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La chasse à la vodka


P.S. Krøyer / Gothenburg Museum of Art

Le préfet du Nord a interdit la vente à emporter et la consommation d’alcool sur la voie publique tous les soirs après 20 heures, et ce jusqu’à la fin de l’état d’urgence. La lutte contre l’alcool, quelque soit son but, a régulièrement préoccupé les pouvoirs publics, comme au début du siècle dernier. De l’autre côté de l’Oural, une vraie chasse à la vodka avait alors été lancée, rappelle Marylie Markovitch en 1917 dans La Russie délivrée de l’alcool. Mais les amateurs n’avaient pas cédé si facilement.

 

« L’Allemagne, dit-on, a fait sans le vouloir trois bonnes choses : elle a doté l’Angleterre d’une armée, délivré la Russie de l’ivrognerie et rendu Dieu à la France. » C’est le 14/22 août 1914, que, d’un simple trait de plume, le Tsar réalisa cette réforme dont il est encore impossible d’évaluer toutes les heureuses conséquences pour l’avenir de la Russie.

— Qui a vu notre pays il y a deux ans et le verrait maintenant ne le reconnaîtrait plus, a-t-on répondu de toutes parts à nos questions sur la suppression de l’alcool. C’est le paradis après la géhenne, l’ordre après le relâchement, la liberté après la licence, la dignité individuelle des plus humbles désormais recouvrée. Alexandre II avait libéré la Russie du servage, Nicolas II lui a rendu un service plus grand encore en la délivrant de l’alcool.

L’ivrognerie du peuple russe était devenue quasi proverbiale. Qui ne connaît la fameuse épitaphe : « Passant, dans ce cimetière, il y a une tombe, dans cette tombe il y a un pope, et dans ce pope il y a de la vodka. » Cependant, si l’on consulte les statistiques, on constate que ce n’est pas à la Russie, mais bien à la France que revenait le triste privilège de marcher en tête des nations dans cette course à la mort qu’est l’abus de l’alcool. En effet, tandis que la consommation individuelle en alcool pur s’élevait en France avant la guerre à 26 litres 6/100 par an, celle de la Russie n’était que de 3 litres 1/8, et ce pays n’arrivait que le onzième, bien loin derrière la Belgique, l’Italie et l’Allemagne, dans l’échelle comparée de la consommation de l’alcool.

A quoi donc attribuer la réputation, en partie injustifiée, de la Russie à ce sujet ? Peut-être à ce que l’usage de l’eau-de-vie, sous son nom de vodka, s’était si bien répandu dans toutes les classes de la société russe que les étrangers avaient fini par la considérer comme une sorte de Boisson nationale ; peut-être aussi à ce que, dans les classes populaires, l’ivrognerie s’étalait avec une insouciance qui confinait à l’impudeur ; peut-être enfin à ce que l’on avait étendu à tout l’Empire les habitudes d’intempérance localisées dans certains centres ouvriers, mais qui, en réalité, n’affectaient que très peu l’énorme masse de la population rurale.

Même dans les milieux les plus raffinés, la vodka avait sa place à la table de famille. Tout dîner russe bien ordonné se compose de deux services : le dîner proprement dit et les zdkouskis, ou hors-d’œuvre. Ces hors-d’œuvre nombreux, succulents et variés, sont rangés sur une table à part. Avant d’aller s’asseoir autour de la table principale, les convives, munis d’une assiette et d’une fourchette, font leur choix parmi les zakouskis, qu’on a l’habitude de manger debout, et qu’avant la guerre on arrosait d’un ou de plusieurs petits verres de vodka. Cela constituait une sorte de rite auquel aucun Russe ne se fût avisé de manquer. Il est bien connu aussi que les vins fins et les spiritueux, de France ou d’ailleurs, jouissaient dans la haute société russe d’une faveur qui n’allait pas sans quelques inconvénients…

Pour mauvaises qu’elles soient, ces coutumes avaient leurs quartiers de noblesse ! Au temps des grands-ducs Sviatoslaf et Vladimir le Saint (à qui la population de Kieff doit son baptême) l’ivrognerie était bien portée. Le héros des légendes populaires, Illia Mourometz, avant d’entrer en lutte contre son adversaire, se vante de boire en une seule fois sept védros de bière (140 litres) et de manger sept pouds de blé (115 kilos). Dans la même épopée, Nikiticha Dobrine, à qui sa femme vient de remplir un vase d’une capacité de 20 litres, le prend d’une main et le vide d’un seul trait ! Les anciens Russes regardaient l’ivresse comme la source des gais propos et de la gaillardise, « Pour le Russe, disait le proverbe, la boisson, c’est la gaieté et sans elle il ne peut vivre. » C’est en ces termes que le prince Vladimir s’adressait aux étrangers en leur donnant raison de ce défaut des Slaves. Les boyards regardaient l’ivresse comme une chose toute naturelle et qui ne portait pas préjudice à la renommée. Dans les grands festins, le maître de maison se faisait un point d’honneur de faire boire ses hôtes jusqu’à l’ivresse, et il eût été indigne de lui de ne pas les entraîner par son exemple.

Outre la bière, les anciens Russes buvaient deux espèces de boissons fermentées, le méod et le kvas qu’on appelait bragon. Ces boissons contenaient peu d’alcool ; aussi l’ivresse était-elle alors un luxe de grand seigneur. Mais, au XVIe siècle ; l’eau-de-vie fut importée d’Occident et se répandit très vite, même dans le peuple. A sa suite, l’ivrognerie augmenta dans de si effrayantes proportions qu’un écrivain allemand, Olléar, visitant Moscou au temps du tsar Michel Féodorovitch, a pu dire que les Russes s’enivraient « plus que tous les autres peuples de la terre. » Mais c’est au XIXe siècle que l’eau-de-vie exerça dans les classes populaires ses plus terribles ravages. D’après les chiffres que veut bien me communiquer le docteur Mendelssohn, l’éminent spécialiste, à Pétrograd, en 1910, la consommation d’alcool à 40° était de 31,4 litres par personne et par an ; à Moscou, de 34,2l. Une ville l’emportait sur toutes les autres : Rostof-sur-Don, où cette consommation atteignit 54,5l ! Plus les endroits où l’on peut acheter ou consommer sur place sont nombreux dans un pays, plus la consommation s’y accroît. Or, en 1910, la Russie comptait plus de 111 000 de ces établissements, un pour 1 442 habitants. Les boutiques de vente de l’Etat représentaient dans ce nombre un total de 26 556, soit un établissement pour 6 053 habitants.

Telle était la situation, d’après les statistiques, lorsque, sans se laisser arrêter par aucune considération financière, et envisageant seulement le bien moral de son peuple, le Tsar décréta la mesure quasi héroïque de la suppression de l’alcool.

Les statistiques ne disent pas tout. Il y a aussi le scandale public, la terrible contagion de l’exemple. Celui qui n’a pas visité la Russie avant la guerre ne peut se faire une idée des scènes attristantes dont les débits d’alcool et la rue même étaient chaque jour le théâtre. Dans les quartiers populeux de Pétrograd, et en général de toutes les villes russes, on peut voir des petites boutiques, peintes de couleurs vives et surmontées d’enseignes sur lesquelles on lit : traktir, tchaïnaïa. C’est ce que l’argot parisien appelle des caboulots où le peuple, — et souvent le plus bas peuple, — se rassemble à ses heures de loisir. A travers les vitres, crasseuses et ternes, on aperçoit des tables, quelquefois nues, d’autres fois couvertes de nappes plus ou moins souillées. D’après leur dénomination, les tchaïnaïas, ou maisons de thé, n’auraient dû offrir à leur clientèle que des boissons inoffensives, mais l’alcool, beaucoup plus rémunérateur pour le débitant, s’y consommait comme au traktir. Les pires falsifications de la vodka y coulaient à flots, ruinant les familles, détruisant les santés, détraquant les cerveaux… Là, se préparait la triste clientèle des prisons et des hospices d’aliénés. Les jours de paie étaient le triomphe du traktir. Alors, le scandale débordait dans la rue, comme un flot immonde, impossible à contenir. A l’entour des usines et dans certains quartiers, le spectacle devenait véritablement poignant. L’ivresse hoquetante des hommes se mêlait à celle des femmes sous les yeux d’une gaminaille amusée ; les conversations dégénéraient en disputes, les disputes en batailles, pour aboutir enfin à l’outchastok (poste de police).

Mais rien n’égalait peut-être en tristesse le spectacle qu’offraient les abords des kazionkas ou maisons de vente de l’alcool. La, point de tables autour desquelles on s’assemblât ; aucune excuse de jeu, de distraction ou de camaraderie : l’alcool pour l’alcool, l’ivresse dans toute sa hideur. La kazionka était toujours pleine et une foule énorme se pressait à l’entrée, attendant son tour. Et quelle foule ! Des hommes, des femmes portant sur leurs vêtements en désordre, sur leurs visages, jeunes ou vieux, tous les signes caractéristiques de leur vice ; des enfants, marqués des stigmates de la dégénérescence. Les uns apportaient avec eux une bouteille, déjà remplie et vidée bien des fois ; les autres, attendaient de recevoir à l’intérieur le récipient avec son contenu. Les cris, les injures, les quolibets se croisaient au-dessus de cette foule, ivre avant d’avoir bu. « Est-ce que tu te crois à la Douma que tu beugles de la sorte ? » jetait un moujik à barbe hirsute à un ouvrier qui lui répondait par un intraduisible juron. Et la foule de rire et d’applaudir ! Dans l’intérieur de la kazionka, les mains avides se tendaient vers le liquide de mort. Aussitôt la bouteille reçue, on en brisait le cachet contre les murs, déjà rougis par des milliers de souillures pareilles, et l’on se précipitait au dehors. Nul n’attendait d’être chez soi pour absorber le poison. Un coup sec donné du plat de la main sur le fond de la bouteille et le liquide jaillissait pour retomber dans les gorges à glouglous pressés et bruyants. Puis on s’en retournait vendre pour quelques kopeks la bouteille vide !…

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Les réformes se réalisent malheureusement plus vite sur le papier que dans les âmes, où elles sont l’effet de l’éducation créatrice des bonnes habitudes. On le vit bien en Russie après la fermeture des kazionkas, et l’interdiction de vendre ou de servir des alcools, sous n’importe quelle forme, dans les traktirs, tchaïnaïas, restaurans et tous autres établissements publics.

Afin d’établir une sorte de transition entre l’abus et l’abstinence totale, le gouvernement russe avait cru nécessaire d’accorder le monopole de la vente des vins et des alcools à quelques rares marchands, dans certaines petites villes voisines de la capitale. La résidence impériale de Péterhoff fut celle qui en profita le plus. Les buveurs de Pétrograd y organisèrent aussitôt de véritables pèlerinages. Le marchand Alexéieff, ayant obtenu le premier la permission de vendre du vin, encaissa jusqu’à 8 et 10 000 roubles par jour ! (de 20 à 25 000 francs). Quelques mois après, il avait un concurrent, Demidoff. Dès lors, la foule se dédoubla, et le scandale fut un peu moins apparent. Mais, avec les beaux jours, les pèlerins devenaient de plus en plus nombreux. Chaque matin, les trains arrivant de Pétrograd amenaient à Péterhoff des centaines de voyageurs. Les fiacres ne pouvaient suffire à leur transport de la gare en ville, et on les vit traversant à pied et au galop les avenues plantées d’arbres et les rues qui conduisaient aux magasins d’Alexéieff et de Demidoff !

Bientôt à ce public qui gardait encore une certaine retenue, s’en joignit un autre : maçons sans travail, dvornik (portiers) sans place, marchands ambulants, locataires de coins, revendeurs, etc. Au commencement du printemps de l’année 1915, les ivrognes couraient de nouveau les rues, et les gens en villégiature a Péterhoff devinrent, au début de l’été, les témoins impuissants, mais obligés d’un scandaleux dérèglement. A certaines heures, dans le Parc anglais, presque sous chaque buisson, dans chaque massif, on était exposé à voir ou à rencontrer des êtres innommables, de profession douteuse, buvant du vin à gorge que veux-tu, et s’amusant à casser les bouteilles contre le tronc des arbres. Les fossés, les champs, les sentiers, les moindres flaques d’eau étaient jonchés de ces débris.

De nouveau, il fallut sévir. Les magasins d’Alexéieff et de Demidoff furent fermés et la vente du vin et des alcools interdite sans aucune restriction.

Privés de cet ultime moyen d’ivresse, les alcooliques invétérés en cherchèrent d’autres, — et qui fussent à l’abri de la loi. L’alcool restait en vente sous plusieurs formes : alcool à brûler, eaux de toilette, vernis, etc. C’est à ces produits qu’ils demandèrent l’assouvissement de leur funeste passion. On crut empêcher cette dangereuse forme de consommation de l’alcool, en mêlant à l’esprit de bois une matière colorante, nuisible, qui le transformait en poison. Celle mesure extrême ne découragea pas les buveurs. Ils tentèrent des essais domestiques de purification de l’alcool à brûler, au moyen de choux, de concombres, que l’on y faisait infuser et qui, prétendait-on, en absorbaient les éléments nocifs. En réalité ces procédés empiriques laissaient à l’alcool ainsi modifié presque toutes ses dangereuses propriétés. La préparation obtenue prit le nom de khandjon, et ceux qui en usèrent furent appelés : khandjistes.

La vente de l’alcool à brûler ayant été sévèrement réglementée à la suite de ces abus, les khandjistes se rabattirent sur l’eau de Cologne et allèrent jusqu’à boire le vernis qui sert à polir les meubles, après l’avoir débarrassé de sa couleur. Des spécialistes louches se livrèrent à la confection de ces boissons pernicieuses. Ainsi, le mal que l’on avait cru enrayer reparaissait, — partiellement, — sous une autre forme. Une fois encore il fallait sauver malgré eux les buveurs d’alcool.

Le 27 juin 1915, parut une ordonnance du Préfet de police : « Il est expressément défendu de boire de l’alcool à brûler et autres produits contenant de l’alcool et n’étant pas destinés à être bus, mais qui sont mis en vente pour d’autres usages ; et aussi d’user des boissons composées avec ces produits.

« Il est également défendu de se procurer par n’importe quel moyen et de conserver chez soi des boissons préparées avec l’alcool à brûler, la laque de vernis, etc. Tout ustensile qui conservera un reste ou une odeur de ces boissons servira à prouver que le détenteur en a préparé.

« Les individus reconnus coupables d’infraction à ces ordonnances seront poursuivis judiciairement et passibles d’un emprisonnement de trois mois de forteresse ou de 3 000 roubles d’amende.

« De même, les individus trouvés dans la rue en état d’ivresse seront punis d’une amende de 100 roubles ou d’un mois de prison. »

Il était temps de sévir. Ce même jour, un nommé Wolkoff était arrêté pour avoir préparé des boissons de cette nature, et la police avait trouvé dans les rues 78 individus en état d’ivresse !

LE LIVRE
LE LIVRE

La Russie délivrée de l’alcool de Marylie Markovitch, La Revue des Deux Mondes, 1917

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