La société de surveillance – Orwell, Kafka et Huxley réunis

C’est curieux, tout de même, ce qui se déroule sous nos yeux. D’un côté, le progrès très rapide des techniques de surveillance qu’autorise l’ère numérique fait de l’État un Big Brother en puissance. De l’autre, le progrès non moins rapide des techniques de communication génère une véritable idéologie de la transparence. D’un côté, les caméras vidéo, les outils de géolocalisation présente et passée, les empreintes digitales, génétiques et oculaires, les fichiers bancaires, les dossiers médicaux, l’historique de nos appels téléphoniques, messages Internet et pérégrinations sur le Web, forment une panoplie d’instruments qui, mis bout à bout, permettent aux autorités d’enserrer presque complètement la vie intime de chacun de nous. De l’autre, avec Google, Facebook et autres Twitter, nous nous livrons avec enthousiasme et impudeur au regard des autres, bienveillants ou non, désintéressés ou avides d’informations monnayables. Ces deux dynamiques aussi puissantes que nouvelles vont dans la même direction : celle d’une société de la transparence, dans laquelle on ne sait plus très bien où se situe la limite entre vie privée et vie, sinon publique, du moins offerte à l’inspection d’autrui. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Grand bouleversement, en tout cas. Peut-être un changement de civilisation. Nous assistons à la mise en œuvre collective de trois fantasmes incarnés respectivement par Orwell, par Kafka et par Huxley : la surveillance de tous par un État potentiellement omniscient, la soumission de chacun à une sorte d’Œil souverain, avec un grand Œ, dont on ne sait pas ce qu’il sait, et la joie, le bonheur de contribuer soi-même à cette avancée vers le meilleur des mondes. Cette conjonction est particulièrement lourde de sens dans les États héritiers de la tradition totalitaire, comme la Chine et la Russie. Mais elle soulève aussi bien des questions dans nos vieilles démocraties. Jusqu’où peut, jusqu’où doit aller le pouvoir de l’État en matière d’intrusion dans la vie privée ? (se demande l’avocat David Cole). Que vaut l’argument : « Puisque je n’ai rien à me reprocher, pourquoi ne pas laisser librement accès à ce que je suis et à ce que je fais ? » (s’interroge le juriste Daniel Solove). Puisque les citoyens peuvent eux-mêmes exploiter les techniques de surveillance pour dénoncer les abus de pouvoir, la nouvelle transparence n’est-elle pas aussi un facteur d’équilibre ? (suggère le philosophe Peter Singer). Il existe deux manières de percevoir les fonctions du panoptique conçu naguère par Jeremy Bentham, ce bâtiment circulaire où le gardien peut observer d’un regard tous les résidents sans que personne ne sache à un instant quelconque s’il est effectivement surveillé. Une manière négative : c’est l’enfer. Une manière positive : c’est une métaphore pour désigner l’avènement d’une société bien ordonnée, dans laquelle les individus se sentiraient solidaires et seraient dissuadés de commettre des abus. Pour Peter Singer, qui à son habitude retourne ainsi l’argumentation convenue, la messe n’est pas dite.   Dans ce dossier :  

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