La saison silencieuse du héros

San Francisco, 1966. Un grand journaliste américain tente de rencontrer la star du baseball et ancien mari de Marilyn, Joe DiMaggio. Le début de l’un des plus beaux portraits de Gay Talese.

Le printemps est la saison silencieuse qui précède le début de la pêche au saumon. Mais il n’est pas encore tout à fait là, et, le long de la jetée, les vieux pêcheurs de San Francisco sont occupés à repeindre leurs bateaux et à réparer leurs filets. D’autres sont simplement assis au soleil et bavardent tranquillement entre eux tout en observant les allées et venues des touristes. Ils sourient lorsqu’une jolie fille s’arrête pour les prendre en photo. Âgée d’environ vingt-cinq ans, les yeux bleus et l’allure tonique, elle porte un pull à col roulé rouge et a de longs cheveux blonds qu’elle repousse en arrière avant d’appuyer sur le déclencheur. Les pêcheurs qui la regardent font des commentaires flatteurs qu’elle ne peut pas comprendre, car ils s’expriment en dialecte sicilien. Elle n’a pas non plus remarqué derrière elle, au deuxième étage du restaurant, DiMaggio, l’homme aux cheveux gris qui l’observe du haut de sa grande taille depuis une baie vitrée surplombant le quai. Il la voit s’éloigner et se perdre dans un groupe de touristes tout juste arrivés du sommet de la colline par le funiculaire. Puis il s’assied à une table pour finir son thé et allume une autre cigarette. C’est la cinquième en l’espace d’une demi-heure. Il est 11 h 30, et toutes les autres tables sont vides. Les seuls bruits que l’on entend proviennent du bar, où un vendeur de boissons alcoolisées rit de ce que lui a dit le chef des serveurs. Peu après, le même vendeur se dirige vers la sortie sa serviette sous le bras, s’arrête un instant pour jeter un coup d’œil dans la salle à manger et lance : « À bientôt, Joe. » Joe DiMaggio se retourne et lui fait un signe de la main. Puis la pièce est de nouveau plongée dans le silence. À cinquante et un ans, DiMaggio est un homme d’apparence très distinguée. Il vieillit avec cette élégance qui caractérisait son jeu sur un terrain de baseball. Son costume est impeccablement coupé, il est manucuré, et du haut de son mètre quatre-vingt-huit il paraît aussi mince et agile que le jour où il a posé pour le portrait accroché dans le restaurant et qui le montre, il y a vingt ans, faisant face au lanceur, suivant de tout son corps le mouvement de sa batte. Ses cheveux gris commencent tout juste à s’éclaircir sur le dessus du crâne, et son visage a de petites rides aux bons endroits. Autrefois, aussi crispé et soucieux que celui d’un matador, son visage est maintenant plus détendu, même si, comme c’est le cas aujourd’hui, la tension peut à tout moment resurgir. Il fume alors cigarette sur cigarette, et fait par moments les cent pas en observant les gens qui passent sous la fenêtre. Quelque part dans cette foule, il y a un homme qu’il ne souhaite pas rencontrer. Cet homme a fait la connaissance de DiMaggio à New York. Cette semaine, il est à San Francisco et a laissé plusieurs messages par téléphone. Mais DiMaggio ne l’a jamais rappelé car il soupçonne que, sous couvert d’un projet sociologique fumeux pour lequel il est censé faire des recherches, cet homme veut en réalité fouiller dans sa vie privée et celle de son ancienne femme, Marilyn Monroe, ce que DiMaggio n’acceptera jamais. La blessure est encore vive quand il pense à la disparue, mais comme il garde cela pour lui, certains le croient indifférent. Un soir qu’il dînait dans un club, une femme qui avait bu s’est approchée de sa table, et voyant qu’il ne l’inviterait pas à se joindre à lui, elle lança : « D’accord, j’imagine que je ne suis pas Marilyn Monroe. » Il l’ignora. Mais comme elle insistait, il lui répondit en dominant mal sa colère : « Non. J’aimerais que ce soit le cas, mais ça ne l’est pas. » Le ton de sa voix la calma, et elle lui demanda : « Est-ce que je vous dis des choses qu’il ne faut pas dire ? — Le mal est déjà fait, répondit-il. Alors s’il vous plaît, pourriez-vous me laisser tranquille maintenant. » Ses amis du quai le comprennent. C’est pourquoi ils restent très prudents quand ils parlent de lui avec des étrangers. Ils savent bien que s’ils trahissaient un secret par inadvertance, il ne leur en ferait pas reproche, mais ne leur adresserait plus jamais la parole. Cette attitude est la conséquence du sentiment de jalousie possessive qu’il éprouve encore, d’où aussi les instructions qu’il a données après la mort de Marilyn pour que des fleurs fraîches soient « à jamais » placées sur sa tombe. Les quelques pêcheurs plus âgés qui connaissent DiMaggio depuis sa naissance se rappellent le petit garçon qui aidait son père à nettoyer son bateau, et le jeune homme qui s’éclipsait pour aller jouer au baseball sur les terrains couverts de sable des environs, en utilisant en guise de batte un aviron cassé. Son père, petit homme moustachu surnommé « Zio Pepe », oncle Pepe, piquait alors une colère, le traitant en italien de fainéant et de bon à rien. Mais en 1936, oncle Pepe était au milieu de la foule venue acclamer Joe DiMaggio lors de son retour à San Francisco après une première saison dans l’équipe des New York Yankees. Ce jour-là, il fut porté en triomphe par les pêcheurs tout le long de la jetée. Ces mêmes pêcheurs se souviennent également qu’en 1951, après sa retraite sportive, DiMaggio revint vivre avec Marilyn, sa deuxième épouse, tout près de leur quai. De temps en temps, tôt le matin, ils apercevaient le couple pêcher dans le bateau de DiMaggio, le Yankee Clipper, aujourd’hui sagement attaché à son anneau dans la marina ; le soir, Joe et Marilyn s’asseyaient sur la jetée pour bavarder. Ils se disputaient parfois aussi, les pêcheurs le savaient, et une nuit, sur la route venant de la jetée, certains virent Marilyn courir en larmes, en pleine crise d’hystérie, et Joe qui tentait de la rattraper. Mais les pêcheurs avaient fait semblant de ne rien voir, ce n’était pas leurs affaires. Ils savaient à quel point Joe insistait pour qu’elle reste à San Francisco, hors de portée des requins de Hollywood. Mais à l’époque elle était perdue et incapable de choisir. « C’était une enfant », disent-ils. À ce jour encore, DiMaggio déteste Los Angeles et la plupart des gens qui y vivent. Il n’adresse plus la parole à son ancien ami Frank Sinatra. Il bat froid à Dean Martin, Peter Lawford et surtout à l’ancienne femme de ce dernier, Pat, coupable d’avoir un jour donné cette réception au cours de laquelle elle présenta Marilyn Monroe à Robert Kennedy. Durant cette soirée, ils dansèrent beaucoup ensemble, et quelqu’un le rapporta à Joe qui le prit mal. D’après ses amis proches, il était alors particulièrement jaloux car Marilyn et lui avaient fait le projet de se remarier cette même année. Mais avant qu’ils aient pu mettre leur projet à exécution, elle était morte. DiMaggio interdit aux Lawford, à Sinatra et à plusieurs autres personnalités du Tout-Hollywood d’assister à son enterrement. Quand l’avocat de Marilyn se plaignit que ses amis à elle soient tenus à l’écart de la sorte, DiMaggio lui répondit d’un ton glacial : « Sans ces amis qui l’ont persuadée de rester à Hollywood, elle serait toujours en vie. » Joe DiMaggio passe maintenant la plus grande partie de l’année à San Francisco, et il ne se passe pas un jour sans que des touristes, remarquant le nom inscrit au fronton du restaurant, demandent aux hommes qui sont sur le quai s’il leur arrive de le voir. Bien sûr, disent-ils, pratiquement tous les jours ; non, ils ne l’ont pas encore vu ce matin, ajoutent-ils, mais il devrait arriver bientôt. Les touristes reprennent alors leur promenade le long du quai, flânent devant les étals des vendeurs de crabes, sous les mouettes qui tournoient dans le ciel, devant la baraque de fish’n’chips. Parfois ils s’arrêtent pour contempler un gros bateau fonçant à toute vapeur vers le pont du Golden Gate, lequel, à leur grand désarroi, est peint en rouge. Ils visitent ensuite le musée de cire, où l’on peut voir une effigie grandeur nature de DiMaggio en uniforme, puis ils traversent la rue et insèrent vingt-cinq cents dans le télescope argenté braqué sur l’ex-pénitencier fédéral de l’île d’Alcatraz. Ils retournent alors demander aux hommes s’ils ont aperçu DiMaggio. Pas encore, répondent-ils bien qu’ils aient tous noté la présence de la Chevrolet Impala bleue sur le parking jouxtant l’établissement. Quelquefois, des touristes pénètrent dans le restaurant, y déjeunent, et le voient tranquillement assis dans un coin, signant des autographes et se comportant de manière extrêmement courtoise avec tout un chacun. Certains autres jours, comme ce matin assez particulier où cet homme arrivé de New York a décidé de venir, il est tendu et sur ses gardes.   Ce texte est tiré de Sinatra a un rhume, à paraître aux éditions du Sous-sol le 6 mars. Il a été traduit par Michel Cordillot.
LE LIVRE
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Sinatra a un rhume de La saison silencieuse du héros, Editions du Sous-sol (coll. « Feuilleton Non-Fiction »)

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