hasard qui conduit, dans les années 20, un jeune homme, Veniamin, à consulter le docteur Luria. Simple reporter dans un journal, cet homme âgé de trente ans, est remarqué par son rédacteur en chef. Il ne prend aucune note. Jamais. Et pourtant lorsqu’on lui demande de répéter, aucune erreur. A la virgule près ! Bien inspiré sans doute par l’atmosphère d’un marxisme positiviste, son « chef » l’expédie chez Alexandre Luria, jeune scientifique, qui commence par enquêter sur les « limites » de cette mémoire. Assez vite il comprend qu’elles n’existent pas. Cet homme est capable de tout enregistrer. Et de tout restituer...parfois à des années d’intervalle! Des listes interminables de mots, de chiffres, de syllabes sans signification. Des textes. Y compris dans des langues étrangères qui lui sont inconnues. Luria publie - et c’est ce qui est passionnant - les procès verbaux, les minutes en quelque sorte, de leurs entretiens et des « expériences » qu’il conduit avec son patient. Comment le prodige mémorise-t-il ? Quelles procédures a-t-il mises en place - naturellement ? Est-ce que Veniamin peut oublier – c’est un passage du livre tout à fait vertigineux qui fait toucher du doigt la difficulté extrême pour cet homme de se débarrasser des souvenirs ! Il va jusqu’à inventer un procédé « lethotechnique » ! Comment cette singularité a-t-elle façonné sa personnalité ? C’est probablement cette dernière question qui éclaire toute la démarche de Luria. Passionné par l’homme, au-delà du cas. Par la totalité d’une psyché plus que par une fonction spécialisée, Luria – même dans un style, au fond, assez académique – fait presque œuvre de romancier en donnant à voir la vie d’un homme remarquable.

LE LIVRE
LE LIVRE

1968. Le long chemin de la démocratie de Histoire de l’homme prodige qui ne pouvait pas oublier, Cal y arena

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