Comment Hitler a dopé ses troupes

La pervitine, ce puissant excitant distribué aux soldats de la Wehrmacht, a-t-il contribué aux succès militaires de 1939-1940 ? C’est la thèse d’un livre qui décrit un IIIe Reich sous l’emprise de la drogue.

Dans L’Étrange Défaite, son livre sur le désastre de mai-juin 1940, qu’il écrivit « à chaud », juste après l’effondrement français, et qui reste l’ouvrage de référence sur la question, Marc Bloch note : « Nos soldats ont été vaincus, ils se sont, en quelque mesure, beaucoup trop facilement laissé vaincre, avant tout parce que nous pensions en retard. […] Les Allemands, eux, couraient un peu partout, à travers les chemins. […] Ils croyaient à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait. […] Tout au long de la campagne, les Allemands conservèrent la fâcheuse habitude d’apparaître là où ils n’auraient pas dû être. Ils ne jouaient pas le jeu. […] En sorte que certaines défaillances qui, je le crains, ne sont guère niables, ont eu leur principale origine dans le battement trop lent auquel on avait dressé les cerveaux. » Les faits sont connus : la supériorité matérielle du Reich n’avait rien d’évident, au contraire. La France et la Grande-Bretagne disposaient de 151 divisions contre les 135 de la Wehrmacht, de deux fois plus de pièces d’artillerie et de chars, de davantage d’avions. La victoire éclair de l’Allemagne n’en parut que plus stupéfiante. Elle fut avant tout stratégique. Le résultat d’une audace quasi suicidaire : l’offensive principale n’eut pas lieu en Belgique, là où les Alliés l’attendaient, mais plus au sud, à travers les Ardennes, réputées infranchissables. Elle fut le fait de divisions blindées qui écrasèrent tout sur leur passage et prirent le gros des troupes franco-britanniques à revers, par un prodigieux « coup de faucille ». Si Hitler n’avait pas donné à l’armée de terre l’ordre absurde d’arrêter son offensive, pour laisser l’aviation de Göring « finir le travail » et récolter une partie des lauriers de la victoire, ce qui restait de l’infanterie alliée se serait trouvé complètement encerclé et n’aurait pas pu fuir par Dunkerque. La Grande-Bretagne n’aurait sans doute pas été capable de poursuivre la guerre. La réussite éclatante, presque parfaite, d’une stratégie aussi téméraire fut bien entendu mise au crédit du génie des Aryens et de leur Führer. Elle confirmait leur conviction d’être des êtres supérieurs, une « race de seigneurs » destinée à dominer le monde. Le plus triste est que les faits semblaient presque leur donner raison : la rapidité avec laquelle les troupes allemandes pénétrèrent en Belgique et en France, condition nécessaire au succès du plan, eut quelque chose de surhumain. Les premiers jours connurent quelques cafouillages : des milliers de Panzers se retrouvèrent bloqués derrière les chariots de l’infanterie sur des routes complètement engorgées et formèrent « le plus gros embouteillage de l’histoire européenne », remarque Norman Ohler dans L’Extase totale. Mais une fois le chemin dégagé pour les chars, rien ne sembla plus pouvoir les arrêter. « En à peine une centaine d’heures, les Allemands gagnent plus de terrain qu’en quatre ans durant la Première Guerre », poursuit Ohler. Churchill, fraîchement nommé Premier ministre de la Grande-Bretagne, tente de rassurer le président du Conseil français, Paul Reynaud : « L’expérience nous a appris qu’une offensive est toujours suivie d’une accalmie au bout d’un certain temps. […] Dans quatre ou cinq jours, ils devront s’arrêter à cause du ravitaillement, ce qui ouvrira le champ à une contre-offensive. » Mais les troupes allemandes continuent d’avancer. Le 17 juin 1940, Rommel établit même un « record du monde du sprint militaire » : 240 kilomètres parcourus en une journée. Tout se passe comme si les soldats de la Wehrmacht ne ressentaient pas la fatigue, n’avaient plus besoin de dormir. Et c’est effectivement le cas : ils peuvent avancer jour et nuit, rester éveillés quarante-huit heures d’affilée. Une prouesse qui laisse les Alliés perplexes : ils sont comme engourdis face à un ennemi qui se meut deux fois plus vite et à qui cette vitesse autorise toutes les audaces. En réalité, Marc Bloch ne croit pas si bien dire quand il pressent que la cause profonde de la défaite réside dans les « cerveaux » ou encore que les Allemands « ne jouaient pas le jeu ». Si l’on en croit Norman Ohler, ces formidables guerriers étaient moins animés par une force surnaturelle que par les comprimés de pervitine qu’on leur avait fait avaler. Ils étaient dopés. La Wehrmacht fut « la première armée au monde à tabler sur la drogue chimique », affirme Ohler dans L’Extase totale. La pervitine n’est pas n’importe quelle drogue. C’est l’une des plus efficaces, un excitant extraordinaire qui permet de rester alerte au moins trente-six heures durant. Aujourd’hui, elle est bien connue des junkies sous le nom de méthamphétamine. La thèse d’Ohler n’est pas inédite. Mais le mérite de son ouvrage est de mettre en relation ce dopage de masse au sein de l’armée avec la toxicomanie des principaux dirigeants nazis et, en particulier, du premier d’entre eux, Adolf Hitler. Ohler, qui n’est pas historien de formation mais journaliste et romancier, a fourni un travail salué par le spécialiste de l’Allemagne nazie Hans Mommsen dans une postface. Au centre des archives militaires de Fribourg-en-Brisgau, il a déniché des rapports inédits des services de santé du Reich, qui prouvent entre autres qu’avant la campagne de France 35 millions de doses de pervitine avaient été distribuées à l’armée de Terre et à la Luftwaffe. Aux archives fédérales de Coblence, il a mis la main sur les papiers du médecin personnel d’Hitler, le docteur Morell. À Washington, il a pu lire la retranscription des interrogatoires de ce même docteur Morell par les services secrets américains. Son constat : « L’influence des psychotropes sur l’Allemagne nazie » a été « jusqu’à présent négligée ». Cela tient en partie au voile jeté sur ce problème par les nazis eux-mêmes, avec leur prétendue « lutte contre la drogue ». De la poudre aux yeux (si l’on peut dire) dont bien des historiens ont été dupes. Selon Ohler, « malgré les interdictions et sans aucun état d’âme, la pharmacopée fut appelée en renfort à tous les niveaux du pouvoir quand l’idéologie ne suffisait plus. » Par rapport aux autres pays, l’Allemagne bénéficiait de quelques prédispositions. C’est en Westphalie qu’en 1805 le commis de pharmacie Friedrich Wilhelm Sertüner parvient à isoler la morphine à partir du pavot. Le 10 août 1897, un certain Felix Hoffmann, chimiste chez Bayer, invente l’aspirine et, onze jours plus tard, la toute première drogue de synthèse, elle aussi promise à un brillant avenir, sous le nom d’héroïne. « Avant même la fin du XIXe siècle, l’Allemagne est devenue l’usine chimique du monde », rappelle Ohler. Ses entreprises dominent outrageusement le secteur. Dans les années 1920, le pays est le principal exportateur d’héroïne et contrôle 80 % du marché mondial de la cocaïne. Berlin devient la capitale de la drogue : on en trouve à chaque coin de rue, et de toute sorte ; 40 % des médecins y seraient morphinomanes. Les nazis se posent en ennemis résolus de ce qu’ils assimilent à un poison étranger propagé par les juifs pour affaiblir les races supérieures. « Les vendeurs de drogue sont présentés comme des personnages avides, sans scrupule, métèques », note Ohler. Cette virulence, qui se traduit par une législation très répressive, n’empêche pas un haut dignitaire comme Göring de se gaver de morphine, au point d’être surnommé « Möring ». Surtout, elle ne dissuade pas l’industrie chimique, en cheville avec la Wehrmacht, de chercher la drogue miracle, celle qui permettra de vaincre le plus implacable des ennemis : la fatigue. En 1937, c’est chose faite avec la mise au point de la pervitine. Son inventeur, le Dr Fritz Hauschild, chef du département chimie chez Temmler, connaîtra par la suite une brillante carrière de médecin sportif en RDA et sera à l’origine de son programme de dopage. Étrennée contre la Pologne, la pervitine fait des merveilles en France. Les doses absorbées varient d’une unité à l’autre. Le directeur de l’Institut de physiologie de l’Académie militaire, Otto Ranke, qui est le grand promoteur de cette drogue nouvelle (à laquelle il est lui-même accro), « s’entend confirmer par un médecin officier que la consommation de pervitine pour chaque pilote oscille entre deux et cinq comprimés par jour de conduite », rapporte Olher. Avec des conséquences parfois fatales : « Un colonel de la 12e Panzerdivision, dont on savait qu’il prenait beaucoup de pervitine, meurt d’un arrêt cardiaque alors qu’il se baigne dans l’Atlantique. Un capitaine fait également un arrêt cardiaque après avoir consommé de la pervitine lors d’une soirée entre camarades. » Par la suite, la consommation ne diminue guère, même si elle ne se traduit plus par les mêmes succès militaires foudroyants qu’au début : échec de la bataille d’Angleterre, enlisement en Russie… Dès l’hiver 1941, « le stimulant n’est plus employé pour monter à l’assaut et conquérir des territoires mais pour tenir le coup et survivre », juge Ohler. À mesure que la situation du Reich se détériore grandit l’obsession d’un sursaut qui renverserait la situation ou permettrait du moins à l’Allemagne de négocier une paix plus favorable. On cherche à renouveler les coups géniaux de 1939-1940. La marine va alors jouer un rôle peu reluisant. Son idée est d’utiliser des mini-sous-marins, difficilement détectables, pour s’approcher des bâtiments ennemis et les torpiller. « Pour cela, l’équipage est obligé de rester plusieurs jours et plusieurs nuits en immersion, sans faire de pause ni dormir – une durée beaucoup plus longue qu’avec la pervitine », écrit Ohler. Une nouvelle drogue est nécessaire. Pour la trouver, on utilise les détenus des camps de concentration. À Sachsenhausen existe « une piste de marche composée à 58 % d’une route en béton, 10 % de sable dur, 8 % de glaise constamment imbibée d’eau, 4 % de gravillons, 4 % de pierrailles et 4 % de pavés – le tout devant constituer un échantillon représentatif des chemins d’Europe que les soldats allemands foulaient de leurs pieds conquérants. » Cette piste sert à éprouver la résistance des semelles de l’industrie de la chaussure allemande. Chaque jour, un groupe de détenus, appelé le « commando piéton », est forcé d’y marcher des heures durant sans s’arrêter. En novembre 1944, la marine décide de « sous-louer » ce commando pour une « affaire classée secrète ». On oblige ses membres préalablement drogués à marcher jusqu’à ce qu’ils s’écroulent de fatigue. L’objectif : déterminer le composé chimique le plus efficace. C’est ainsi qu’est mise au point une drogue nouvelle, qui n’a rien de bien original puisqu’il s’agit de chewing-gums fourrés à la cocaïne. Mais ils permettent de rester éveillé quatre jours de suite. Leur utilisation sur des jeunes gens inexpérimentés enfermés dans ces boîtes de conserve immergées que sont les mini-sous-marins allemands tourne au désastre : la plupart périssent noyés. Pourquoi ce qui avait si bien fonctionné en Pologne et en France échoue-t-il en Russie et sur les côtes anglaises ? Pourquoi, à partir de la fin 1941, la Wehrmacht ne connaît-elle pratiquement plus que des défaites ? Le livre d’Ohler met en relation les déboires du Reich et la toxicomanie grandissante de son chef suprême. La propagande nazie présentait le Führer comme un être pur, qui ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas de viande. Aucun poison n’était censé souiller son corps. Il est vrai que jusqu’en 1936, contrairement à Möring, pardon, Göring, il se tient à l’écart des drogues. Voilà qui change à partir de sa rencontre avec le docteur Morel. Celui-ci dirige un cabinet chic de l’Ouest berlinois où se pressent sportifs, vedettes de cinéma, chefs d’entreprise… « Ce médecin à la mode, aussi roublard qu’égocentrique, fait figure de pionnier dans un domaine bien particulier : les vitamines », explique Olher. Au printemps 1936, le chancelier du Reich fait appel à ses services. Morell parvient à soulager ses problèmes de digestion. À partir de là, les deux hommes ne vont pratiquement plus se quitter. « Morel affirmera plus tard, entre fierté et résignation, être la seule personne à avoir vu Hitler au moins tous les deux jours depuis 1936 », note Olher. Malgré les critiques de son entourage, qui trouve l’obèse Morell repoussant et même franchement ridicule quand il se balade avec les insignes d’Esculape sur son uniforme, le Führer peut de moins en moins se passer de lui. Les premières années, les injections du bon docteur se limitent à des cocktails de vitamines et de glucose, relativement inoffensifs. Mais, en août 1941, Hitler est atteint de dysenterie et, pour le remettre sur pied, Morell y ajoute des stéroïdes et des hormones animales. Le dictateur se retrouve d’aplomb en un temps record. Et il ne tarde pas à exiger de nouveau le mélange miracle. « Le Dr Morell va fournir un exemple typique de ce qu’on appelle aujourd’hui la polypragmasie, c’est-à-dire l’abus de prescriptions. Il administre toujours plus de produits à des doses variables, essayant ci puis ça, n’établissant plus de diagnostic précis, écrit Ohler. De fait, grâce à ces traitements qui sans cesse varient et à ces doses qui croissent sans répit, les défenses naturelles d’Hitler sont remplacées par une sorte de bouclier artificiel. » Les décisions irrationnelles du maître du Reich se multiplient : après le lancement de l’opération Barbarossa, il étend excessivement le front à l’est. À l’hiver 1941, il interdit à la Wehrmacht, qui commence à y essuyer de lourdes pertes, de se replier, puis il déclare la guerre aux États-Unis. Le 23 juillet 1942, pour s’emparer de Stalingrad, il divise encore des forces allemandes déjà affaiblies. Fin 1944, il ordonne la contre-offensive suicidaire des Ardennes. Le 19 mars 1945, il communique l’« ordre Néron » (qui ne sera pas exécuté) : toutes les infrastructures du Reich doivent être détruites… « Entre les injections d’hormones et de stéroïdes, puis la cocaïne et surtout l’eucodal [un puissant opiacé] dans la seconde moitié de 1944 au plus tard, Hitler n’a quasiment pas connu un seul jour de sobriété depuis l’automne 1941 », raconte Olher. Et sa forme physique se détériore à vue d’œil : il se tient de plus en plus courbé, commence à trembler. Dans quelle mesure le nuage narcotique dans lequel baignait le Führer a-t-il eu une influence sur ses décisions ? Ohler suggère que les drogues l’ont de plus en plus coupé de la réalité, l’enfermant dans un délire de puissance ; malgré la succession de désastres, il ne doutait jamais de la victoire finale. Pire, le dictateur est devenu parfaitement insensible aux souffrances que ses choix pouvaient impliquer. Cela revient-il à dédouaner le camé Hitler d’une partie de ses crimes ? Ohler s’en défend : « Les objectifs et les mobiles de ce délire idéologique n’ont pas été engendrés par les drogues ; ils avaient été déterminés bien auparavant. Hitler ne tue pas non plus dans un aveuglement toxicomaniaque ; jusqu’à la fin, il demeure responsable de ses actes. […] Jusqu’à la fin, il va suivre la logique d’un système qui s’est toujours fondé sur l’ivresse et le déni de la réalité. » Autrement dit, la drogue fut moins une cause qu’une manifestation de la folie nazie.   — Cet article a été écrit pour Books.
LE LIVRE
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L’Extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue de Norman Ohler, La Découverte, 2016

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