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Kipling rend les cerisiers aux Japonais


Crédit : Terry Chen

Avec les beaux jours, les Japonais vont se précipiter dans les parcs et jardins pour admirer les cerisiers en fleur. Cette année, les Chinois ont décidé de leur gâcher ce plaisir en revendiquant la paternité de cette tradition. Une tradition admirée par Rudyard Kipling en 1889, et qu’il décrit dans des lettres publiées par le journal d’Allahabad The Pionneer, traduites en français en 1905.

Le lendemain matin, après une nuit de pluie, qui envoya la rivière courir sous les frêles balcons au train de douze kilomètres à l’heure, le soleil perça les nuages. Je ne l’avais pas vu depuis mars, et commençais à me sentir inquiet. Alors, le pays de la fleur de pêcher déploya au large ses ailes trempées, et se réjouit. Toutes les jolies filles mirent leurs plus ravissantes ceintures de crêpe — beige, roses, bleues, orange, et lilas, — tous les petits enfants ramassèrent chacun un bébé, et sortirent pour être heureux. Dans un jardin de temple, tout en fleurs, j’accomplis avec quatre sous de bonbons le miracle de Deucalion. Les bébés fourmillèrent à l’instant, jusqu’à ce que, craignant de faire lever aussi toutes les mères, je m’abstins de leur en donner davantage. Ils sourirent et inclinèrent gentiment la tête, puis trottèrent après moi, forts d’une quarantaine, les grands aidant les petits, et les petits sautant dans les flaques d’eau. Jamais un enfant nippon ne crie, ni n’en bouscule un autre, ni ne se bat, ni ne fait des pâtés de boue, sauf lorsqu’il habite sur les bords d’un canal. Toutefois, de peur que ne s’épanouisse sa ceinture ailée et qu’il ne devienne un ange à tête chauve, avant son temps, la Providence a décrété que jamais, jamais, il ne moucherait son petit nez. Nonobstant le défaut, je l’aime.

Il n’y eut pas d’affaires à Osaka ce jour-là, à cause du soleil et de la fleuraison des arbres. Chacun se rendit à une maison de thé avec ses amis. Je m’y rendis aussi, mais commençai par courir le long d’un boulevard au bord de la rivière, sous prétexte de voir l’Hôtel des Monnaies. Ce n’était qu’un édifice vulgaire de solide granit, d’où l’on jette dans la circulation les dollars et autres ordures de ce genre. Tout le long du boulevard les cerisiers, les pêchers et les pruniers, roses, blancs, rouges, se touchaient des branches et faisaient une ceinture de douce couleur veloutée aussi loin que portait le regard. Les saules pleureurs étaient l’ornement naturel du bord de l’eau, cette orgie de fleurs n’étant qu’une partie des prodigalités du printemps. L’Hôtel des Monnaies peut fabriquer cent mille dollars par jour, mais tout l’argent en sa garde ne ramènera pas les trois semaines de la fleur de pêcher qui, plus encore que le chrysanthème, est la couronne et la gloire du Japon. Grâce à quelque action de mérite supérieur accomplie dans une vie passée, il me fut donné de tomber au beau milieu de ces trois semaines-là.

— C’est la fête japonaise de la fleur de cerisier, dit le guide. Tout le monde va la fêter. On va prier aussi, et aller dans les jardins de thé.

Or, murez un Anglais de la tête aux pieds avec des cerisiers en fleurs, vous le verrez dès le lendemain commencer à se plaindre de l’odeur. Comme vous savez, les Japonais arrangent bon nombre de leurs fêtes en l’honneur des fleurs et c’est chose assurément louable, car les fleurs sont les plus tolérantes des divinités.

Le système des maisons de thé japonaises me remplit de plaisir devant un plaisir que je ne pus tout à fait comprendre. C’est une bonne affaire pour une compagnie, à Osaka, de bâtir sur les confins de la ville une pagode de bois et fer à neuf étages, de tracer de laborieux jardins autour, et de tendre le tout de cordons de lanternes rouge sang, attendu que les Japonais viendront partout où il y a un bon point de vue, pour s’asseoir sur une natte et déguster du thé, des sucreries et du saké. Cette tour Eiffel, à dire vrai, est tout, excepté jolie ; cependant, les environs la rachètent. Quoiqu’elle ne fût pas tout à fait complète, les étages inférieurs étaient remplis de stalles de thé et de buveurs de thé. Les hommes et les femmes admiraient évidemment la vue.

LE LIVRE
LE LIVRE

Lettres du Japon de Rudyard Kipling, Elytis, 2006

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