Tout bien réfléchi
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La « torture propre » au grand jour

Des témoignages de prisonniers torturés par la CIA ont été déclassifiés cette semaine. Ce sont les premiers récits rendus publics de détenus soumis à ces pratiques. Ils décrivent le waterboarding, les menaces avec des perceuses, les positions à tenir pendant des heures… Toutes ces techniques censées rester invisibles aux yeux du monde sont l’apanage de la torture moderne, telle que pratiquée par les démocraties. Des supplices garantis sans trace (ou presque) que Julian Burnside décrit par le menu dans cet article traduit par Books en mai 2009.

 

Il doit y avoir une région de l’esprit humain qui jubile secrètement à l’idée de faire subir une souffrance insupportable. Sinon, comment expliquer le fait que toute civilisation en tout temps ait eu recours à la torture ? Comment expliquer la cruauté fanatique et la terrifiante ingéniosité propres à l’art du tortionnaire ?

Le livre de Darius Rejali passe en revue diverses méthodes de torture. Il est affligeant de constater qu’après avoir été confronté à mainte description de nombre des techniques employées, notre esprit tende à s’y accoutumer. La réaction d’horreur initiale se dégrade par étapes en une sorte de froid détachement, à mesure que se répète la description des détails des différentes formes de supplice. Peut-être est-ce le même mécanisme qui permet aux tortionnaires de survivre sans devenir fous. Mais, même au sein du monde dément de la torture, on trouve des principes directeurs et comme une taxinomie. La torture est soit évidente soit secrète ; elle s’affiche ou se nie ; vise à punir et mettre en garde, ou à extorquer des renseignements. Ce sont là les principaux paramètres d’analyse qu’emploie Rejali pour expliquer les styles de torture adoptés selon les pays et les époques de l’histoire.

Dans tous les pays

Certaines tortures manifestes requièrent un équipement spécialisé. Le chevalet dans sa forme d’origine était une estrade équipée d’enrouleurs à chaque angle. Dans ces enrouleurs passaient des cordes qu’on nouait aux chevilles et aux poignets de la victime. On manœuvrait lentement les rouleaux, écartelant la victime jusqu’au point où les articulations majeures cédaient. Un praticien maladroit ou malveillant pouvait arracher complètement les membres. Lors des premiers convois de Botany Bay, les soldats utilisaient le chat à neuf queues pour imposer obéissance et respect (1). C’était un fouet muni de neuf lanières de cuir, chacune lestée de petits morceaux de métal. Ce dispositif permet d’écorcher rapidement la victime jusqu’à l’os. La marine s’en servait depuis longtemps. Dans la version russe, il y a un crochet à l’extrémité de chaque sangle.

La torture a deux objectifs principaux. Le premier est d’inspirer la terreur afin d’obtenir obéissance et respect envers les lois et l’autorité. Pour atteindre ce but, elle doit laisser des traces visibles. Flageller, percer, estropier, marquer au fer y contribuaient utilement, et on trouve maints exemples de telles pratiques. Au début de l’histoire coloniale américaine, la marque au fer rouge était en vogue. Par exemple, on marquait les forçats d’une initiale indiquant la nature de leur crime : SS pour voleur d’esclave (slave stealer), B pour blasphémateur, et ainsi de suite. La marque était faite sur la main, de sorte que l’infamie s’affichait clairement quand ils la levaient pour prêter serment – pratique toujours en vigueur dans les tribunaux américains. Même si la plupart des États ont procédé ainsi au cours de leur histoire, les résultats ont été médiocres. L’usage de la torture laissant des marques visibles, destinée à inspirer soumission et respect, semble avoir été un échec.

De nos jours la torture est généralement tenue pour abjecte et est interdite par une Convention (2). D’où la thèse centrale du livre de Rejali : puisqu’il est mal de torturer, mais que nous éprouvons le besoin de le faire, il faut pratiquer la torture sans qu’elle se voie.

Rejali construit un dossier solide pour démontrer que la torture invisible se pratique quasiment dans tous les pays du monde. En 2000, un agent de police cambodgien dit à sa victime : « Ça ne laissera aucune trace. Personne ne te croira. » Telle est la philosophie des tortionnaires modernes. Elle dévoile une vérité profonde : nous condamnons la torture mais nous l’employons, aussi faut-il pouvoir nier son usage de manière plausible. Il existe une variante remarquable de l’argument : nous condamnons la torture, mais nous en redéfinissons le sens de manière à pouvoir encore nous en servir. Ces dernières années, cette méthode a eu la faveur des Américains.

Efficacité douteuse

Des instruments tels que le chevalet ou le chat à neuf queues présentent un léger inconvénient pour les usagers actuels : ils ont été dessinés dans un but précis, lequel est sans équivoque. Pour la torture qui ne laisse pas de traces, l’équipement doit être d’apparence bénigne ou être clairement adapté à un usage légitime.

Que la torture soit ou non destinée à laisser des traces, la deuxième raison majeure d’y recourir est la recherche d’informations. Certains commentateurs sont tentés d’en défendre la légitimité en cas d’urgence – l’hypothèse de la bombe à retardement. Tel un animal vaincu remontant de sa tanière, le débat sur la torture a refait surface après l’attaque du 11-Septembre contre les États-Unis, au moment où la question des droits de l’homme semblait enfin près d’être prise au sérieux. Aujourd’hui, certains avocats de la torture adhèrent ouvertement à l’idée de l’autoriser comme un élément de la « guerre contre le terrorisme ». On peut penser que cette prise de position repose, comme souvent, plus sur un désir que sur un savoir. Tolérer la torture au nom de l’urgence des informations à obtenir n’a pas de justification rationnelle. Il n’y a quasiment aucune preuve que la torture permette d’obtenir des informations fiables. Rejali analyse avec soin des cas documentés (l’Algérie française des années 1950, l’Irlande du Nord des années 1970, l’Irak et Guantanamo plus récemment) et démontre que, d’une manière générale, les informations obtenues sont inférieures en qualité à celles recueillies légalement par des méthodes policières orthodoxes. C’est là une vérité intuitive : la plupart d’entre nous diraient tout et n’importe quoi pour mettre fin à la douleur. Raison pour laquelle les tribunaux refusent d’admettre comme preuve les aveux obtenus par la force.

Néanmoins, avec une dévotion touchante, les théoriciens de la bombe à retardement se font les avocats enthousiastes de la torture sans évaluer le rapport coûts/bénéfices. En même temps, ils revendiquent une certaine décence en rejetant l’idée de la torture visible, celle qui laisse des marques ou des mutilations embarrassantes. Ils promeuvent la torture « propre ». C’est la position adoptée par le ministère de la Justice américain quand il a donné son feu vert à des méthodes n’entraînant pas de défaillance d’organe ou la mort. Les démocraties occidentales ont l’estomac fragile dès qu’on parle de torture visible. D’autres pays ont progressivement délaissé la torture visible au profit de la torture « propre », non parce qu’ils se découvraient une nouvelle sensibilité mais parce que les ONG de défense des droits de l’homme sont partout sur le qui-vive, guettant les signes de mauvaises pratiques, et que l’aide internationale peut être influencée négativement par la publication d’un rapport.

On ne peut qu’être surpris et troublé d’apprendre quelle somme de souffrance il est possible d’infliger sans laisser de traces définitives. Rejali passe en revue toutes les techniques, et identifie les styles de torture préférés de diverses démocraties modernes. Les formes principales de torture ne laissant pas de traces visibles tombent dans les catégories suivantes : décharges électriques ; coups ; torture à l’eau ; suffocation ; jets d’air comprimé ; exercices destinés à épuiser ; postures contraignantes ; dispositifs positionnels ; contention ; médicaments et irritants ; privation de sommeil ; bruit. Chaque catégorie regroupe plusieurs formes distinctes de tortures. Rejali analyse chaque catégorie et chaque sous-catégorie avec une précision éprouvante.

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Le supplice de l’eau

Il est troublant de se voir rappeler les formes de torture « propres » qui ont été pratiquées au cours des six décennies ayant suivi la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et sont toujours en usage. Certaines formes sont moins manifestes que d’autres. La catégorie « dispositifs positionnels » inclut le supplice du drap mouillé. La tête de la victime est étroitement maintenue dans un drap humide. À mesure qu’il sèche, il rétrécit et comprime douloureusement la tête. Le « matraquage propre » inclut l’usage d’un sac de sable ou d’un tuyau de caoutchouc, mais aussi une méthode qui a servi pendant la guerre du Vietnam : la victime est placée debout dans un grand tonneau plein d’eau dont le tortionnaire frappe les parois à coups de maillet ; elle se met bientôt à saigner de la bouche, des yeux et des oreilles.

Le recours aux postures contraignantes est très répandu. La technique paraît assez innocente : on force la victime à rester immobile dans une position déterminée – debout, genoux fléchis, ou accroupie. Au bout de quelques heures, la douleur devient insupportable. La station debout prolongée fait enfler les membres jusqu’au double de leur dimension normale. Les prisonniers de Guantanamo entreront dans l’histoire comme étant restés accroupis jusqu’à dix-huit heures d’affilée. Une victime contrainte de rester dans la même position pendant plusieurs heures restera handicapée pendant des jours, mais le dommage n’est pas définitif.

Le supplice de l’eau connaît plusieurs variantes. Dans sa forme d’origine, la victime est attachée à une planche et plongée tête la première dans un container d’eau. On la ressort au moment où elle est près de se noyer. Dans une autre version du procédé, le visage de la victime immobilisée est enveloppé d’un linge sur lequel on verse de l’eau en permanence, de sorte que chaque inspiration envoie de l’eau dans l’estomac et les poumons. Dans les deux cas, le besoin physiologique de respirer induit rapidement une panique abjecte et une douleur atroce. D’autres tortures par l’eau consistent à en remplir l’estomac de la victime jusqu’à ce qu’il soit distendu au maximum, puis à exercer des pressions ou à lui sauter dessus, l’eau étant évacuée par la bouche et l’anus.

La suffocation à sec consiste à recouvrir la tête de la victime d’un sac en plastique, à le lui attacher autour du cou, pour le retirer juste avant qu’elle ne s’asphyxie. Dans l’une des variantes, on lui place un masque à gaz sur le visage et on obture le passage de l’air.

La méthode « propre » de loin la plus courante est la torture électrique. Une décharge bien calibrée provoque d’affreuses douleurs et handicape physiquement car elle oblige tous les muscles atteints à se contracter jusqu’aux limites de l’endurance. L’usage de la torture électrique s’est répandu rapidement chez les militaires parce que les communications au front utilisaient des téléphones alimentés par des magnétos. Une magnéto est un petit engin manuel qui fait tourner une bobine dans un champ magnétique fixe et génère ainsi de l’électricité. C’est la technique qui servait jadis à l’éclairage des bicyclettes.

Une magnéto peut produire un courant électrique suffisamment puissant pour faire très mal, sans aller jusqu’à tuer. Partout dans le monde, les tortionnaires ont fait de la torture électrique leur méthode préférée. La magnéto est moins répandue aujourd’hui, mais les bourreaux modernes disposent d’un large choix d’équipements électriques. Les forces de l’ordre ont généré un marché pour les armes électriques capables de maîtriser un suspect. Dans la gamme des méthodes policières, le pistolet électronique et autres Taser occupent une place de choix. Cependant, leur mise en vente libre comme armes d’autodéfense comporte un risque réel de les voir servir à d’autres fins.

Le choc de la publicité

L’instrument de torture emblématique du XVIIe siècle était le chevalet. Celui du XXIe sera l’électrotorture. L’image qui restera d’Abou Ghraib est celle d’un homme encapuchonné, les mains entourées de câbles électriques. Le monde a vu sur-le-champ qu’on torturait un prisonnier à l’électricité. Généraux et hommes politiques se sont dits horrifiés que de telles choses soient possibles. Mais ils le savaient parfaitement. Abou Ghraib n’est qu’un nouveau cas de torture destinée à ne pas laisser de traces. Les Américains la pratiquent depuis des décennies. Nous savons aujourd’hui qu’elle a été utilisée à Guantanamo dès le début.

Le choc provoqué par les photos d’Abou Ghraib vient de ce qu’elles ont été rendues publiques. À l’âge de la torture « propre », la publicité est aussi nuisible qu’un corps défiguré par un supplice évident. Les Américains, tiraillés entre la conviction que la torture propre est efficace et le désir de promouvoir leurs idéaux de liberté et de justice, ont tenté de redéfinir la torture pour rendre leurs méthodes acceptables. Ce qui a été officiellement (mais secrètement) autorisé à Guantanamo est bien pire que ce que l’on a vu sur la plupart des photos d’Abou Ghraib. L’horreur officielle inspirée par ces images était moins due à leur indécence qu’à la publicité qui leur était donnée. La torture moderne est secrète et fait l’objet d’un déni plausible. Abou Ghraib a enfreint cette règle cardinale.

Le livre de Rejali est d’une lecture pénible. Il vous entraîne dans des zones d’ombre dont on ne ressort pas intact. La vérité est que la torture est peut-être une façon pour des gens en colère ou sans culture de décharger leur rage, mais ce n’est pas un moyen efficace d’obtenir des renseignements fiables. Il est plus facile de comprendre l’esprit du tortionnaire, dont la colère ou le sadisme trouve un exutoire dans la torture, que de comprendre les hommes politiques et les généraux qui condamnent publiquement la torture mais cautionnent en secret son usage.

Ce texte est paru en août 2006. Il a été traduit par Dominique Goy-Blanquet.

 

 

Notes

1| Botany Bay, aujourd’hui à Sidney, était un lieu choisi par la marine britannique pour déporter des délinquants, à partir de 1779. (NdlR)

2| La Convention contre la torture a été adoptée par les Nations unies en 1984. Elle s’ajoute aux conventions de Genève de 1949. (NdlR)

LE LIVRE
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Torture et Democratie de Darius Rejali, Princeton University Press, 2009

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