La question de Sari Nusseibeh

L’indéfectible attachement du Palestinien Sari Nusseibeh au principe de la non-violence le conduit à poser une question dérangeante : faut-il à tout prix s’accrocher à la notion d’État palestinien ? Les deux parties n’auraient-elles pas intérêt à imaginer une solution de compromis, faisant des Palestiniens des citoyens israéliens, mais privés du droit de vote ?

Voici quelques semaines, je me trouvais à al-Nabi Salih, village palestinien situé au nord-ouest de Ramallah, en Cisjordanie. Il n’était pas facile d’y accéder ; l’armée israélienne avait bouclé la zone, et nous avons dû traverser en rampant les oliveraies, juste à côté d’un des postes de contrôle de l’armée, pour atteindre le village. Al-Nabi Salih est un lieu sensible. L’importante colonie israélienne voisine d’Halamish s’est emparée de près de la moitié des terres du village, dont une précieuse source d’eau. Presque chaque vendredi, de spectaculaires affrontements opposent les soldats et les villageois protestant contre la confiscation de leurs propriétés et les autres difficultés de la vie sous l’occupation. Et pourtant, la première chose que j’ai vue à al-Nabi Salih est une énorme pancarte sur laquelle était écrit en arabe et en anglais : « Nous croyons à la non-violence. Et vous ? » C’était la Journée mondiale de la paix, et les orateurs ont réaffirmé l’un après l’autre leur engagement en faveur d’une résistance non-violente. L’un d’eux, Ali Abou Awwad, jeune militant dirigeant le nouveau Mouvement palestinien pour une résistance non-violente, basé à Bethléem, qui exerce une influence croissante dans l’ensemble des Territoires occupés, s’est montré particulièrement éloquent. « La paix elle-même est une voie vers la paix, dit-il, et il n’y a pas de paix sans liberté. » Tout cela est, à certains égards, assez nouveau en Palestine, bien que, dans son dernier livre, le philosophe Sari Nusseibeh, président de l’université al-Qods, à Jérusalem, fasse remonter les débuts de la désobéissance civile palestinienne organisée au soulèvement populaire de la première Intifada, en 1988 et 1989, où il avait joué un rôle important (1). Plus récemment, la résistance non-violente, sous la forme de marches et de manifestations hebdomadaires, est restée pour l’essentiel un phénomène local, limité à quelques villages situés entre Jérusalem et la plaine côtière, tel Boudrous, puis, avec plus de retentissement, Bil’in, et, à un moindre degré, un groupe de villages de la région de Bethléem, plus au sud. Ces manifestations sont systématiquement réprimées avec violence par l’armée à l’aide de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et, assez souvent, d’armes de combat. Parfois, elles dégénèrent en affrontements, avec jets de pierres par les Palestiniens ; d’autres fois, comme le jour où je me trouvais à al-Nabi Salih, les manifestants parviennent à rester disciplinés face aux fusils.

Contre les confiscations de terres

L’armée a jusqu’ici empêché ces manifestations de se propager au-delà des villages en question – conformément à sa politique générale consistant à fragmenter, isoler et enclore tous les villages palestiniens dans les territoires contrôlés par Israël (2). Le seul succès enregistré à ce jour s’est produit à Boudrous, où les manifestations non-violentes des villageois, avec la participation active de femmes et le soutien de militants israéliens et étrangers, ont obligé l’armée à redessiner le tracé du mur de séparation et à restituer les terres initialement confisquées par le gouvernement (3). Bil’in, en revanche, bien qu’il s’y tienne une manifestation hebdomadaire depuis maintenant six ans – au prix de nombreux blessés (parfois graves), de centaines d’arrestations, et de deux morts –, a été privé d’au moins un tiers de ses terres par la construction du mur, en dépit d’une décision de la Cour suprême en faveur du village en 2007. L’un des leaders de la lutte à Bil’in est Abdallah Abou Rahmah, parfois appelé le Gandhi palestinien – un homme impressionnant et assurément charismatique, ayant à son actif de nombreuses actions de résistance pacifique et courageuse contre l’occupation et le vol de terres. Je le connais : j’ai eu l’honneur d’être arrêté avec lui lorsque j’ai pris part pour la première fois aux manifestations de Bil’in en 2005. Il a été condamné à douze mois de prison après avoir été interpellé en décembre 2009 et accusé par l’armée d’« incitation […] et de participation à des mouvements de protestation interdits », qu’il aurait en outre « organisés ». Les manifestations contre la confiscation des terres palestiniennes, surtout quand elles sont le fait des propriétaires spoliés, sont semble-t-il par définition illégales, selon les lois de l’occupant. De toute évidence, l’arrestation et l’inculpation d’Abou Rahmah, dont l’action avait été saluée dans le monde entier comme un modèle de défense non-violente des droits de l’homme, aurait dû susciter en Israël une vague de protestations publiques virulentes de la part des universitaires, artistes, intellectuels engagés, voire de citoyens ordinaires. Rien de tel ne s’est produit. Son procès en appel a eu lieu le 11 janvier 2011 : le juge militaire a accepté le recours de l’accusation contre l’« indulgence » de la sentence, et fait passer la peine de prison de 12 à 16 mois, de sorte qu’il ne fut libéré qu’en mars. Disponible en hébreu sur Internet, ce jugement constitue un document assez remarquable, d’une lecture désespérante. Face à un tel déni de justice, le silence assourdissant observé en Israël est un mystère. Un silence aussi éloquent soulève une question classique, applicable à tant de cas similaires d’oppression méthodique imposée d’en haut par un gouvernement : pourquoi l’Israélien ordinaire est-il si apathique face au sort réservé à Abou Rahmah et à tant d’autres militants comme lui ? Pourquoi ne prête-t-il aucune attention aux souffrances quotidiennes causées par l’occupation ? En juillet 2010, j’ai écouté Sari Nusseibeh à l’Académie israélienne des sciences et des humanités lors d’une soirée organisée en l’honneur du départ à la retraite de son président, Menahem Yaari. En soi, la présence d’une figure palestinienne de premier plan lors d’une réception universitaire israélienne n’a rien d’exceptionnel : les Israéliens étaient eux aussi volontiers invités en divers lieux académiques palestiniens jusqu’à une date récente, avant que le désespoir provoqué par l’action du gouvernement israélien n’incite certaines institutions palestiniennes, dont l’université al-Qods, à fermer leurs portes à la plupart des universitaires israéliens. Mais les liens, à la fois personnels et professionnels, restent forts.

Un silence glacial et imperturbable

Nusseibeh a profité de l’occasion pour prononcer un réquisitoire accablant contre l’establishment universitaire israélien et l’incroyable passivité dont il a fait preuve au cours des quarante-deux années d’occupation. Bien que le gouvernement ait, en général, probablement raison de voir dans les universités israéliennes un vivier naturel de gauchistes – autrement dit, de progressistes, militant pour la paix –, Nusseibeh est également dans le vrai. Comme le reste de leurs compatriotes, les universitaires israéliens n’ont pas su, en tant que groupe, organiser un mouvement de protestation durable et politiquement efficace contre l’occupation et son corollaire, le projet colonial de création d’implantations dans les Territoires. Comme la plupart des Israéliens, à quelques exceptions notables près, ils vivent à l’intérieur du système et tolèrent ses méfaits. Le vaste auditoire présent à l’Académie ce soir-là a écouté les critiques acerbes de Nusseibeh dans un silence qui m’a semblé glacial et imperturbable. Homme réfléchi, urbain, discret, Nusseibeh est un philosophe et historien de la philosophie (il est spécialiste d’Avicenne, le grand penseur musulman du Moyen Âge) qui s’est retrouvé, en faisant peut-être violence à ses inclinations naturelles, profondément impliqué dans la vie politique palestinienne depuis de nombreuses années. C’est aussi une personne honnête et courageuse qui ne se prive pas de dire à son propre peuple ce qu’il tient pour juste. Je l’ai vu un jour à l’Université hébraïque de Jérusalem tenter de convaincre – en arabe, et en public – un étudiant très hostile que les Palestiniens devaient renoncer à ce qu’on appelle le « droit au retour » s’ils voulaient parvenir à la paix. Il y a quelques années, je l’ai également entendu prononcer devant l’Académie des sciences un discours non moins accablant que celui dont je viens de parler, mais stigmatisant cette fois l’étroitesse d’esprit et les tendances autodestructrices qui caractérisent à ses yeux les intellectuels arabes contemporains, d’une manière générale. En 2002, il s’est joint à Ami Ayalon, ancien directeur du Service de sécurité général israélien, le Shin Bet, pour prôner la solution dite des deux États, dont les termes paraissent aujourd’hui majoritairement admis dans chacun des deux camps : retrait israélien sur la Ligne verte de 1967, démilitarisation de la Palestine, renonciation au droit au retour dans les anciens villages palestiniens aujourd’hui situés à l’intérieur d’Israël – ce qui n’exclut pas des compensations pour les expropriations – et division de Jérusalem, qui deviendrait la capitale à la fois de la Palestine et d’Israël (4). Nusseibeh est un patriote qui, étant donné l’évolution de la situation ces dernières années, n’est plus du tout certain qu’un État palestinien séparé mérite qu’on se donne autant de peine pour lui, comme le titre de son nouveau livre le suggère. Bien sûr, une question plus générale sous-tend ce titre. Quelle valeur attribuer à un État, quel qu’il soit ? Est-ce vraiment une entité qui vaille la peine qu’on tue – ou, dans le cas présent, qu’on meure – pour elle ? Si tel est le cas, combien de morts vaut-elle au juste ? Dix, comme dans le marchandage d’Abraham avec Dieu ? Dix mille ? Un million, comme dans le fameux slogan des Algériens en lutte pour leur indépendance ? De telles questions sont devenues pressantes dans le cas palestinien du fait des conséquences persistantes de l’absence d’État et de la réalité inacceptable de l’occupation. Les États, dit Nusseibeh, sont des entités « métabiologiques » – c’est-à-dire, pour l’essentiel, des fictions qui échappent à leurs créateurs et, en règle générale, finissent par faire payer un prix exorbitant à leurs citoyens, qui croient à la vision fallacieuse que ces entités tendent à proposer. Comme Hobbes, il estime qu’un État devrait être considéré comme un instrument permettant d’atteindre des objectifs pratiques, et non comme une entité métaphysique, même s’il admet qu’il puisse parfois, dans des circonstances favorables, constituer le moyen pour un peuple d’exprimer son identification collective avec sa terre natale, ses paysages, sa mémoire et ses espoirs. Nusseibeh est aussi ce qu’on pourrait appeler un optimiste moral : il croit – bien que tout ou presque tende à prouver le contraire – que l’histoire évolue selon une « trajectoire morale » ; en d’autres termes, que les êtres humains s’améliorent lentement, et que des valeurs universelles évidentes et partagées, fondées sur les droits irréductibles­ de l’individu et « notre sentiment de compassion commun », commencent progressivement à transformer le monde. Les deux valeurs fondamentales pour toute société, dit-il, sont l’égalité et la liberté (dans cet ordre) ; il pense que nous pouvons tous tomber d’accord sur elles, ce qui permettrait aux négociateurs de briser les barrières métabiologiques. Pour que les Palestiniens et les Israéliens se considèrent mutuellement comme des êtres humains, et mènent un combat commun pour le bien-être des deux communautés.   Cette vision pleine d’espoir implique-t-elle l’existence de deux États ? Plus maintenant. Pour Nusseibeh, les deux peuples font déjà partie, de facto, d’une seule entité politique située entre le Jourdain et la mer (5).

Citoyenneté de deuxième classe

Mais que propose-t-il, alors, pour l’avenir de cette entité politique ? Il imagine, au moins sur un plan purement théorique, un accord consensuel sur un État unique mais électoralement non démocratique ; en d’autres termes, l’octroi mutuellement accepté d’une forme de « citoyenneté de deuxième classe » par Israël à tous les Palestiniens vivant aujourd’hui sous l’occupation et désireux d’en bénéficier. Cela signifie que les Palestiniens renonceraient aux droits politiques – comme voter aux élections législatives, ou travailler dans la haute administration et servir dans l’armée –, mais jouiraient de droits civiques fondamentaux : assurance maladie, sécurité sociale, liberté d’expression et de mouvement, éducation, accès à la justice, etc. Ils seraient des sujets, mais non des citoyens de l’entité commune israélo-palestinienne, qui serait gouvernée par les Juifs et leur appartiendrait. Comme le remarque Nusseibeh, il existe déjà un précédent à un tel arrangement : les centaines de milliers de Palestiniens de Jérusalem-Est vivent ainsi depuis quarante-trois ans (6). L’avantage ? La situation intenable actuelle, dans laquelle une vaste population palestinienne se voit privée des droits humains fondamentaux, prendrait fin ; et un autre modèle, meilleur que l’arrangement initial, pourrait peut-être finir par se faire jour, comme en Afrique du Sud. La proposition de Nusseibeh a clairement pour objectif d’inciter les élites politiques des deux camps à penser sérieusement à ce qui les attend dans un proche avenir, ou après la prochaine explosion. Mais sa sincérité paraît pour le moins sujette à caution. Booker T. Washington, on le sait, avait proposé quelque chose de semblable aux Afro-Américains – le prétendu compromis d’Atlanta – en 1895 ; il fut, bien sûr, presque immédiatement caduc (7). Peut-on vraiment séparer les droits politiques des droits civiques ? Est-ce là ce que veulent la majorité des Palestiniens ? Est-ce ce dont ils ont besoin ? Pour parler concrètement, si l’Autorité palestinienne devait se dissoudre et se rallier à la proposition de Nusseibeh, le Hamas [qui ne reconnaît pas l’État d’Israël] comblerait sûrement le vide ainsi créé en moins de 24 heures. Ses leaders sont, en fait, prêts pour une telle éventualité, voire l’attendent, comme le sait fort bien Nusseibeh. Cependant, on peut facilement comprendre pourquoi, comme tant de leaders politiques des deux camps, Nusseibeh a plus ou moins renoncé à l’idée de deux États, bien qu’il semble parfois laisser entendre, en différents endroits de son livre, que ce serait la meilleure solution, si elle était réalisable. De nombreux acteurs, à la fois dans le camp de la paix et en dehors, pensent qu’il est tout simplement trop tard – l’ampleur de la colonisation et des confiscations de terres rendent la partition irréalisable. Je ne suis pas d’accord, mais je pense que nous nous rapprochons à grands pas d’une telle situation, et la cause en est parfaitement claire : le refus obstiné par l’establishment israélien de conclure une paix véritable­, quelles que soient les circonstances. Le gouvernement actuel et les services de sécurité veulent à l’évidence la poursuite de l’occupation sous une forme ou sous une autre, en maintenant un contrôle quasi total sur l’ensemble de la population palestinienne. (Que l’opinion israélienne en général soit d’accord ou non avec un tel objectif est une autre question.) Mais il est sûr qu’une telle politique, portée par Benyamin Netanyahou et son gouvernement à un niveau de fourberie inconnu jusque-là, est irrationnelle et contre-productive, voire même suicidaire, outre qu’elle est immorale et criminelle au regard du droit international. C’est ici que le mystère s’épaissit. À l’heure actuelle, l’initiative de paix de la Ligue arabe de 2002, également connue sous le nom d’initiative saoudienne, reste une option. Quiconque a lu attentivement ce document ou écouté ce que les dirigeants arabes disent publiquement ne peut douter que cette voie vers la paix et la normalisation devrait, dans les grandes lignes, être acceptable pour Israël. Elle prévoit un État palestinien indépendant, en même temps qu’un retrait des Territoires occupés ; une « solution juste » au problème des réfugiés, qui ferait l’objet d’un accord négocié ; et un accord de paix entre Israël et les pays arabes (8). Si l’initiative saoudienne avait été offerte à David Ben Gourion dans les années 1960, elle aurait ressemblé à un rêve devenu réalité. Mais ce plan n’a jamais été discuté lors d’une réunion de cabinet israélien, et le gouvernement de Netanyahou a jusqu’à présent bien précisé qu’il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter d’avoir à conclure une telle paix avec les quelque 250 millions d’Arabes entourant Israël, pour ne rien dire des millions de Palestiniens des Territoires occupés et d’ailleurs. Comment expliquer ce refus obstiné ? Comment le relier à l’étrange silence sur la Palestine dont j’ai parlé plus haut ?

Un système de contrôle dégradant

De nombreux Israéliens, y compris ceux qui pourraient reconnaître l’exactitude de mon analyse, imputeront volontiers l’impasse actuelle aux traumatismes répétés créés par la violence arabe (y compris palestinienne) contre les Juifs depuis le début du conflit. Il y a certainement là une part de vérité, quoique cela n’explique ni la cruauté gratuite d’Israël à l’égard des Palestiniens ces dernières décennies, ni le vol de terres massif et continuel qui doit être considéré comme la véritable raison d’être de l’occupation. Pour saisir les enjeux de façon plus approfondie, il est crucial de comprendre ce que l’occupation signifie réellement sur le terrain. Sauf à entreprendre un séjour prolongé dans les Territoires occupés, il n’est pas de meilleure manière de le faire que de lire le recueil de témoignages de soldats que vient de publier le groupe pacifiste israélien Breaking the Silence (« Rompre le silence »), qui est à mes yeux l’un des livres les plus importants qui aient été publiés sur le sujet au cours de cette génération. Écrit à la fois en hébreu et en anglais, il décrit les tourments quotidiens de l’occupation à travers le regard de plus d’une centaine de simples soldats ayant servi dans les Territoires et rapportant ce qu’ils y ont vu, fait et entendu. Certains d’entre eux sont choqués ; d’autres témoignent presque nonchalamment, dans le riche hébreu argotique de l’armée, détachés de tout sentiment, leur sensibilité comme anesthésiée. Ils faisaient tous partie de la vaste machine du système d’occupation, lequel comprend non seulement les unités de l’armée, mais aussi la police, les tribunaux et la police militaires, les fonctionnaires, les dirigeants politiques et, bien sûr, les colons. Ils suivaient presque toujours les ordres reçus, y compris ceux qui étaient manifestement illicites, sans protester, et sans même parler entre eux des crimes auxquels ils avaient assisté ou participé. On trouve dans ce livre une description de l’ensemble des agissements sordides que tous les militants israéliens voient s’accomplir semaine après semaine sous leurs yeux dans les Territoires : l’emploi routinier de la terreur contre la population comme principe de gouvernement ; les tabassages, les fusillades et les arrestations arbitraires ; les formes inventives et subtiles d’humiliation infligées à des innocents ; les expulsions de maisons, de pâtures et de champs ; la farce des tribunaux militaires ; les actes occasionnels de pur sadisme de la part d’officiers de haut rang comme de simples soldats, et, surtout, des colons ; la répression violente de presque toutes les formes de contestation, notamment (et particulièrement) les manifestations pacifiques de désobéissance civile ; l’irrationalité préméditée de l’administration, qui contrôle la vie des habitants par un régime hallucinant de permis et de règlements bureaucratiques ; et, par-dessus tout, l’étroite connivence entre les unités de l’armée et les colons, qui s’arrogent régulièrement le droit de dire aux soldats ce qu’ils ont à faire. Certains des témoignages les plus révoltants ont trait à la seconde Intifada (9). On pourrait cependant faire observer que les agissements passant pour « normaux » sous l’occupation, comme ceux auxquels on assiste aujourd’hui, sont encore plus insupportables, précisément en raison de leurs effets quotidiens insidieux et déshumanisants. Tout lecteur de ce livre comprendra très vite comment l’occupation est devenue un système de contrôle dégradant. Je n’ai jamais été d’accord avec la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal (ou plutôt de ceux qui le commettent – c’est ce qu’elle voulait dire), mais j’ai observé les effets dévastateurs de cette drogue qu’est l’accoutumance. J’ai vu comment le mal, intégré à un système ramifié, et souvent impersonnel, peut se décomposer en petits méfaits quotidiens qui, pour répugnants qu’ils puissent paraître au début, deviennent rapidement routiniers. Considérons le dialogue qui suit, choisi plus ou moins au hasard dans le recueil : « Pendant votre service dans les Territoires, qu’est-ce qui vous a frappé le plus ? – Un jour, les soldats sont entrés dans une maison et l’ont tout simplement démolie […]. Un peu à l’écart, la mère assistait à la scène en pleurant, et ses enfants assis à côté d’elle lui donnaient des coups de poing […]. – Que signifie “saccager une maison” ? –  Démolir les parquets, renverser les canapés, jeter par terre les tableaux et les plantes, retourner les lits, casser la cuvette des toilettes, les tuiles […]. Soutenir le regard des gens chez qui on a pénétré. Ça me faisait vraiment mal de les voir. Et après, on les a laissés pendant des heures ligotés et les yeux bandés dans l’école. À quatre heures de l’après-midi, on a reçu l’ordre de les libérer. Ça avait duré plus de douze heures. »   Et cette anecdote, rapportée par un soldat chargé de protéger les colons fanatiques d’Hébron : « [Il y a des enfants palestiniens] innocents, qui meurent pour rien, quand les colons entrent dans leur maison et leur tirent dessus. Et, dans la rue, les colons sont complètement fous, ils brisent les volets et les fenêtres, tapent sur les soldats et les bombardent d’œufs, lynchent les vieillards. Tout ça, on n’en entendra jamais parler dans les médias… Les gens qui vivent dans ce quartier [de colons] font ce qu’ils veulent, et les soldats sont obligés de les protéger. Et cela se passe ici, dans l’État d’Israël, et personne ne le sait… Les gens préfèrent ne pas savoir et ne pas comprendre que quelque chose de terrible se produit juste à côté de chez eux, et en fait, personne ne s’en soucie. » Il n’est pas surprenant qu’il y ait eu des tentatives en Israël, notamment de la part du ministère des Affaires étrangères, de faire taire Breaking the Silence et de tarir le financement du groupe, dont une partie provient de sources européennes.

Aveuglement foncier et délibéré

Le livre est d’une lecture pénible, qui fait honte. Il s’agit aussi, soit dit en passant, d’un témoignage éloquent sur la remarquable liberté d’expression qui reste, pour l’instant, la norme à l’intérieur d’Israël. La conclusion des responsables de l’ouvrage, énoncée en des termes modérés et prudents (plus modérés que ceux que j’aurais moi-même employés), est sans appel, et mérite d’être citée intégralement : « S’il est vrai que l’appareil de sécurité israélien a dû affronter des menaces concrètes au cours de la dernière décennie, et notamment des attaques terroristes, les opérations israéliennes ne sont pas seulement défensives. En fait, elles ont systématiquement conduit à l’annexion de fait par Israël de vastes secteurs de la Cisjordanie par le biais de l’expropriation de leurs habitants palestiniens. La notion largement répandue en Israël selon laquelle le contrôle des Territoires vise exclusivement à protéger la sécurité des citoyens est incompatible avec les informations rapportées par des centaines de soldats. » Il faut toujours garder à l’esprit que nous avons affaire à un système profondément enraciné, mû par sa logique interne et largement indépendant des décisions locales prises par les individus – soldats, juges, fonctionnaires – qui s’y trouvent impliqués, bien que chacune de ces personnes porte sa propre part de responsabilité et de culpabilité. Ce système particulier ne pourrait continuer à exister sans l’aveuglement foncier et délibéré que nous, Israéliens, cultivons depuis des décennies, et dont les racines sont indubitablement antérieures à l’existence de l’État d’Israël lui-même. Je parle d’aveuglement non par rapport à l’existence de millions de Palestiniens – ils ne sont que trop visibles –, mais par rapport à la pleine humanité de ces gens, à leur égalité naturelle avec nous, et à la parité (au moins cela, sous réserve qu’on puisse le mesurer) entre leur revendication collective sur la terre et la nôtre. Il existe aussi un aveuglement délibéré à l’égard des traumatismes répétés que nous, Israéliens, avons infligés aux Palestiniens en réalisant nos propres objectifs nationaux (et, par la suite, en allant bien au-delà de toute appréhension rationnelle de ces objectifs). Ce n’est pas un aveuglement ordinaire ; c’est une maladie de l’âme qui revêt de nombreuses formes, allant d’une apathie morne mais superficielle au silence et à la passivité de gens ordinaires et respectables, jusqu’aux formes malignes de racisme et de nationalisme protofasciste qui deviennent de plus en plus évidentes et influentes dans l’Israël d’aujourd’hui, y compris dans l’entourage de l’actuel gouvernement. Reconnaître ces faits, j’imagine, serait trop démoralisant, et potentiellement trop culpabilisant, pour la plupart d’entre nous. On a souvent l’impression que nous ferons tout – même au risque d’une guerre catastrophique – pour éviter d’avoir à regarder en face nos voisins immédiats. La violence palestinienne a aidé les Israéliens à faire ce choix, mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit exactement de cela, un choix. Il existe une solution alternative évidente – plus évidente aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Dans l’histoire de ce conflit, les Israéliens n’ont eu en aucune manière le monopole de l’aveuglement, mais ils ont, de loin, la plus grande liberté d’action, et le plus fort potentiel pour apporter des changements significatifs. Que nous réserve l’avenir ? Sari Nusseibeh ne cesse d’exprimer sa conviction que l’évolution est possible si les gens ont suffisamment foi en eux-mêmes pour leur permettre d’agir. Il conçoit sa tâche comme celle d’un éducateur investi de la mission d’inculquer une telle foi. Et il définit aussi, dans plusieurs chapitres de son livre souvent émouvant, les fondements moraux de l’action politique auxquels nous pourrions tous adhérer. Comme Gandhi, comme aussi Abdallah Abou Rahmah et Ali Abou Awwad, évoqués au début de cet article, Nusseibeh n’entend pas en appeler à la force pour contraindre l’adversaire à abandonner sa conduite suicidaire ; il cherche à modifier sa volonté, ses sentiments [lire ci-contre « Le satyagraha selon Ali Abou Awwad »]. Il appelle les Israéliens à abandonner leurs préjugés et leur obsession pour la force brute, à ouvrir les yeux. Il voudrait qu’ils trouvent en eux-mêmes la générosité d’esprit nécessaire pour que la paix ait une chance d’aboutir, que cela soit sous la forme de deux États, d’une entité unique binationale, ou encore d’une sorte de confédération.

Levier moral

L’action politique non-violente peut-elle avoir un effet sur les Israéliens ? Je l’ignore. Je pense qu’une générosité d’esprit existe bel et bien, quelque part, dans leur âme collective à la fois apeurée et courroucée. Elle pourrait même se cacher sous le voile superficiel de l’apathie. Nusseibeh termine son livre par une observation paradoxale que lui-même qualifie de « stupéfiante ». Dans une situation comme celle de la Palestine, où le rapport de forces se caractérise par une grande asymétrie, le levier moral qui permettrait de « parvenir au changement d’attitude désiré dans l’autre camp » par l’exercice non-violent de sa propre liberté naturelle et une fidélité sans faille aux valeurs universelles appartient au camp le plus faible, non au plus fort. Si l’on définit le pouvoir comme la capacité d’entraîner un changement politique à son avantage, ce sont les Palestiniens qui détiennent ce pouvoir, même si (ou, précisément, parce que) ils sont assujettis à un appareil militaire plus fort qu’eux. Certains Palestiniens, au moins, y compris l’actuel gouvernement du Premier ministre Salam Fayyad, ont à l’évidence intériorisé cette vérité et la mettent en pratique. Actuellement, Fayyad profite de chaque occasion pour réaffirmer publiquement sans équivoque que la violence n’est pas une option, qu’elle ne fait plus partie de l’arsenal des Palestiniens. Bien sûr, il n’est pas seul sur le terrain (10). On a donc là une réponse à la question de Sari Nusseibeh. Un État palestinien qui émergerait d’un combat non-violent de grande ampleur, occupant de façon nette une position morale élevée, aurait indubitablement une valeur intrinsèque, en dehors de la valeur pratique qu’il aurait acquise en mettant fin à cette anomalie tragique qu’est l’absence d’État palestinien. Mais je ne m’attends pas à ce que cette entité émerge de cette manière. Seule une pression internationale considérable, exercée à de multiples niveaux, pourrait mettre fin à l’occupation israélienne. Cependant, à cet instant particulier, les Palestiniens disposent d’un atout majeur : l’entêtement des Israéliens, leur refus obstiné de faire la paix. Dans la situation internationale actuelle, et malgré les souffrances continuelles endurées sur le terrain par les populations des Territoires occupés, plus Israël se montrera stupide, buté et destructeur, mieux cela vaudra pour la cause palestinienne. Peut-être qu’un jour même les États-Unis ne supporteront plus de nouvelles humiliations de la part des Israéliens et décideront de ne plus exercer leur droit de veto aux Nations unies et dans d’autres instances internationales pour le compte d’Israël. Un État palestinien reconnu par le monde entier, à l’exception d’Israël, ne serait sans aucun doute qu’un pas en direction d’un avenir flou, gros de dangers, anciens et nouveaux. À en juger par les récentes déclarations d’hommes politiques de droite comme Michael Eitan, l’un de ces dangers serait qu’Israël puisse (comme il l’a fait à Gaza) se retirer de la plupart des Territoires occupés sans faire la paix. C’est probablement le pire de tous les scénarios possibles, mais un scénario en parfaite conformité avec l’aveuglement collectif que j’ai décrit (11). Je me plais à penser que les peuples torturés d’Israël et de Palestine pourraient mieux faire. Cet article est paru dans la New York Review of Books le 24 février 2011. Il a été traduit par Philippe Babo.

Notes

1. Le mot intifada en arabe signifie « relever la tête ». Soulèvement spontané apparu à la suite d’un incident, la première Intifada a été appelée la guerre des pierres – principale arme utilisée par les jeunes Palestiniens révoltés. Elle s’est traduite aussi par divers mouvements de désobéissance civile.

2. Lire à ce sujet l’article de David Hare, « Derrière les hautes dalles de béton ».

3. Cette histoire a fait l’objet d’un documentaire réalisé par Julia Bacha en 2009 : Budrus.

4. Cet accord présumé entre les deux camps repose sur les termes de l’« initiative saoudienne » évoquée plus loin dans l’article.

5. « Nous n’avons nul besoin d’avoir un État séparé ou soi-disant indépendant », écrit Nusseibeh dans son livre.

6. Jérusalem-Est est la partie de la ville située à l’est de la Ligne verte, tracée après la guerre des Six-Jours de 1967. Elle comprend la vieille ville et les Lieux saints.

7. Né esclave, Booker T. Washington s’était fait le héraut de la communauté noire du sud des États-Unis, libérée de l’esclavage mais privée du droit de vote.

8. Cette initiative est rejetée par le Hamas.

9. Contrairement à la première, la seconde Intifada, déclenchée en septembre 2000, fut le théâtre d’affrontements armés.

10. La position de Fayyad en tant que Premier ministre est fragilisée par le fait que le Parlement palestinien ne l’a pas entérinée. En juin 2011, il s’est démarqué de l’initiative visant à faire reconnaître en septembre un État palestinien par l’Assemblée générale de l’ONU, en affirmant que cette reconnaissance n’aurait qu’une portée symbolique.

11. En décembre 2010, le député Michael Eitan a écrit sur son blog qu’un retrait des colons de Cisjordanie était inévitable, seule l’armée israélienne devant rester sur place.

Pour aller plus loin

• Alain DieckhoffLe Conflit israélo-arabe, Armand Colin, 2011. Par un politologue spécialiste de la société contemporaine en Israël. Dieckhoff travaille également sur les mutations du nationalisme.

• Ilan PappéUne terre pour deux peuples. Histoire de la Palestine moderne, Fayard, 2004. Cet historien israélien est aujourd’hui directeur du centre d’études palestiniennes à l’université d’Exeter (Royaume-Uni). Il est l’un des principaux représentants de l’école des « nouveaux historiens », qui porte un regard critique sur la politique passée et présente de l’État hébreu.

• Michel WarschawskiIsraël-Palestine. Le défi binational, Textuel, 2001. Israélien d’origine française, Michel Warschawski est un journaliste antisioniste. Il a publié récemment plusieurs livres sur la société israélienne.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Quelle valeur accorder à un État palestinien ? de Sari Nusseibeh, Harvard University Press, 2011

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