Les Arabes, la colère de l’humilié

Nous avons la mémoire courte. Les Arabes comme les autres. L’âge moyen de la population de leurs pays étant inférieur à 30 ans, parfois 25, il est douteux que les révolutionnaires de Tunis ou du Caire, en tout cas la plupart d’entre eux, aient une notion un tant soit peu précise du passé dont ils ont hérité. Néanmoins l’histoire, y compris l’histoire longue, irrigue les peuples. Transformée, outrageusement simplifiée, faussée, mythifiée, incomprise – souvent d’ailleurs difficile à comprendre, même pour les spécialistes –, elle travaille les esprits. Partout dans le monde, elle joue un rôle essentiel dans les comportements politiques. Ce rôle devient particulièrement visible dans les situations de crise. Même s’ils pensent ne jouer que le jeu du présent, les jeunes Arabes qui tentent aujourd’hui de renverser les dictateurs en place ont en réalité une conscience aiguë de leur histoire, ou de l’histoire tout court – une conscience très différente de celle des jeunes Européens. Mais quelle est-elle ? C’est la question que nous nous sommes posée. Suivant notre méthode habituelle, nous avons recherché des livres qui nous permettent de saisir les principaux éléments ayant pu forger la vision que les Arabes ont de leur histoire et, par contrecoup, de la nôtre. Pour mener à bien ce projet, l’idéal aurait été de faire une belle moisson d’ouvrages arabes en arabe et d’articles arabes de grande qualité. Hélas ! il n’y en a guère, et c’est là déjà toucher du doigt l’un des nœuds de la conscience historique arabe. Alors, en effet, que cette civilisation était à une certaine époque le centre de gravité du monde scientifique et intellectuel (en dehors de la Chine), ce n’est à l’évidence plus le cas. Les meilleurs ouvrages historiques ou de réflexion sur le monde arabe ne sont pas publiés en arabe, mais en anglais, en français ou en allemand. Certains d’entre eux sont écrits par des Arabes américanisés ou européanisés. Néanmoins, qu’ils soient ou non d’origine arabe, de nombreux auteurs se sont efforcés depuis une vingtaine d’années de présenter l’histoire longue ou certains épisodes du point de vue arabe. C’est un exercice de décentrage des plus salutaires. La plus récente entreprise menée en ce sens est celle de l’historien américain Eugene Rogan. Il montre que, depuis l’invasion de l’Égypte par Napoléon, l’histoire moderne du monde arabe peut être vue comme celle d’une impuissance sans cesse réitérée, d’humiliations en série, d’espoirs intensément vécus mais toujours déçus. Si l’on remonte plus loin dans le temps, explique l’historienne britannique Carole Hillenbrand, les croisades ont laissé le souvenir d’une « souillure » mais aussi déclenché un réveil (la « contre-croisade ») que la vague nationaliste des années 1950 et 1960 n’a pas manqué d’héroïser, avec des effets durables. Plus loin encore, l’historien écossais Hugh Kennedy tente pour sa part d’expliquer l’incroyable succès des conquêtes arabes après la mort de Mahomet : il leur a suffi de quinze ans pour créer un empire aussi vaste que Rome à son apogée. Un siècle plus tard, les armées arabes écumaient les frontières de la Chine des Tang et s’emparaient de l’Espagne. Cet empire était dans l’ensemble marqué par deux traits qui font cruellement défaut au monde arabe actuel : la tolérance religieuse et la passion du savoir et du progrès scientifique. Le Pakistanais Ziauddin Sardar nous fait pénétrer dans l’étonnante « maison de la Sagesse » installée à Bagdad, épicentre de la haute civilisation arabe à partir de 765. Il évoque l’impact de celle-ci sur la Renaissance européenne et s’interroge sur les raisons du déclin, au moment où l’Europe décollait. Curieusement, Saddam Hussein voyait en Nabuchodonosor un ancêtre des Arabes, un fantasme qui permet de rouvrir la question de l’identité de cette population avant Mahomet. Le livre d’un Libanais émigré aux États-Unis, Fouad Ajami, est l’occasion de fouiller la conscience historique des Arabes en interrogeant les poètes, brûlants interprètes de leur temps. Nous avons enfin demandé à l’essayiste libanais Saad Mehio, auteur d’un livre en arabe encore non traduit en anglais, d’éclairer certains aspects de notre sujet, comme la façon dont la France et la Grande-Bretagne se sont partagé le monde arabe pendant la Première Guerre mondiale : un Yalta que les jeunes Européens d’aujourd’hui ont complètement oublié.
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