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La revanche des héroïnes


Le sauvetage des naufragés du Vesper dans Le Petit Journal.

Après plus d’un demi-siècle d’existence et avoir usé une douzaine de héros mâles, la célèbre série britannique « Doctor Who » accueillera une femme dans le rôle titre. Reprendre le rôle d’un homme reste rare pour les héroïnes de fiction. Celles-ci ont longtemps été, dans la littérature notamment, cantonnées au monde des sentiments. Mais dans Filles de la pluie, publié en 1912, André Savignon en présentait une qui ne s’en laisse pas conter. Rien de plus normal, Rose a réellement existé.

 

 

Il y a quelque témérité, dit Le Gall, un ancien fourrier de la marine, à Siegfried Bluhm, le nouveau voyageur d’une maison allemande, qui achevait sa première tournée commerciale dans l’archipel d’Ouessant, il y a quelque témérité à parler encore du Vesper, parce que ce sujet est rebattu et archi-usé.

Néanmoins je comprends votre insistance à questionner.

Le naufrage de ce cargo et l’heureuse fortune d’une de ses chaloupes, après avoir erré en perdition toute une nuit parmi les récifs et les courants de la Jument, la curée des épaves et la répression à laquelle divers incidents un peu vifs donnèrent lieu, en voilà assez pour exciter l’intérêt.

Moi-même, je me suis laissé prendre à cette curiosité. C’était au temps où je n’étais pas encore établi au Stiff et où je visitais régulièrement les îles, comme vous avez entrepris de le faire, pour nous inonder de votre sale camelote prussienne.

Tout de suite, j’ai éprouvé qu’il était difficile pour un étranger d’arriver à une vue précise sur ces faits car les habitants ne sont guère prodigues en détails. Plus tard, lorsqu’un long séjour et mon mariage avec une îlienne eurent enfin appris aux habitants à me considérer comme un des leurs, je me suis plus aisément enquis des circonstances de ce naufrage que les Ouessantins évoquent rarement. Les navires qui se mettent au plein sont trop fréquents par ici.

Une chose surtout frappa mon esprit : les contradictions de ce qui se rattache au sauvetage par une femme de cette embarcation dans laquelle quatorze hommes avaient pris place. J’ai essayé de reconstituer les faits. Et je ne le regrette pas. Cela m’a permis d’examiner de près une « héroïne ». Le coup d’œil en vaut la peine. Et notre gloire locale ne manque pas de caractère.

— Tenez, reprit Le Gall, en s’arrêtant, voici précisément la maison qu’elle habite. Charmant petit cottage, en vérité, propre à souhait, blanchi à la chaux, suant l’aisance avec son toit d’ardoises, sa courette sur le devant, sa crèche à l’arrière, poulailler garni, tout à l’entour quelques sillons de terre — et, à profusion, la vue sur la mer.

Au-dessus de la porte, vous pouvez lire, inscrit en capitales sur le mortier : Rose Héré. C’est bien cela. Un nom célèbre.

La porte est close et je n’aperçois pas la dame à sa fenêtre. Elle doit courir après ses moutons.

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Mais, que je vous rappelle en quelques mots les événements comme ils furent relatés par la presse.

Dans la nuit du 2 novembre 1903, le vapeur français Vesper, allant de Marseille au Havre avec un chargement de vin, fut enveloppé par un intense brouillard, au moment où il tentait de reconnaître Ouessant.

Les feux du Créac’h demeurant invisibles, le Vesper se jeta sur les rochers extrêmes de la pointe de Pern. La situation du bateau était désespérée. L’équipage mit les deux chaloupes à la mer. Une de ces embarcations, drossée par le courant, allait infailliblement se perdre sur les récifs, quand une jeune fille qui l’avait aperçue du rivage, se jeta tout habillée à l’eau et nagea vers la chaloupe. Embarquée, elle la pilota à travers les écueils et l’amena, avec les quatorze hommes qui la montaient, jusqu’à la cale de Pen ar Roc’h.

Tel quel, le récit, n’est pas tout à fait exact.

Des objections, en nombre, se présentent à l’esprit, dont la pire est que Rose ne sait pas nager — Et puis, l’équipage d’une chaloupe est-il vraiment en danger, quand on peut, de terre, atteindre cette embarcation ?.. On comprend mal, en outre, qu’un de ses passagers n’ait pas réussi à aller jusqu’à la côte, puisqu’une femme, alourdie par ses vêtements, sut, elle, parvenir jusqu’à la chaloupe.

Entendons-nous. Rien de ceci n’est pour amoindrir son courage. La spontanéité du geste de Rose fut magnifique. Mais on en a, nous semble-t-il, à nous, Ouessantins, exagéré les effets. Les « Parisiens » ont consacré Rose « héroïne ». Ils ont sagement agi. C’est en pleine légende que se taillent les images d’Épinal. Et il leur faut des images, des légendes et des héroïnes. — Ici, voyez-vous, nous sommes trop près pour reconnaître la mer dans un chromo. De même, nous avons peine à suivre la légende fabriquée sur Rose par des gens étrangers au pays, sans aucune connaissance des lieux.

C’est pourquoi, je me suis demandé si, en marge de la fable grossie démesurément et avec assez de maladresse, on ne saurait rétablir la vérité, plus satisfaisante, dépouillée de contradictions, et dans laquelle se retrouverait, quand même, une héroïne plus simple, plus humaine, plus admirable à nos yeux, dans son audace irraisonnée, parce qu’aucun doute encombrant ne viendrait gêner notre sympathie.

Pour atteindre à ce résultat, j’ai pensé que le meilleur était de questionner Rose et de me faire expliquer les faits dans l’ordre, en parcourant avec elle les endroits mêmes où ils se déroulèrent.

Quand j’allai la voir, Rose Héré s’apprêtait à sortir pour mener sa vache dans un pré de Nérodynn.

Elle était sur sa porte et avait surveillé ma venue, de très loin, avec cette physionomie courroucée, cet air dur et méfiant qu’on lit au froncement de ses sourcils clairs, et qu’elle a presque constamment, parce qu’elle dit qu’il y a « beaucoup de mauvais monde, partout ».

Cependant, lorsqu’elle connut que je désirais la questionner « pour le Vesper », ses traits se détendirent et, presque poliment, elle m’invita à entrer chez elle.

Je ne lui avais, jusque-là, jamais adressé la parole. C’est pourquoi je lui demandai :

— Vous me connaissez, Rose ?

— Oui, oui ! Je vous ai vu souvent devant ma maison. C’est Le Gall du Stiff, qu’on vous appelle, mais vous êtes un étranger.

Et tout de suite, elle voulut savoir en quoi le Vesper pouvait bien m’intéresser.

Je lui répondis qu’un de mes amis souhaitait de posséder un récit complet de son bel acte d’héroïsme pour le faire paraître dans une publication. Sa figure s’éclaira tout à fait. Mais, soudain coléreuse, Rose Héré s’élança sur deux poules qui avaient envahi la salle où nous étions. Les intruses se sauvèrent avec vacarme.

— Vous avez encore une poule noire sous la table, ici, lui dis-je.

— Celle-là, elle peut rester, fit-elle. C’est « mon poule ».

— Les autres ne sont donc pas à vous ?

— Si. Elles sont à moi. Mais celle-là, c’est mon poule !

Alors, revenant au Vesper, Rose ajouta que beaucoup de gens avaient déjà écrit sur elle dans les journaux. Et elle se leva pour fouiller dans une armoire.

La maison qu’elle habite est neuve. Le terrain et la construction furent payés avec une petite partie de l’argent que Rose reçut en récompense de son sauvetage.

Pendant qu’elle se haussait vers les rayons supérieurs de son meuble, j’examinais cette pièce blanche et propre, tout en longueur, aux murs revêtus de boiseries claires qu’agrémentent, dans leurs cadres, des photographies, des diplômes, des objets de piété, des plats, des assiettes violemment coloriés, des verres roses et bleus alignés sur des étagères, le luxe coutumier des habitations de marins. Deux tables, auxquelles sont fixés des bancs, en bordure des lits clos, partent de chaque fenêtre opposée, l’une à l’Est, l’autre au couchant, et s’étendent jusqu’au milieu de la salle.

Enfin, elle revint à moi, chargée de rouleaux, d’enveloppes, de brochures et de petites boîtes de maroquin, tout cela, amassé en vrac dans sa jupe, comme une récolte.

— Voilà, fit-elle, en vidant le lot sur la table : débrouillez-vous avec. Cependant, elle voulut bien m’indiquer :

— Ici, le plus beau.

Et elle déroula un long parchemin où je lus :

« Médaille de sauvetage de première classe. » Au-dessous, son nom était écrit en belle ronde : « À Mademoiselle Rose Héré, servante domiciliée à Ouessant, pour le courage extraordinaire dont elle a fait preuve, le 2 novembre 1903, en se jetant à la mer sans savoir nager et en rejoignant et en pilotant jusqu’à la cale de Pen ar Roc’h une embarcation montée par quatorze naufragés du vapeur français Vesper, errant à travers les récifs de la côte sud d’Ouessant. »

Je vis aussi d’autres diplômes : Prix Henri Durand, médaille de bronze, 1.000 francs. — Prix Jean Dufour et médaille d’or de la comtesse Foucher de Saint-Faron, décernés par la Société centrale de Sauvetage des Naufragés. — Médaille d’or décernée par la Société Parisienne de Sauvetage. — Diplôme d’honneur de la Société des Sauveteurs de la Seine. — Médaille d’honneur en bronze de la Société Nationale d’Encouragement au Bien. — Médaille d’or de la Société The Honour. — Médaille de vermeil de la Société des Hospitaliers Sauveteurs de Brest. — Médaille de vermeil de la Société Nationale de Sauvetage.

Et il y en avait d’autres et d’autres encore. Et elle dépliait, déroulait tout cela, pestant contre l’humidité, les mouches et les araignées, essuyant les parchemins du revers de sa manche, grattant de son ongle la cire rouge d’un sceau, soufflant à pleins poumons sur la poussière.

Et puis, c’étaient des photographies de présidents de sociétés, avec dédicaces, et des lettres de félicitations dont beaucoup provenaient de de l’étranger. Et elle me les montrait, tour à tour, de son air à la fois farouche et satisfait, demandant à connaître le contenu de chaque papier, faisant sonner les médailles qu’elle extrayait de leurs étuis verdis de moisissure, sans respect pour le papier, le parchemin, le bronze, l’argent et l’or, considérant un peu tout cela comme une manne qui lui serait tombée du ciel dans les bras, sans effort, au lendemain d’un beau rêve.

Nous sortîmes. Rose ferma soigneusement la porte derrière elle et nous prîmes le chemin du Corce. Après qu’on eût longé la plage, on grimpa vers Toul al lan. De temps en temps, d’un cri rauque, Rose activait sa vache qu’elle abandonna enfin dans un champ.

C’est en 1906 que je lui fis cette visite. Rose avait alors quarante-trois ans. Jamais, m’expliqua-t-elle, elle n’eut le temps d’aller à l’école, « obligée pour gagner son pain ». C’est ce qui explique l’incorrection de son langage, en contraste avec le français très pur que parlent ici les îliennes. Elle est née à Toul al lan, d’une famille de sept enfants, trois frères et quatre sœurs. Sa mère vit encore. Son père, un marin pêcheur, s’est noyé dans la baie de Postoun, à la pointe de Feunteim Velen. Rose a aussi perdu un frère, ancien quartier-maître, tombé à la mer, alors qu’il était matelot sur un bateau pilote. Ses deux autres frères naviguent et toutes ses sœurs habitent l’île.

Très jeune, Rose s’engagea comme bonne chez un pilote de Lan Pol. Elle resta pendant vingt-trois ans à son service. De là, elle fut employée neuf années dans une autre maison. Ces détails expliquent une situation précaire. À Ouessant, en effet, la domesticité est tout a fait anormale.

Elle avait quitté sa dernière place et vivait à Toul al lan chez sa mère, quand survint le naufrage du Vesper.

Rose me donnait tous ces détails d’une voix sèche. Elle se hâtait, courbée en deux, courant parfois, sa figure maigre et osseuse creusée dans une rudesse violente. Son bonnet de velours, jadis noir, avait jauni et verdi sous les pluies ; la filasse de ses cheveux, mi-blonds, mi-roux, très courts, s’en échappait, voltigeant sur son front, sur son cou hâlé, sur ses joues. De temps en temps, elle en happait une mèche avec sa bouche et la mordillait. Elle était négligée, presque sale, mise comme une pauvresse, malgré qu’elle fût maintenant une des plus riches du pays. Son châle de coton à fleurs s’en allait par lambeaux, le bas de sa jupe s’effritait en dentelle. Et tout, et la sauvagerie de ses traits, l’agitation de ses yeux, son parler saccadé et jusqu’à sa démarche sautillante et rapide, lui donnait cet air particulier qui la fait comparer par les îliennes à une sorcière.

J’ai sondé plusieurs fois son regard quand il se fixait. Je ne l’ai pas fait sans émotion. Car, enfin, elle est grande, cette femme pleine de témérité. J’ai plongé mes yeux dans ses yeux d’un bleu très clair, très clair, presque gris. Et je ne suis pas sûr de n’y avoir point retrouvé l’expression d’une bonté farouche, qui s’ignore, incapable de jugement comme de réflexion, peut-être cette générosité instinctive qui commande d’obéir aux actes extrêmes dictés par le cœur.

Positivement, la vitesse de sa course m’essoufflait.

Enfin, nous passâmes Kerandron pour gagner Porz Goret. C’est là le Sud de l’île, un des bouts du vaste croissant formé par la baie de Lan Pol. La falaise, ici, n’est pas gigantesque et impressionnante comme au Stiff ni comme à Porz Allemgen. Elle n’a point non plus l’âpre beauté de la pointe de Pern. Ce sont des amas de roches presque entières recouvertes à marée haute, prolongées par des centaines de cailloux dispersés en tous sens et dont la crête se couvre d’écume. Des petites anses de sable, recueillant les eaux abritées de la baie, ajoutent par beau temps de la douceur à ces lieux. Mais que le regard se perde un peu au large, vers Leurvas, la bouée Bridy et la Jument, alors, l’Océan houleux, sans cesse en lutte contre le courant, marque bien qu’il ne tient qu’à lui de changer en effroi la quiétude où l’on s’était reposé.

C’est parmi ces récifs que vint s’égarer la chaloupe du Vesper. De sa main tendue, l’îlienne me désigne l’endroit.

Cette nuit du naufrage, un hasard lui avait fait quitter sa maison bien avant l’apparition du jour.

Rose s’était réveillée vers quatre heures du matin et, habillée en hâte, elle était sortie pour se rendre au travail, croyant qu’il était beaucoup plus tard, six ou sept heures. Une fois dehors, par la nuit noire, elle ne voulut plus rentrer. Elle se dirigea du côté du Runiou pour examiner, dès qu’elle y verrait clair, la grève de Postoun où elle comptait ramasser du goémon. Il faisait beaucoup de brume, pas de vent, et la sirène cornait sans interruption. Elle marcha longtemps le long de la grève et puis elle s’arrêta, dans l’attente d’une éclaircie.

C’est à ce moment qu’elle perçut des cris, très faibles et qui venaient de la mer. Rose sursauta. Des appels ?… Des plaintes ?… Non. Bien plutôt quelque chose d’irréel et d’imprécis, dont on ne pouvait situer le point d’origine… Des voix, des sons déformés par la distance, tamisés par l’opacité de l’air, et qui glissaient sur la nappe immobile des eaux. — Y avait-il seulement rien d’humain dans ces voix ? L’obscurité et le brouillard empêchaient de distinguer quoi que ce fût.

Vivement, à coups de talon, Rose frappa le sol pour en détacher des pierres dont elle emplit ses poches.

— Je croyais que c’était le diable, me dit-elle.

« Bon ! je pensai : si le diable vient ici, qu’est-ce qu’il aura avec moi ! »

Et elle s’approcha plus près encore des eaux, anxieuse, raidissant ses nerfs, écarquillant les yeux.

Le souffle tiède de la brise nocturne caressait ses joues mouillées par la buée. Il y eut de grands silences que troublait seule, de deux en deux minutes, la lugubre sirène de Pern, dont l’écho, parfois, redisait la plainte, comme un râle, à travers les espaces invisibles. Toute la vapeur d’eau en suspens en semblait agitée. Maintenant on n’entendait plus rien. Elle avait rêvé, sans doute. Et puis, dans la monotonie familière des clapotis, les voix se dénoncèrent encore, plus immédiates cette fois. Rose crispa ses doigts sur une pierre, le bras tendu, prêt à frapper :

— Ohé ! cria-t-elle pourtant.

— Oh ! Oh ! répondit-on. — Oh !.. ce fut tout.

Elle lança des cris au ciel, longtemps, rageuse d’avoir été déçue. Et elle allait de droite à gauche, aux écoutes.

Enfin, à son intense surprise, dans une apparition soudaine, une barque se révéla à une centaine de mètres du rivage.

« En voyant le bateau, je demandai — : « Qui vous êtes ? »

— Naufragés du Vesper, qu’ils firent.

« Quand j’entendis qu’ils parlaient le français, j’ai vu qu’il y avait du bon. »

Elle s’efforça de les dissuader de tenter d’approcher davantage de la côte, les engageant à contourner la pointe. Mais ils ne comprenaient pas et avançaient toujours, au risque de crever leur embarcation. Alors, elle descendit sur la grève et dirigea un instant leur route, indiquant les passes entre les récifs. Pour cela, Rose devait escalader des rochers couverts de goémon, passer de l’un à l’autre et crier des ordres qui n’étaient pas toujours compris. Elle s’aperçut que bientôt les hommes du Vesper ne l’entendraient plus et qu’ils allaient à nouveau risquer de se perdre, et de se laisser entraîner par le courant sur quelque récif, avant d’avoir pu atteindre un point d’abordage. Elle décida d’embarquer dans la chaloupe qu’elle pourrait ainsi piloter plus aisément. Et elle entra dans l’eau, marchant vers le large.

Elle allait perdre pied, quand on lui lança un bout qu’elle s’efforça d’attraper. Au huitième essai, elle réussit à s’en saisir ; les naufragés lui conseillèrent « d’attacher un rocher et de marcher sur le filin pour arriver au canot ».

Rose amarra la corde à une roche aiguë et se remit à l’eau. C’était un peu au-dessous de la pyramide du Runiou. Elle avança, se soutenant des mains, insensible au froid ; ses jupes flottèrent un instant, comme une cloche, s’enfoncèrent, et, soudain, perdant pied dans un trou, elle disparut. Pourtant, elle ne lâcha pas prise ; à la force des poignets, elle remonta à la surface, progressant de quelques mètres vers la barque, disparut, avança encore. La chaloupe était à une soixantaine de brasses. Ce trajet fut long et infiniment pénible.

— Enfin, dit-elle, ils m’ont crochée avec la gaffe et amenée avec eux.

« C’était une grande chaloupe blanche et noire. Elle faisait eau ; trois hommes pompaient sans arrêter. Il y avait cinq malades à bord, et une figure noire (un nègre), en tout, quatorze hommes. Le second parlait bien le français. Il avait ramassé tous les papiers du vapeur avec lui.

« Une fois embarquée, ils ont voulu savoir qui j’étais et ce que je faisais.

— Vous n’avez pas peur sur la mer ? qu’ils demandaient.

— Non, je n’ai pas peur, jamais.

— Oh ! alors, vous êtes bonne avec nous. Et ils se mirent à rigoler et à dire des blagues parce que j’étais une femme. »

On assit Rose à l’arrière, près de l’homme qui tenait la barre. De là, elle dirigea aisément la marche du bateau. Ils partirent donc du Runiou, longèrent la Pouldru, la Rusquel, Porz Aaz, Poulivarn et se dirigèrent sur Porz Allemgen. S’écartant de la côte, ils mirent un instant le nez dans le Fromveur et, prenant le chenal entre Men Gren et Roc’h Melen, laissèrent Roc’h Niel sur leur gauche, doublant ainsi la pointe de Pen ar Roc’h.

« La moitié des hommes, continua Rose, n’étaient pas habillés, tant ils s’étaient dépêchés pour quitter le vapeur. Ils me dirent que le Vesper était plein de barriques de vin qui seraient perdues. Ils se croyaient à une dizaine de milles, au large, quand le vapeur s’est enfoncé ; ça les étonnait beaucoup que nous n’ayons pas entendu dans l’île le sifflet de la machine. Nous dormions…

« Ils avaient mis deux embarcations à l’eau et se demandaient ce qu’était devenue l’autre chaloupe, montée par le capitaine et par vingt et un hommes. »

Quand Rose eut amené son monde à Pen ar Roc’h, elle rentra chez elle. Des habitants conduisirent les naufragés chez le syndic. Ils apprirent là que l’autre embarcation, qui avait erré toute la nuit près d’Yorkas, avait été secourue, au lever du jour, par le canot de sauvetage de Porz Pol.

« Tous les matelots, ajouta Rose, vinrent me dire bonjour avant de partir de l’île. Mais je ne sortais plus parce que je ne pouvais pas marcher… Mon sabot que j’avais perdu, donc ! expliquait-elle, coléreuse à ce souvenir « et puis, ma jambe était toute « dilustrée »… Après, j’ai été enrhumée pendant huit mois. »

C’est alors que vinrent les honneurs. Rose reçut des récompenses qui s’élevèrent a près de dix mille francs. Mais, ce qui l’enchanta surtout, ce fut son voyage à Paris, aux frais d’une société de sauvetage. Elle était descendue chez un membre de ladite société, « un vrai bon garçon ». « Là-bas, à Paris, ajoutait-elle, tout le monde fut content de me voir. »

Nous parcourûmes ensemble, en longeant la côte, tout le chemin qu’avait accompli la chaloupe. De sa voix sèche, elle indiquait tour à tour les noms des grèves et des rochers. Chaque détail, chaque repli de la côte lui est familier. Une fois à Pen ar Roc’h : « Voilà, c’est fini », dit-elle avec simplicité. Et je la raccompagnai chez elle. Là, elle me montra fièrement une carte postale. Elle représentait une femme vêtue en Ouessantine, la poitrine ornée d’une médaille. Au-dessous se détachaient ces mots : Rose Héré, l’héroïne du Vesper.

— Vous ? ça ! Rose, fis-je avec surprise, en voyant cette grosse face ronde et sans caractère.

— Non. C’est une qui n’est pas du pays. Le « peintre » n’avait pas mon portrait. Peu importe. Le nom y est, n’est-ce pas ?

— Oui, votre nom y est bien.

— Alors, tout est bon.

— Rose, voulus-je savoir en la quittant, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée ?

— Hein ?… fit-elle, ce n’est pas bien comme ça ?  ?… Eh bien, on n’a pas besoin de se battre.

Alors, Bluhm demanda à Le Gall :

— Mais les horreurs, les actes de sauvagerie qui suivirent le pillage des épaves ?

Le Gall eut d’abord un mouvement d’impatience. Car il était naturalisé Ouessantin, et comme tel, il avait son patriotisme local. Enfin, il regarda le voyageur en face, avec un haussement d’épaules et rageusement :

— Et après tout, c’est vrai… Oui, on a pillé, on s’est saoulé, on a jeté des gendarmes à l’eau, on s’est battu contre la troupe. Que voulez-vous ? On pouvait courir d’un bout à l’autre des grèves en marchant sur les fûts, tant ils étaient nombreux… Le vin était tiré, on l’a bu.

« Et puis, quoi ?

« Moi, je trouve cela superbe et indispensable, ces noces brutales, ces ribotes tragiques après les angoisses et les tourments de la mer. Permis aux moralistes de déplorer — qu’ils y viennent donc, eux, nous offrir des plaisirs délicats et choisis !… Il me plaît que ce peuple de marins se suffise, tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, sans sentimentalisme, sans bardes montmartrois, sans la sotte poésie déplacée dont les amateurs de bretonneries l’affublent. Et quand des promeneurs en quête de sensations littéraires s’amusent à les dépeindre comme des mystiques, soyez sûr que la naïveté n’est pas du côté des îliens.

« Vous prétendez les empêcher d’attraper quelques épaves ? La mer est leur champ, ils en souffrent. Il est juste que de temps en temps elle leur apporte quelques joies imprévues. La réglementation dont font objet les épaves est une des tracasseries les plus odieuses du rat de cave. On fourre en prison des braves gens pour un morceau de bois, pour un vieux bidon de pétrole ramassés sur la grève. Et vous aussi, vous voudriez les empêcher de rapporter chez eux un boujarron de vin tiré d’une barrique à moitié vide, alors que les riches négociants des villes arrivent, le danger passé, et se font adjudicataires du tout — on sait comment !…

« Quand il s’agit de mettre à l’eau un canot de sauvetage, les avez-vous jamais vus à l’œuvre, ces amis des lois ?… Les avez-vous jamais vu recueillir sur les grèves les cadavres raidis des naufragés pour les transporter ensuite en terre, avec tant de piété ?… La gloire de notre ancienne marine française, est-ce à ces épiciers qu’on la doit ? — Et combien compteriez-vous de Rose Héré, parmi leurs filles ou leurs épouses ?… »

Aujourd’hui, l’ancienne servante est un personnage dans l’île. Mais c’est un personnage fantasque et mystérieux. Quand on s’arrête devant sa demeure, farouche, elle ferme sa porte et ses volets car la richesse l’a rendue défiante.

Elle a mené longtemps une vie recluse et solitaire.

Maintenant qu’elle voit que sa maison n’a été ni pillée ni dévalisée et qu’on n’y a pas mis le feu, elle s’est à demi civilisée.

Elle a compris et apprécié les douceurs qu’apporte un peu d’or. Et qu’il est vain de considérer un louis comme une pièce de musée. Alors, il lui arrive de s’enfermer avec trois ou quatre folles de sa connaissance et de boire une partie de la nuit. Et quand elle est seule, elle a toujours à ses côtés sa poule noire, qui mange avec elle sur la table. « Son poule » qui, au dire de Nathalie Moal, « est aussi méchante comme elle ».

LE LIVRE
LE LIVRE

Filles de la pluie de André Savignon, Grasset, 1912

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