Le livre
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La Révolution décrite par le premier historien-reporter


Les livres d’histoire portant sur la période révolutionnaire ne manquent pas. Mais aucun n’atteint l’intensité de l’Histoire de la Révolution Française de Thomas Carlyle. Cette somme en trois volumes est un objet rare et presque maudit. Mais c’est surtout une œuvre qui saisit à la fois parfaitement les émotions de la période et les détails qui la rendent si folle, souligne Ruth Scurr dans cet article du Times Literary Supplement traduit par Books à l’été 2012.

 

« Connaissez-vous le mot écossais threep ? », demanda Thomas Carlyle à son ami John Sterling le 17 janvier 1837, cinq jours après avoir terminé le troisième et dernier volume de son histoire de la Révolution française. « J’avais pris la résolution (threep) de n’écrire à personne, de ne pas quitter Londres et de ne connaître ni repos, ni satisfaction, ni plaisir de la vie avant d’en avoir fini avec cette ignominie. » Londres était alors d’un froid glacial ; tout était gelé quand il se réveillait le matin, même ses vêtements, mais l’opiniâtreté de Carlyle n’avait pas été vaine. Au moment où il écrivait à Sterling, dans la maison qu’il louait à Chelsea sur Cheyne Row, son manuscrit était chez l’imprimeur. Passé quelques semaines, il espérait pouvoir s’en laver les mains « à tout jamais ».

Depuis 1834, il avait consacré toute son énergie à cet ouvrage : « C’est un livre sauvage et fou, une sorte de Révolution française à lui tout seul, que le monde – si la Providence le veut – ferait peut-être mieux de refuser. Il est sorti fumant du fond de mon âme, né dans les ténèbres, la tourmente et la peine. Nul n’a parlé dans une aussi complète solitude sous l’éternel azur, en sa seule qualité d’homme, ni ne parlera ainsi avant longtemps. Enfin, ce livre m’a arraché plus de vie que ne m’en fera perdre tout ce que j’entreprendrai dans les années qui viennent – ce qui est également un immense réconfort, et même le plus grand de tous. »

Un parti pris d’imagination

Le mot « épuisement » suffit à peine à décrire l’état dans lequel il se trouvait : il voulait pleurer et prier lorsqu’il posa sa plume mais il ne fit ni l’un ni l’autre, « du moins ne put-on le voir ni l’entendre ». Il était pauvre, il avait une femme malade à charge, et était lui-même d’une santé fragile. Il avait 42 ans et espérait depuis longtemps faire de l’écriture son métier, mais sa seule œuvre importante jusque-là, Sartor Resartus (un récit expérimental publié en feuilleton dans Fraser’s Magazine entre 1833 et 1834) avait déconcerté les lecteurs (1). Pour son livre sur la Révolution française, Carlyle avait un contrat aux « bénéfices partagés » avec son éditeur James Fraser, si bien qu’il ne pouvait attendre aucun revenu avant l’amortissement des coûts de production et d’impression. Alors seulement, la moitié des bénéfices lui reviendrait.

Il était quelque peu pervers, dans ces conditions, d’imaginer que le monde puisse refuser un livre auquel il avait consenti de tels sacrifices. Mais cela convenait à la conception que Carlyle et, après lui, la postérité se sont fait de la nature prophétique (ou transcendante) de son texte. Au nom de l’humanité, Carlyle rejoue la Révolution pour lui et ses lecteurs. Il était allé au plus près du chaos et de la violence, et il les avait laissés parler dans son style enflammé, passant sans répit d’un épisode dramatique à un autre, laissant à peine au lecteur le temps de respirer. Rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pu s’arrêter, qu’il ait pris la résolution de tenir toute distraction à l’écart jusqu’à ce que son récit, comme la Révolution elle-même, s’achève brutalement à la mort de Robespierre.

Cette sensation d’être entraîné, de plus en plus vite, à travers des événements toujours plus sombres est connue de tous ceux qui travaillent sur la Révolution, et elle correspond également aux témoignages des survivants. Carlyle fut le premier historien à saisir cette trajectoire d’effroyable accélération vers la folie, le premier à la mettre au cœur de son récit. Son point de départ était un engagement simple et fort, un parti pris d’imagination. Il se demanda : comment était-ce pour ceux qui vivaient cela ? Les autres historiens rechignaient à se poser cette question. De l’Histoire de la Révolution française de Thiers (2), par exemple, Carlyle disait : « Un air superficiel d’ordre, de clarté, de calme candeur se répand dans toute l’œuvre ; mais intérieurement, elle est déserte, inorganique ; nulle tête humaine qui s’y applique un peu honnêtement ne peut concevoir la Révolution française ainsi. » Dans le livre de François Mignet (3), il avait noté « une compacité, une rigueur évoquant des barres de fer rivées entre elles. Cela donne aussi une idée du type de symétrie qui le caractérise : non pas la symétrie d’un arbre vivant né de la terre, mais celle d’un grillage bien ouvragé. Sans vie, sans couleur ni verdure… ». Quant aux ouvrages anglais, ils étaient pires encore, « riches non pas en faits, mais en réflexions sur les faits. […] Celui qui souhaite savoir comment un bon custos rotulorum (4), méditant sur son verre de porto après dîner, interprète les phénomènes de l’histoire universelle contemporaine, pourra consulter ces livres. Celui qui ne le souhaite pas s’en passera ».

Carlyle, lui, cherchait à écrire une histoire pleine de vie, dont la structure organique épouserait le déroulement des événements eux-mêmes. Il ne doutait pas de la difficulté de l’entreprise, au risque de rejoindre les rangs de ceux qui avaient relevé le défi de la Révolution uniquement pour délivrer, consciemment, « quelque méchante peinture de diverses choses » et, inconsciemment, une peinture d’eux-mêmes ; pendant ce temps, « le phénomène, pour sa part, demeure là, inchangé, prêt à être représenté autant de fois qu’on veut, sa signification entière ne pouvant tenir dans aucun tableau fait de main d’homme ».

L’idée de ce livre est née de son amitié avec le philosophe et économiste John Stuart Mill. En 1833, celui-ci avait publié dans le Monthly Repository une critique des deux premiers volumes de l’Histoire de l’Europe pendant la Révolution française d’Archibald Alison, et Carlyle lui écrivit à Paris pour saluer sa recension et l’encourager à développer plus amplement ses propres idées sur la Révolution : « Explique-moi tous ces troubles sectionnaires, ces harangues de la Convention, ces holocaustes à la guillotine, ces déconfitures de Bruns­wick ; épuises-en pour moi la signification ! Tu ne peux pas ; car c’est une réalité ardente ; les profondeurs de l’éternité nous guettent à travers les fissures de ce segment bouleversé du temps ; de même qu’à travers tous les segments du temps, de façon seulement moins visible à des yeux émoussés. Pour moi, il me semble souvent que la vraie histoire (cette chose impossible que j’appelle histoire) de la Révolution française est le grand poème de notre temps ; que l’homme qui pourrait dire le vrai à son sujet vaudrait à lui seul tous les autres chantres et écrivains. Si j’avais la chance de survivre moi-même, et si j’en avais les moyens, pourquoi ne préparerais-je pas également la voie d’une telle œuvre ? Je t’assure que l’essai me semble souvent à ma portée. L’essai peut être fait ; mais non pas réussi, même pour le plus grand talent et le plus grand effort, sinon sous la forme d’une approximation plus ou moins médiocre. Mais toute réussite n’est-elle pas approximative seulement ? Quoi qu’il en soit, je demeure extrêmement intéressé par le sujet et je collectionne avidement tout document qui s’y rapporte lorsque j’en trouve. »

Carlyle poursuivit ainsi avidement ses lectures sur l’événement. Même à ce stade précoce, les formules « troubles sectionnaires », « harangues de la Convention » et « holocaustes à la guillotine » annonçaient déjà la structure de son récit. Quand il commença à écrire en septembre 1834, Carlyle espérait terminer son histoire de la Révolution rapidement et en un seul volume. Au début 1835, il s’était rendu compte qu’il lui en faudrait trois, intitulés « La Bastille », « La Constitution » et « La guillotine ».

En février 1835, lorsque Carlyle parvint à la fin du premier, Mill proposa de le relire. Il n’avait cessé de lui fournir des ouvrages sur la Révolution et il proposa de reporter sur le manuscrit des commentaires qui pourraient être repris en note. Dans la nuit du 6 mars, Mill arriva chez Carlyle à moitié délirant et complètement affolé. À cause d’un accident domestique, le « malheureux manuscrit, à l’exception de quatre lambeaux de pages, avait été anéanti ! ». Un serviteur aurait pris « La Bastille » pour un tas de vieux papiers et l’aurait jeté au feu. Cette nuit-là, Carlyle éprouva les symptômes d’une crise cardiaque, rêva de mort et de tombes. Mais, au matin, il écrivit à son éditeur pour lui annoncer la nouvelle et décida de se remettre à l’ouvrage. Le travail de cinq mois acharnés avait « disparu irrémédiablement ; pire que s’il n’avait jamais existé ! ». Avec une résignation stupéfiante, Carlyle écrivit : « Je ne peux m’en prendre à personne ; car la tristesse de ceux qui y ont une part de responsabilité est bien plus profonde encore que la mienne : ce n’est que l’effet de la Providence et, par la grâce de la Providence, je dois m’efforcer de considérer l’accident sous ce jour. […] Ce premier volume (qui me satisfaisait plus que tout ce que j’ai pu faire jusqu’ici) ne peut être écrit de nouveau, car l’esprit qui l’animait n’est plus, mais je vais faire l’essai d’un autre premier volume. Et, même s’il ne sera peut-être ni meilleur ni aussi bon, je ferai tout mon possible. Cela seul est clair à mes yeux : je suis capable d’écrire un livre sur la Révolution française ; et, si j’ai la chance de vivre suffisamment longtemps, je le ferai. »

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Au moment de l’accident, Carlyle avait presque fini la première section du deuxième volume, « La fête des Piques ». À la fin du mois de mars, elle était terminée, et il mit un point d’honneur à la faire lire à son ami Mill, en témoignage de la confiance qu’il continuait de lui porter. Puis, après avoir hésité un moment entre continuer et revenir en arrière, il opta pour la seconde solution et commença le redoutable travail de réécriture de ce qui avait été détruit. Cela l’occupa jusqu’à la fin septembre : six mois pour mener à bien « la plus ignoble tâche qui m’ait jamais été donnée ».

Après quelques semaines, Carlyle pensa qu’il ne pourrait continuer et s’écroula sur son canapé pour lire « une pile de romans médiocres ». Mais en août, il écrivait à un autre ami, George Ripley, pour l’assurer que « des feuilles nouvelles [avaient] jailli tant bien que mal des cendres brûlantes ». La rédaction du deuxième volume, « La Constitution », l’occupa de novembre 1835 à la fin avril 1836. Ensuite, pendant l’« interrègne », comme il appela le bref délai qu’il s’accorda avant d’entamer le troisième volume, Carlyle s’autorisa à écrire une recension de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, comme il l’avait promis à Mill. Ce dernier la fit paraître dans la London and Westminster Review en 1837 (5). Carlyle y cite et commente les sources les plus importantes de son propre ouvrage. Parmi tous les écrits sur la Révolution, « dont le poids ferait couler un navire marchand », il n’en voyait que quatre qui « font vraiment progresser la connaissance de cette matière » : l’Analyse du Moniteur (avec l’index détaillé du journal Le Moniteur de 1789 à 1799 et la série de cent portraits qui accompagnait l’édition originale) ; le Choix des rapports, opinions et discours (près de vingt volumes d’allocutions et autres, avec un index extrêmement précis) ; un ensemble de Mémoires de la Révolution comptant plus de cent volumes, et en particulier deux tomes de Mémoires de prisonniers ; enfin, l’Histoire parlementaire dont il faisait la recension. À propos de cette dernière, Carlyle écrivait : « C’est le résumé le plus vivant de cette époque, avec son mouvement et son tumulte réels. »

Une « vision d’Ézéchiel réalisée »

Dans son compte rendu, Carlyle citait un long passage de l’Histoire parlementaire au sujet des massacres de Septembre qui ont suivi l’effondrement final de la monarchie en août 1792. Les victimes étaient surtout des prisonniers, arrêtés pendant la panique générale qui avait suivi la menace du duc de Brunswick, chef des forces émigrées, de marcher sur Paris. La « justice du peuple » fit couler à flots le sang d’hommes et de femmes coincés dans les geôles, tandis que la Commune de Paris – le gouvernement révolutionnaire – regardait sans rien faire. Dans l’Histoire parlementaire, Carlyle relevait un témoignage sur la justice du peuple en action : « Ils y courent, et cinq minutes après je vis amener les morts traînés par les pieds dans les ruisseaux. Un tueur (je ne puis dire un homme) vêtu très grossièrement et qui avait apparemment la commission spéciale d’expédier l’abbé Lenfant, craignait d’avoir manqué sa proie. Il prend de l’eau, en jette sur les cadavres couverts de sang et de poussière, frotte leurs figures ensanglantées, les retourne, et croit s’assurer enfin que l’abbé Lenfant est parmi eux. »

Pour Carlyle, c’est un bon exemple de la manière dont les scènes se succèdent dans l’Histoire parlementaire, « tantôt rose pâle, tantôt noires de soufre », dans un enchaînement toujours plus saccadé et onirique, comme dans une « vision d’Ézéchiel réalisée ». Dans la recension, il décrivait son expérience de lecteur ; dans son livre, il transforma cette expérience en prose frénétique censée communiquer l’effet que produisaient sur lui les sources originales. Après ce compte rendu, Carlyle commença la rédaction du troisième volume de son histoire, le plus sombre, « La guillotine ». Le titre de la première section était simplement « Septembre ». À partir de ce qu’il avait lu dans l’Histoire parlementaire et ailleurs, Carlyle s’imaginait l’irruption de Satan sur terre et « des actions d’une telle intensité qu’il n’y a pas d’exclamations assez puissantes pour elles » : « Voici le massacre de septembre, aussi appelé “la sévère justice du peuple”. Voici les “septembriseurs”, nom chargé de dignité et d’éclat, mais de l’éclat du feu infernal, bien différent de celui de nos héros de la Bastille, qui brillait comme un astre radieux du ciel. Quel chemin avons-nous parcouru depuis ! » En juillet 1836, Carlyle déclara n’avoir plus qu’une centaine de pages à écrire ; en novembre, il était « à quarante-cinq pages de la fin » et espérait finir au jour de l’an. Il y parvint tard dans la soirée du 12 janvier.

Dans son premier volume, Carlyle décrit la fameuse procession qui avait ouvert les États généraux du clergé de la noblesse et du tiers état à Versailles, le 4 mai 1789. Il invite le lecteur à jeter sur elle, comme lui, « un regard prophétique ». Il isole dans la foule les personnages auxquels la Révolution réserve un bel avenir. Parmi eux, les plus importants sont Mirabeau et Robespierre.

Honoré Gabriel Riquetti de Mirabeau devait devenir le leader officieux du tiers état. Contrairement à la plupart des députés qui le représentaient, sa renommée était antérieure à la Révolution : il avait été homme de lettres, journaliste, pornographe, grand séducteur et prisonnier aux côtés du marquis de Sade à la Bastille. La noblesse n’avait pas voulu de lui comme représentant et il s’était rangé du côté du peuple. Carlyle le suit de près et conseille à ses lecteurs de « bien le regarder ». Tout comme Louis XIV avait déclaré « L’État c’est moi », Mirabeau aurait pu dire « L’Assemblée nationale, c’est moi ». Le contraste avec l’obscur avocat d’Arras, Maximilien Robespierre, est délibérément souligné : « Mais, si Mirabeau est le plus grand, lequel de ces six cents pourrait être le plus misérable ? Signalerons-nous cet homme mince, âgé de moins de 30 ans, portant des lunettes, d’un aspect inquiet, insignifiant, les yeux ternes (lorsqu’il retirait ses verres), circonspects et attentifs, le nez en l’air, flairant avec anxiété l’incertitude des temps futurs ; le teint bilieux des hépatiques, dont la nuance finale pourrait être verdâtre. » Pour l’historien Richard Cobb, Carlyle « aborde la Révolution en quête d’un Héros (6) ». Mirabeau, bien qu’encore très loin de le satisfaire, est son meilleur candidat, jusqu’à sa mort brutale en 1791 ; mais Robespierre est pour lui l’antihéros par excellence.

Après la procession au début des États généraux, il évoque deux grands tournants des premiers temps de la Révolution : le serment du Jeu de paume, lorsque le tiers état se proclame Assemblée nationale avec pour mission de donner une nouvelle Constitution à la France ; et la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Celle-ci accable Carlyle, pour qui la tâche de la décrire « est peut-être au-dessus du talent des mortels » : après des lectures infinies, il peut à peine se figurer le plan du bâtiment. La phrase : « Que la conflagration fasse rage, et dévore tout ce qui est combustible » est poignante, quand on songe au manuscrit brûlé que Carlyle réécrivait. Il fait preuve d’un sens de l’image saisissant, passant par exemple de l’effusion de sang hors des murs de la prison à la grande horloge dont l’aiguille poursuit à l’intérieur son cours tranquille, « comme si rien d’extraordinaire ne se passait pour elle ou pour le monde ! ».

Quand tout est terminé, il s’interrompt pour examiner, « de manière un peu plus précise, ce que doivent signifier ces deux mots, Révolution française ; car, à bien considérer, il se peut qu’ils aient autant de significations qu’il y a de gens pour les prononcer ». Sa réponse est révélatrice de son propos : « Pour nous, nous répondrons que la Révolution française signifie ici la rébellion ouverte et violente, la victoire d’une anarchie libérée de ses chaînes sur une autorité corrompue et usée. La Révolution nous montre comment l’anarchie brise sa prison, s’élance des profondeurs infinies et déploie ses tempêtes, incontrôlable, immense, enveloppant le monde, à travers une succession d’accès de fièvre. Jusqu’à ce que la frénésie ait eu raison d’elle-même, et que se soient développés les éléments d’ordre nouveau qu’elle renfermait (comme toute force) : alors, l’incontrôlable fut, sinon remis en prison, du moins dompté, et ses forces démentes dirigées vers leur but comme des forces saines et réglées. »

D’Edmund Burke à Simon Schama, de nombreux exégètes de la Révolution l’ont décrite comme une erreur inutile et gratuitement sanglante. Ce n’est pas l’opinion de Carlyle. Pour lui, la Révolution est un phénomène transcendant, « le Phénix du monde, consumé dans le feu et renaissant dans le feu […] : la mort et la naissance d’un monde ». Se demander d’où elle venait et où elle allait, c’était poser des questions sans réponse. Au lieu d’analyser – tâche vaine, dans ces conditions, à ses yeux du moins –, Carlyle cherche à évoquer et à décrire. À la fin du premier volume, il dépeint dans des termes apocalyptiques, « le SANS-CULOTTISME, surgissant de la fumée des Enfers avec ses têtes multiples et son haleine de feu et demandant : “Que pensez-vous de moi ?” ». Il fait ainsi de la figure du sans-culotte un monstre inconnaissable.

Un mariage aussi tendre qu’insensé

Dans le deuxième volume, Carlyle décrit les célébrations à Paris du premier anniversaire de la prise de la Bastille : la fête de la Fédération au Champ-de-Mars, qu’il rebaptise « la fête des Piques ». Là encore, ses yeux s’attardent sur de petits détails révélateurs. Alors que Talleyrand, évêque d’Autun, monte les marches de l’autel de la Patrie pour célébrer l’office, le ciel s’assombrit soudain et un déluge de pluie s’abat sur Paris. Carlyle remarque les mousselines neigeuses de la foule éclaboussées et souillées, et une plume d’autruche, « réduite piteusement à la carcasse d’une plume » : il donne l’impression qu’il était présent, à contempler l’averse. Plus loin, il compare cette fête célébrant ouvertement l’acceptation de la Révolution par Louis XVI à un mariage aussi tendre qu’insensé devant lequel, au milieu des feux d’artifice et des réjouissances, les anciens hocheraient la tête d’un air entendu, conscients que l’union serait amère et malheureuse. Moins d’un an après la fête de la Fédération, les relations entre Louis XVI et la nation étaient devenues impossibles ; Mirabeau était le dernier espoir de réparation, et Mirabeau agonisait : il « ne put vivre une année de plus, pas plus qu’il n’aurait pu vivre encore pendant mille ans ». Il mourut le 2 avril 1791. Carlyle n’est ni le premier ni le dernier à imaginer que la Révolution aurait pris une tout autre tournure si Mirabeau avait survécu.

La monarchie constitutionnelle qui finit par entrer en vigueur à la fin septembre 1791 était le résultat de deux ans d’intenses débats, mais elle était malformée. Dès le début, il semblait tout à fait improbable que le nouveau corps législatif et Louis XVI coopèrent pour gouverner la France. Carlyle note qu’« on a vu des constitutions, même fortement atteintes de rhumatismes, capables de marcher et se tenir sur leurs jambes bien que difficilement et en chancelant, pendant de longues périodes, du simple fait que la tête est saine ». Il reproche à Louis XVI son indécision et sa confusion. Moins d’un an plus tard, le 10 août 1792, le régime s’effondre. Carlyle reproduit merveilleusement l’atmosphère de cette nuit : « Lecteur, ne crois pas, légèrement, qu’une insurrection soit chose facile. Il est difficile de se rebeller : chaque individu se méfie un peu de son voisin le plus proche et se méfie tout à fait des voisins éloignés ; il ignore sa force et celle qu’il affronte. Il n’est sûr que d’une chose : en cas d’échec, son lot sera le gibet ! »

Le parti pris d’imagination de Carlyle alla jusqu’à décrire la passion s’emparant d’un anonyme dans la foule qui envahit le palais des Tuileries, et l’indifférence d’un Parisien qui, au même instant, continue de dormir. Il embarque le lecteur dans un vol au-dessus des toits de Paris et l’invite à épier l’intérieur des bâtiments du haut d’une tour de Notre-Dame. Là, tout près du courage et de la peur, on rencontre la pure nonchalance, « ronflant paisiblement ». C’est toute la gamme des émotions humaines dans la Révolution qui l’intéresse, de la clameur hystérique de ceux qui sonnent le tocsin à l’insouciance joyeuse. Il ne cesse de poser la question : comment était-ce, pour ceux qui l’ont vécue ? Mais son point de vue change constamment, il entre et sort à toute vitesse des scènes révolutionnaires qu’il décrit, les observant d’au-dessus et d’en dessous, de tout près et de très loin, à travers les yeux des personnages célèbres et des oubliés. Après l’invasion du palais des Tuileries, lorsqu’il devient évident que la monarchie française n’est plus, Carlyle imagine « la rage intérieure des anciens constituants, architectes de la Constitution […], ces hommes qui croyaient que le texte fonctionnerait ». Il étudie les sentiments du vaincu comme ceux du vainqueur.

Le troisième tome du livre s’intitule fort à propos « La guillotine », puisque c’est après l’effondrement de la monarchie que l’instrument d’exécution est installé pour la première fois près du palais des Tuileries (soit sur la place du Carrousel, soit sur la place de la Révolution, l’actuelle place de la Concorde). La première utilisation publique de cette invention, qui doit son nom au docteur Guillotin, remonte au 25 avril 1792. Mais, ce jour-là, elle avait servi à exécuter un criminel devant l’Hôtel de Ville.

Ce déplacement de la guillotine à côté du palais des Tuileries recelait un symbolisme sinistre. Qu’allait-il arriver à Louis XVI ? « Il est malheureux, bien que naturel, note Carlyle, que l’histoire de cette période ait été si souvent écrite dans l’exaltation. Tout n’est qu’exagération, exécration, hurlements ; et par-dessus tout, obscurité. » On ne peut pas dire que lui-même ait fait beaucoup pour ramener le calme. Assurément, lui aussi exagère et embellit. Sur Robespierre en septembre 1792, il écrit : « L’incorruptible Robespierre n’y manque pas, maintenant que le fort de la lutte est passé ; l’homme au teint verdâtre y siège à la dérobée, ses yeux de chat sont excellents dans le crépuscule. »

« Pauvre Robespierre, notait Richard Cobb, qui pouvait à peine voir à la lumière du jour et qui devait porter des verres teintés. » D’où, si ce n’est de son imagination, Carlyle a-t-il tiré le détail d’un Robespierre qui, tel un chat, voyait mieux dans le noir ? Mais Carlyle est aussi capable d’une juste concision. Quand il exprime, par exemple, toute la complexité du vote de la Convention au sujet du sort de Louis XVI. Là aussi, il décrit les luttes intestines entre les Montagnards et les Girondins, deux regroupements informels de députés de la Convention engagés dans une lutte à mort sur l’avenir de la jeune République. La phrase : « À l’intérieur, cette mort du roi a divisé tous les amis, et à l’extérieur, elle a uni tous les ennemis » est un condensé brillant des conséquences du procès et de l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793.

L’évangile de Rousseau

Un an après l’effondrement de la monarchie, Paris se livre à une « nouvelle fête des Piques ». Carlyle atteint des sommets de raillerie dans le chapitre « Ô Nature », qui décrit les hideuses statues de plâtre représentant la Nature et la Liberté, espérant « se changer en métal », installées sur le site de l’ancienne prison de la Bastille, et sur la place de la Révolution. Se moquant de Jacques-Louis David, le portraitiste et décorateur de la Révolution, il écrit : « Grâce à David et au génie français, il paraîtra sous le soleil, ce jour-là, une fantasmagorie théâtrale sans pareille, dont l’histoire, fort occupée de fantasmagories réelles, ne parlera que peu. » Les « fantasmagories » étaient une sorte de théâtre d’ombres, projetées sur des écrans de fumée, populaires en France à la fin du XVIIIe siècle, et en Grande-Bretagne au siècle suivant. Carlyle n’était pas le seul à appliquer le concept à la Révolution. Un contemporain, John Wilson Croker, écrivait : « La figure la plus importante, et pourtant la plus mystérieuse, de la fantasmagorie de la Révolution française est Maximilien Robespierre. Il n’est personne au sujet duquel on ait tant dit et qui reste malgré tout si peu connu. » Carlyle est moins enclin que Croker à attirer l’attention sur le manque de faits étayant son récit ; d’une manière générale, il rassemble tous ceux qu’il peut trouver et leur donne vie avec assurance. L’idée d’une fantasmagorie réelle, et non fictive ou inventée, aide à jauger la démarche historiographique de Carlyle. L’histoire de la Révolution, telle qu’il la conçoit, est une « rouge et funeste fantasmagorie qui chemine vers le séjour des fantômes », mais néanmoins bien réelle et enracinée dans les faits.

Quand il en arrive à la Terreur, Carlyle aborde de front la difficulté d’en écrire l’histoire. À première vue, au sujet des « horreurs de la Révolution française », il y avait « beaucoup à dire et à hurler ». Mais ces horreurs ne sont, selon lui, que l’ombre du phénomène, et non le phénomène lui-même. Pour sa propre génération, il forme l’espoir que l’histoire cesse de vitupérer et « essaie d’intégrer à ses vieilles manières de dire et de penser cette chose si nouvelle et si étonnante ». Mais les historiens le déçoivent. Roux, l’un des auteurs de l’Histoire parlementaire tant estimée par Carlyle, avait suggéré peu de temps auparavant que la Révolution française avait tenté d’accomplir le christianisme. Carlyle en est indigné : « Hélas ! Non, monsieur Roux ! Elle est un Évangile de fraternité, bien éloigné des quatre évangélistes d’autrefois, qui appelaient les hommes à se repentir et à réformer leurs mauvaises vies pour gagner le salut. Cet Évangile, comme nous l’avons souvent donné à entendre, est l’œuvre d’un cinquième évangéliste, Jean-Jacques, qui appelle chacun à réformer la mauvaise vie du monde entier, et à gagner le salut en rédigeant une Constitution. »

La haine que Carlyle voue à Rousseau, et son mépris pour le rôle qu’ont joué ses idées et ses partisans dans la Révolution nourrissent l’ensemble de l’œuvre. Il conseillait à ses collègues historiens de reconnaître que la Révolution, phénomène sans précédent, avait dévoilé de nouvelles lois de la nature, impossibles à décrire avec les mots et les théories d’autrefois. Pour l’heure, les historiens devaient renoncer à la prétention de nommer ou de raconter de manière définitive la Révolution, et la regarder honnêtement, en ne nommant que ce qu’ils pouvaient, morceau par morceau. Il ne trouvait en elle rien de constructif, seulement l’évangile de Rousseau, théorème devenu credo, et dont l’application détruisit tout ce qui pouvait l’être : « Qu’est-ce que c’est donc que cette chose appelée “la Révolution”, qui, comme un ange de mort, plane sur la France, noyant, fusillant, combattant, portant des canons, tannant des peaux humaines ? La Révolution n’est qu’un assemblage de lettres, une chose sur laquelle on ne peut mettre la main, qu’on ne peut garder sous clef et serrure. Où est-elle ? Quelle est-elle ? Elle est cette folie qui siège dans le cœur des hommes. »

Le dernier chapitre commence par rappeler au lecteur que l’épopée d’Homère ne conclut pas, mais cesse seulement. De même, Carlyle ne cherche pas à conclure : il nous a déjà montré tout ce qu’il pouvait de la Révolution et il n’a plus rien à ajouter. Mais il ne peut s’empêcher de prendre congé affectueusement, en méditant sur le voyage que nous avons fait avec lui, un voyage épuisant mais sacré, car « quand la voix de l’homme parle à l’homme, n’est-elle pas là, cette source de vie d’où tout ce qui est sacré a jailli et jaillira encore ? » C’est parce que la voix de Thomas Carlyle parle si distinctement et si directement à travers son livre qu’il demeure le récit le plus passionnant jamais écrit sur la Révolution.

Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 14 avril 2010. C’est une version éditée de l’introduction d’une version abrégée de l’œuvre de Carlyle, parue aux éditions Continuum en 2010. Il a été traduit par Étienne Dobenesque.

Notes

1| Dans ce livre à cheval sur l’essai et la fiction, et dont le titre signifie littéralement « le tailleur retaillé », Carlyle s’appuie sur les thèses d’un philosophe allemand fictif pour critiquer les travers de la société britannique et les principes de l’utilitarisme. Boudée par le public anglais, l’œuvre fut en revanche bien accueillie à Boston, où elle inspira, par l’entremise d’Emerson, le mouvement transcendentaliste.

2| Parue en dix volumes entre 1823 et 1827.

3| Ami de Thiers, l’historien François-Auguste Mignet fit paraître son Histoire de la Révolution française en 1824. Publiée en deux volumes, elle fut traduite en vingt langues.

4| Littéralement : « gardien des rouleaux ». Dans l’administration anglaise, le custos rotulorum est traditionnellement chargé des archives du comté. Ce titre est aujourd’hui honorifique.

5| Ouvrage rédigé par l’historien Philippe Buchez en collaboration avec Pierre-Célestin Roux, et paru en quarante volumes entre 1834 et 1838.

6| The French and their Revolution, John Murray, 1998.

LE LIVRE
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The French Revolution. A History de Thomas Carlyle, Modern Library, 2002

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